L’aménagement du territoire

Publié le par Debordiana

«Et qui devient Seigneur d’une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu’il s’attende d’être détruit par elle, parce qu’elle a toujours pour refuge en ses rébellions le nom de la liberté et ses vieilles coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps ni pour aucun bienfait ne s’oublieront jamais. Et pour chose qu’on y fasse ou qu’on y pourvoie, si ce n’est d’en chasser ou d’en disperser les habitants, ils n’oublieront point ce nom ni ces coutumes…»
MACHIAVEL, Le Prince.

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La production capitaliste a unifié l’espace, qui n’est plus limité par des sociétés extérieures. Cette unification est en même temps un processus extensif et intensif de banalisation. L’accumulation des marchandises produites en série pour l’espace abstrait du marché, de même qu’elle devait briser toutes les barrières régionales et légales, et toutes les restrictions corporatives du moyen âge qui maintenaient la qualité de la production artisanale, devait aussi dissoudre l’autonomie et la qualité des lieux. Cette puissance d’homogénéisation est la grosse artillerie qui a fait tomber toutes les murailles de Chine.

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C’est pour devenir toujours plus identique à lui-même, pour se rapprocher au mieux de la monotonie immobile, que lespace libre de la marchandise est désormais à tout instant modifié et reconstruit.

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Cette société qui supprime la distance géographique recueille intérieurement la distance, en tant que séparation spectaculaire.

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Sous-produit de la circulation des marchandises, la circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir daller voir ce qui est devenu banal. Laménagement économique de la fréquentation de lieux différents est déjà par lui-même la garantie de leur équivalence. La même modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi retiré la réalité de lespace.

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La société qui modèle tout son entourage a édifié sa technique spéciale pour travailler la base concrète de cet ensemble de tâches : son territoire même. Lurbanisme est cette prise de possession de lenvironnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de lespace comme son propre décor.

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La nécessité capitaliste satisfaite dans lurbanisme, en tant que glaciation visible de la vie, peut sexprimer — en employant des termes hégéliens — comme la prédominance absolue de «la paisible coexistence de lespace» sur «linquiet devenir dans la succession du temps».

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Si toutes les forces techniques de léconomie capitaliste doivent être comprises comme opérant des séparations, dans le cas de lurbanisme on a affaire à léquipement de leur base générale, au traitement du sol qui convient à leur déploiement ; à la technique même de la séparation.

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Lurbanisme est laccomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir de classe : le maintien de latomisation des travailleurs que les conditions urbaines de production avaient dangereusement rassemblés. La lutte constante qui a dû être menée contre tous les aspects de cette possibilité de rencontre trouve dans lurbanisme son champ privilégié. Leffort de tous les pouvoirs établis, depuis les expériences de la Révolution française, pour accroître les moyens de maintenir lordre dans la rue, culmine finalement dans la suppression de la rue. «Avec les moyens de communication de masse sur de grandes distances, lisolement de la population sest avéré un moyen de contrôle beaucoup plus efficace», constate Lewis Mumford dans La Cité à travers lhistoire. Mais le mouvement général de lisolement, qui est la réalité de lurbanisme, doit aussi contenir une réintégration contrôlée des travailleurs, selon les nécessités planifiables de la production et de la consommation. Lintégration au système doit ressaisir les individus en tant quindividus isolés ensemble : les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les «grands ensembles», sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudo-collectivité qui accompagne aussi lindividu isolé dans la cellule familiale : lemploi généralisé des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement se retrouve peuplé des images dominantes, images qui par cet isolement seulement acquièrent leur pleine puissance.

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Pour la première fois une architecture nouvelle, qui à chaque époque antérieure était réservée à la satisfaction des classes dominantes, se trouve directement destinée aux pauvres. La misère formelle et lextension gigantesque de cette nouvelle expérience dhabitat proviennent ensemble de son caractère de masse, qui est impliquée à la fois par sa destination et par les conditions modernes de construction. La décision autoritaire, qui aménage abstraitement le territoire en territoire de labstraction, est évidemment au centre de ces conditions modernes de construction. La même architecture apparaît partout où commence lindustrialisation des pays à cet égard arriérés, comme terrain adéquat au nouveau genre dexistence sociale quil sagit dy implanter. Aussi nettement que dans les questions de larmement thermonucléaire ou de la natalité — ceci atteignant déjà la possibilité dune manipulation de lhérédité — le seuil franchi dans la croissance du pouvoir matériel de la société, et le retard de la domination consciente de ce pouvoir, sont étalés dans lurbanisme.

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Le moment présent est déjà celui de lautodestruction du milieu urbain. Léclatement des villes sur les campagnes recouvertes de «masses informes de résidus urbains» (Lewis Mumford) est, dune façon immédiate, présidé par les impératifs de la consommation. La dictature de lautomobile, produit-pilote de la première phase de labondance marchande, sest inscrite dans le terrain avec la domination de lautoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée. En même temps, les moments de réorganisation inachevée du tissu urbain se polarisent passagèrement autour des «usines de distribution» que sont les supermarkets géants édifiés sur terrain nu, sur un socle de parking ; et ces temples de la consommation précipitée sont eux-mêmes en fuite dans le mouvement centrifuge, qui les repousse à mesure quils deviennent à leur tour des centres secondaires surchargés, parce quils ont amené une recomposition partielle de lagglomération. Mais lorganisation technique de la consommation nest quau premier plan de la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à se consommer elle-même.

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Lhistoire économique, qui sest tout entière développée autour de lopposition ville-campagne, est parvenue à un stade de succès qui annule à la fois les deux termes. La paralysie actuelle du développement historique total, au profit de la seule poursuite du mouvement indépendant de léconomie, fait du moment où commencent à disparaître la ville et la campagne, non le dépassement de leur scission, mais leur effondrement simultané. Lusure réciproque de la ville et de la campagne, produit de la défaillance du mouvement historique par lequel la réalité urbaine existante devrait être surmontée, apparaît dans ce mélange éclectique de leurs éléments décomposés, qui recouvre les zones les plus avancées de lindustrialisation.

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Lhistoire universelle est née dans les villes, et elle est devenue majeure au moment de la victoire décisive de la ville sur la campagne. Marx considère comme un des plus grands mérites révolutionnaires de la bourgeoisie ce fait qu«elle a soumis la campagne à la ville», dont lair émancipe. Mais si lhistoire de la ville est lhistoire de la liberté, elle a été aussi celle de la tyrannie, de ladministration étatique qui contrôle la campagne et la ville même. La ville na pu être encore que le terrain de lutte de la liberté historique, et non sa possession. La ville est le milieu de lhistoire parce quelle est à la fois concentration du pouvoir social, qui rend possible lentreprise historique, et conscience du passé. La tendance présente à la liquidation de la ville ne fait donc quexprimer dune autre manière le retard dune subordination de léconomie à la conscience historique, dune unification de la société ressaisissant les pouvoirs qui se sont détachés delle.

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«La campagne montre justement le fait contraire, lisolement et la séparation» (Idéologie allemande). Lurbanisme qui détruit les villes reconstitue une pseudo-campagne, dans laquelle se sont perdus aussi bien les rapports naturels de la campagne ancienne que les rapports sociaux directs et directement mis en question de la ville historique. Cest une nouvelle paysannerie factice qui sest recréée par les conditions dhabitat et de contrôle spectaculaire dans lactuel «territoire aménagé» : léparpillement dans lespace et la mentalité bornée, qui ont toujours empêché la paysannerie dentreprendre une action indépendante et de saffirmer comme puissance historique créatrice, redeviennent la caractérisation des producteurs — le mouvement dun monde quils fabriquent eux-mêmes restant aussi complètement hors de leur portée que létait le rythme naturel des travaux pour la société agraire. Mais quand cette paysannerie, qui fût linébranlable base du «despotisme oriental», et dont lémiettement même appelait la centralisation bureaucratique, reparaît comme produit des conditions daccroissement de la bureaucratisation étatique moderne, son apathie a dû être maintenant historiquement fabriquée et entretenue ; lignorance naturelle a fait place au spectacle organisé de lerreur. Les «villes nouvelles» de la pseudo-paysannerie technologique inscrivent clairement dans le terrain la rupture avec le temps historique sur lequel elles sont bâties ; leur devise peut être : «Ici même, il narrivera jamais rien, et rien ny est jamais arrivé.» Cest bien évidemment parce que lhistoire quil faut délivrer dans les villes ny a pas été encore délivrée, que les forces de labsence historique commencent à composer leur propre paysage exclusif.

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Lhistoire qui menace ce monde crépusculaire est aussi la force qui peut soumettre lespace au temps vécu. La révolution prolétarienne est cette critique de la géographie humaine à travers laquelle les individus et les communautés ont à construire les sites et les événements correspondant à lappropriation, non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale. Dans cet espace mouvant du jeu, et des variations librement choisies des règles du jeu, lautonomie du lieu peut se retrouver, sans réintroduire un attachement exclusif au sol, et par là ramener la réalité du voyage, et de la vie comprise comme un voyage ayant en lui-même tout son sens.

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La plus grande idée révolutionnaire à propos de lurbanisme nest pas elle-même urbanistique, technologique ou esthétique. Cest la décision de reconstruire intégralement le territoire selon les besoins du pouvoir des Conseils de travailleurs, de la dictature anti-étatique du prolétariat, du dialogue exécutoire. Et le pouvoir des Conseils, qui ne peut être effectif quen transformant la totalité des conditions existantes, ne pourra sassigner une moindre tâche s’il veut être reconnu et se reconnaître lui-même dans son monde.

Septième chapitre du livre de Guy DEBORD,
La Société du spectacle, novembre 1967.


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L’aménagement du territoire (La Société du spectacle, novembre 1967)

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