Lettre de Dakar

 

À un mois du prochain spectacle contestataire du «FSM»  , c’est d’abord dans l’espoir qu’elle puisse servir à rafraîchir la mémoire historique des Sénégalais que le Jura Libertaire met en ligne cette «réédition» d’une Lettre de Dakar publiée par Champ Libre en 1978, présentée maintenant par Daouda Camara.
C’est aussi  en soutien aux camarades en lutte du Mali qu’il faut lire ce texte, après avoir vu leur film Depuis l’école publique de Djélibougou. En effet, comment ne pas être frappé par l’extraordinaire coïncidence de cette «autre bombe de Bamako», le 5 janvier contre l’ambassade de France ? Le spectacle a semble-t-il songé pendant quelques heures à utiliser cet «attentat» dans le cadre de sa propagande «antiterroriste», avant de se raviser en parlant d’«acte isolé» ; sans doute se sera-t-on soudain rendu compte qu’il y avait plus à perdre qu’à gagner à attirer tous les regards sur Bamako…
Le Jura Libertaire et ses amis.


Voici la reproduction intégrale d’un texte écrit dans les geôles de Senghor par un «groupe autonome» sénégalais, publié à Paris en 1978 (éd. Champ Libre), et qui, épuisé depuis longtemps, était devenu quasiment introuvable. Malgré une certaine lourdeur de style typique de son époque, il mérite assurément d’être lu encore aujourd’hui, comme document historique sur les luttes au Sénégal durant les «années rouges» 1968-1973 ; comme autocritique de la tendance la plus radicale des militants «anti-impérialistes» de ce temps (qui se voyaient alors confrontés directement et en permanence aux dangereuses, sinon criminelles illusions du fanatisme maoïste des «élites» intellectuelles du moment, comme aujourd’hui le larbinisme «altermondialiste» de ceux qui lèchent les bottes des mafieux au pouvoir pour en obtenir quelques inutiles réformettes, ou plutôt quelques ravalements de façade, ou bien seulement de l’argent en subventions) ; comme hommage, enfin, au camarade Omar Diop Blondin, assassiné sur l’ordre de Senghor, sinon directement de Foccart, en mai 1973 à la prison de Gorée. Il faut noter d’ailleurs que son assassinat a été le premier pas de la carrière politique… d’Abdoulaye Wade en personne, qui fut peut-être le seul membre de la classe dirigeante sénégalaise à oser dénoncer publiquement la version officielle du «suicide», ce qui le légitima durablement comme principal «opposant» au régime de Senghor-Diouf. Ainsi le fantôme d’Omar Diop Blondin hante encore non seulement l’île de Gorée, mais sûrement aussi l’esprit malade du vieux crocodile qui voudrait imposer sa propre dynastie héréditaire aux Sénégalais. Vive Omar Diop Blondin ! 
Daouda Camara

 

 

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À Omar «le grand»,
assassiné à la prison de Gorée
le 11 mai 1973,
et au petit Omar,
qui reçut son baptême du feu
ce même 11 mai 1973.

 

[Ce texte, adressé anonymement à Champ Libre, émane visiblement de la tendance la plus extrémiste du Sénégal d’aujourd’hui : la vérité de sa critique le prouve. (Note de l’Éditeur.)]


 

 

«Les prochaines révolutions ne peuvent trouver d’aide dans le monde qu’en s’attaquant au monde dans sa totalité.» — «Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et du monde entier», Internationale Situationniste, no 9.

«Et comme la nation… ne saurait succomber à cette crise suprême, au contraire elle en sortira dans un renouvellement et une renaissance, il y a lieu de se réjouir de tout ce qui pousse la maladie à son comble !» — Friedrich Engels, Situation de la classe laborieuse en Angleterre.

 

Le présent texte, qui ne prétend pas apporter de solutions définitives aux problèmes de la révolution au Sénégal, doit être considéré comme notre contribution d’éléments autonomes au «débat national» qui est censé s’instaurer au sein de la «gauche» (puisque, paraît-il, il n’y a pas de droite dans ce pays). Que personne, cependant, ne doute que ce texte — aboutissement d’un processus réel toujours en cours —, les idées et conclusions générales ici exposées trouveront leur vérification à l’épreuve des faits et qu’ils rencontreront bientôt leurs synonymes en actes.

 

Les auteurs de ce texte, qui ne sont ni des «têtes» ni des spécialistes de la révolution, dont l’expérience révolutionnaire et les connaissances générales sont ce qu’il y a de plus limité et restreint quand on prétend traiter de certains problèmes, et qui n’ont, certes, aucune qualité officielle pour le faire, ne tiennent leur mandat de représentants du «parti» prolétarien de personne, si ce n’est d’eux-mêmes ; et ils ne tirent leur arrogance et leur culot que de la misère et de la bêtise de nos temps. (Avec toute cette merde, autant tout péter.)

 

Ils considèrent que l’immensité de la tâche révolutionnaire d’aujourd’hui n’est qu’une incitation à être encore plus entreprenants et NÉGATIFS ; que certaines vérités sont bonnes à dire ENVERS ET CONTRE TOUS ; qu’il n’est pas besoin d’être un savant ou un génie pour se rendre compte qu’on se fout de notre gueule ! LE PROGRÈS RÉEL PASSE PAR LE DÉSORDRE TOTAL ; que c’est là où ça gémit que le bât blesse.

 

Dakar, le 28 avril 1976.
une Libre Association d’Individus Libres

 

 

 

I

 

Le pouvoir s’y est toujours entendu pour présenter le «groupe des incendiaires» d’abord comme un vulgaire regroupement-association-ramassis d’incendiaires, c’est-à-dire de malfaiteurs nuisibles à la communauté ; puis, devant l’inconsistance combien évidente de ce mensonge, comme une création directe de l’étranger, «communiste» en l’occurrence, lui, le GARANT PAR EXCELLENCE du capital-colonialisme occidental en Afrique. Les premières questions des interrogatoires menés dans les salles de torture de l’ex-P.J. par les flics-en-chef de cet organe étatique, portèrent immédiatement sur la nature de ses liens, quels qu’ils soient, avec l’étranger. D’ailleurs, lors de la tentative d’évasion manquée d’une partie des «incendiaires» en décembre 1971, ce con d’Ousmane Camara ne manquera pas l’occasion de dénoncer ce qu’il appellera «complot international». Même la présence parmi les inculpés d’un «assistant technique» français ne fit pas l’affaire.

 

Ce terrain ne lui étant décidément pas favorable, la clique au pouvoir tenta, par l’intimidation, de faire déclarer aux membres du groupe qu’ils étaient manipulés par de hautes personnalités du pays. Cette tendance était déjà latente lorsque, pris de court par les incendies du 15 au 16 janvier 1971 et incapable qu’elle était de trouver la moindre «piste» (comme diraient les débiles rédacteurs du Soleil), elle se rabattit sur ce pauvre bougre d’Iba Der Thiam qu’elle savait pertinemment (ne serait-ce qu’à cause de son gros ventre de syndicaliste !) incapable de tels actes. Ils eurent beau «investiguer», les policiers du régime ne trouvèrent aucun patron qui aurait si imprudemment investi quoi que ce soit dans un tel groupe.

 

Ils durent bien se rendre à l’évidence : l’existence et les actes de ce groupe n’étaient ni le fait de l’étranger ni d’une quelconque haute sphère politique en chômage, mais des membres de ce groupe eux-mêmes. Et c’est désormais à l’intérieur du groupe lui-même, que le pouvoir allait se frayer un chemin jusqu’à aboutir à ce qu’il nommera «brain trust». Déjà, lors de la parution du numéro de Dakar-Matin annonçant l’arrestation des membres du groupe, les premiers jalons étaient posés avec l’allusion à «deux membres d’une famille réputée pour ses idées extrémistes». C’est au processus réel, contradictoire, qui est analysé plus loin, que le pouvoir allait sciemment substituer le mythe «Blondin» (certains diront même «blondiniste»), dont il se sert comme illusion de l’effroi réel qu’il a d’abord tenté de cacher et qu’il a ensuite dû avouer. Car si le pouvoir a réussi à considérer différemment les auteurs de mêmes actes, c’est que la réalité de ce groupe lui rendait la tâche aisée, non pas que DEUX FRÈRES manipulaient le reste du groupe, mais plutôt parce que le groupe venait, avec l’arrestation de tous ses membres, d’atteindre le point d’explosion de l’antagonisme qui avait petit à petit opposé DEUX FRACTIONS en son sein.

 

Mais, par-delà tous ces mensonges, le pouvoir cherchait à cacher sa panique devant de telles manifestations de violence «pure et sans phrase» venant de la jeunesse sénégalaise. Ce pouvoir, qui jusqu’ici a toujours réussi à digérer ou à liquider ses opposants et qui en tirait (non sans raison) une certaine arrogance et un certain mépris, se trouvait désarçonné une fois placé sur un terrain où le «dialogue» et autres «palabres africaines» ne lui sont d’aucun secours.

 

Ce que les commissaires de la P.J. furent bien contraints de reconnaître et durent transmettre à leurs «supérieurs hiérarchiques», c’est la réalité d’une subversion qu’ils savaient ne pas pouvoir récupérer comme les autres ; c’est la réalité du cauchemar que certain tentait de refouler en parlant des «enfants terribles de la nation».

 

Ce qui, d’emblée, déconcertait le pouvoir, c’était bien moins les actes en eux-mêmes (expropriation, incendies et tentative d’attaque du cortège Pompidou) que la disproportion aussi flagrante entre les «moyens» inexistants à tous égards de ce groupe et ses ambitions et buts déclarés, c’est-à-dire le caractère à tous points de vue SUICIDAIRE d’une telle entreprise. C’était le contraste combien évident entre la naïveté des membres de ce groupe et la gravité réelle des problèmes qu’ils mettaient aussi crûment à nu : en attestent les meetings et débats que provoquèrent partout l’arrestation du 5 février 1971 et les justifications que le régime dut fournir pour les lourdes peines qu’il prononça six mois plus tard. Ce que le pouvoir dut reconnaître et décider de punir le plus sévèrement possible, ce sont les premiers pas d’une subversion de type nouveau qui secoue toutes les classes dirigeantes du monde actuel.

 

La qualité première que nous reconnaissons à ce groupe, sa seule signification historique notable, fut d’avoir exprimé de façon orageuse (la seule qui convenait en de telles circonstances) la crise du mouvement révolutionnaire sénégalais et les premières tentatives encore faussement conscientes de son dépassement radical. La seule victoire réelle du «groupe des incendiaires» fut, tout simplement, d’avoir existé.


 

 

II

 

Le mouvement «révolutionnaire» a jusqu’ici été le monopole non tant de petits-bourgeois au vrai sens du terme que d’élites bureaucratiques. Celles-ci, quelles que soient leurs tendances particulières déclarées au sein du processus d’adaptation auquel le système capitaliste mondial s’est trouvé contraint de recourir pour faire face aux premiers grondements sourds des victimes de l’accumulation primitive coloniale, ces élites donc ont joué un rôle de SUBSTITUTION : créées pour constituer le relais entre l’État colonial et les masses indigènes, les élites sous-développées devaient, suivant le radicalisme des mouvements de masse locaux, assurer le maintien ou la réforme de l’État colonial, mais absolument pas abattre l’État en tant que tel.

 

Créées à l’image de leurs anciens maîtres, les élites sous-développées, qui n’eurent d’autres moyens de promotion sociale que l’État colonial, ne doivent leurs TITRES AFFICHÉS à aucune des «hautes luttes» de la bourgeoisie européenne contre le féodalisme. Elles n’eurent à créer aucune des merveilles de celles-ci : leurs aînées avaient déjà envahi la totalité du globe !

 

Alors que la folie accumulative capitaliste «à travers le sang et la boue», achevait de lever ses nouveaux fossoyeurs «outre-mer», et ainsi de créer les conditions mondiales de la révolution prolétarienne, les élites sous-développées n’ont fait qu’enfourcher ce cheval de bataille encore NATIONALISTE et ainsi, une fois au pouvoir, démontrer le caractère fallacieux de telles victoires par les collusions les plus criardes avec leurs anciens maîtres. C’est qu’en vue d’INSTAURER une économie moderne, comme c’est le vœu déclaré de tous, un pays non industrialisé a nécessairement besoin, à plus ou moins court terme, des pays développés. Ceci permet de mieux comprendre l’identité fondamentale de l’État, du capital et de l’élitisme.

 

Cette situation FONDAMENTALEMENT DÉPENDANTE ET INFÉRIEURE est la base de la caractéristique suivante des États sous-développés actuels, particulièrement en Afrique : leurs créations et leurs contradictions sont toutes affectées d’un certain coefficient de MÉDIOCRITÉ. C’est là un caractère typique des reproductions miniaturisées du capitalisme occidental, car ce ne sont que des caricatures autant de son libéralisme que de son fascisme ou de son prétendu communisme. Et les avatars en sont nombreux, quotidiens et d’autant plus lourds pour les masses. (Cf. Mao, «Rattraper l’Angleterre en vingt ans», lors du «grand bond en avant» de 1958.)

 

Vu l’ignorance sciemment entretenue des masses africaines, les élites sous-développées n’ont jamais pu concevoir la révolution comme l’œuvre des masses elles-mêmes. Pour elles, l’«auto-émancipation des travailleurs» est vide de sens. Elles n’ont jamais pu concevoir leur rôle dans la révolution qu’en tant que dirigeants de celle-ci, car cela correspondait en fait à leur qualité de cadres subalternes aspirant à s’élever dans un appareil d’État jusqu’alors aux mains de l’étranger. Voilà la base de la pénétration si prompte du léninisme dans ces couches ; c’était, pour elles, la confirmation IDÉOLOGIQUE dont elles avaient besoin.

 

Le léninisme, qui considère que la conscience révolutionnaire ne peut être le fait des masses elles-mêmes, qu’elle ne peut qu’être apportée de l’extérieur par les intellectuels, a trouvé dans le parti hypercentralisé et hiérarchisé le moyen par lequel son but premier pouvait être atteint : la prise du pouvoir.

 

On voit d’emblée l’attrait qu’il a pu constituer pour les longues dents de nos élites. N’aspirant qu’à prendre la place de leurs maîtres étrangers, elles se sont jetées dessus et en ont fait leur présupposé ; déclaré ou non.

 

Cependant, le léninisme et son expression achevée, le totalitarisme stalinien, nous parvenaient bien longtemps après 1917 et alors que le prolétariat mondial, à commencer par celui de la Russie même, avait été écrasé dans le sang et la calomnie par ceux-là qui avaient dirigé la première révolution prolétarienne DÉCLARÉE VICTORIEUSE.

 

En Union Soviétique même, il faut citer le massacre des prolétaires de Cronstadt — qui furent réputés pour leur âpreté au combat et leur dévouement total partout où ce fut nécessaire avant 1917 et dans les années qui suivront — par Lénine, Kamenev et aussi Trotsky, les nouveaux propriétaires de la révolution. C’est un bien triste sort que celui du prolétariat de Cronstadt, fer de lance de la révolution, qui périt par les mains de ceux-là mêmes qu’il avait si puissamment contribué à placer au pouvoir ! Les léninistes, à commencer par Lénine lui-même, dont les explications ultérieures successives à propos de cet événement se contredisent les unes les autres, pourront bien raconter tout ce qu’ils voudront, nous nous refusons à croire que la révolution prolétarienne se fait en tirant sur le prolétariat.

 

En Europe, la révolution allemande de 1919-1923 fut sacrifiée aux opportunités tactiques de la politique étrangère du «premier État socialiste». Sans parler du rôle important joué par la Russie stalinienne dans la défaite du prolétariat espagnol en 1936 ou de l’écrasement de la révolution hongroise de 1956 par l’armée soviétique, sur suggestion du Parti communiste chinois.

 

En Asie, il y a l’inqualifiable sabotage systématique de la révolution de 1925-1927 en Chine, qui a vu la crème, les meilleurs des prolétaires chinois anéantis pour de longues décennies par l’action concertée du P.C.U.S., du P.C.C., et de Chang Kaï-Chek, et où Chou En-Laï (personne ne l’oublie) joua un sale rôle.

 

Nous ne nous étendrons pas plus longtemps sur une énumération qui risque de se révéler fastidieuse, d’autant plus que d’autres ont déjà amplement traité de ces divers sujets, et mieux. Un minimum de connaissances historiques, d’honnêteté et de lucidité suffirait à n’importe qui pour se rendre à l’évidence que tout cela n’avait de révolutionnaire que l’apparence, et que même celle-ci s’est effondrée pour faire place à une trivialité contre-révolutionnaire chaque jour plus éclatante.

 

Si cela devient toujours plus clair et flagrant pour le prolétariat mondial, il en est tout autrement des élites de nos pays qui reçurent le marxisme, le léninisme et le stalinisme tels qu’ils se présentèrent eux-mêmes, c’est-à-dire comme porte-parole attitrés du prolétariat mondial, et qui continuent à les encenser de tous les qualificatifs élogieux traditionnels à la gloire des bureaucrates en chef. Si le caractère subversif de la théorie de Marx est interdit à ces consommateurs d’idéologie, c’est avant tout parce que ceux-ci ne peuvent pas trouver d’attrait à ce qui leur est nuisible.

 

Les partis politiques et «mouvements» hiérarchisés furent les instruments privilégiés de ces élites dans leurs luttes contre leurs maîtres occidentaux, particulièrement au Sénégal qui en a connu une foule. La clientèle de ces partis fut principalement constituée de cadres subalternes et moyens du régime colonial, des autochtones privilégiés, des diplômés des Sorbonnes et autres «écoles des fils de chefs» pour lesquels ils devenaient le tremplin idéal vers les postes correspondants de la hiérarchie étatique : avant l’indépendance, les partis étaient l’écran entre les masses et les colons ; après celle-ci, ils devinrent la soupape de sûreté de la clique au pouvoir.

 

Dans la pléthore de partis que nous connûmes à cette époque, nous nous arrêterons au «Parti africain de l’indépendance» (P.A.I.), déclaré marxiste-léniniste et qui constitue un exemple achevé du stade atteint par les avortons sous-développés de la bureaucratie internationale.

 

Ce parti, qui regroupa des intellectuels, quelques ouvriers et des chômeurs, entretint, aux moments décisifs de la lutte pour l’indépendance, par sa politique de collaboration de classe avec les forces féodalo-maraboutiques et les partis bourgeois de type P.R.A., des illusions qui s’avérèrent fatales aux masses. Le fait que le P.A.I. faisait campagne pour l’indépendance immédiate, avec l’unique but d’une appropriation privative des principaux postes de l’État légués par les colons, est mis en relief par l’acuité des intrigues et des manœuvres en son sein même pour le contrôle de la direction. Ce sont les comptes à régler, récriminations acerbes, rancœurs et haines tenaces traînés depuis cette époque par ce qu’il nous faut bien qualifier d’impuissance générale, qui tiennent lieu d’héritage aux «jeunes» d’aujourd’hui. Il est bien compréhensible que, préoccupés par de tels problèmes, le P.A.I. et ses militants devaient très vite sombrer dans la désagrégation dès les premiers coups de la répression. Certains passèrent tout simplement, avec armes et bagages, dans le camp du pouvoir pour être mis à la tête de la «chasse aux sorcières» contre leurs anciens comparses. Leur collaboration-concurrence avec le P.R.A. fut une rivalité pour savoir qui serait le plus conséquent dans la tromperie des masses et les coups bas aux compagnons-adversaires. Une fois dissous, et adaptant enfin son langage à sa pratique et à ses aspirations réelles, le P.A.I. (les éléments déjà épars qui le constituaient) adopta la stratégie typiquement moscoutaire de l’infiltration «clandestine» de l’appareil d’État et des organisations syndicales (U.N.T.S.) et estudiantines (U.E.D., U.D.E.S. et autres), où ces requins sans dents se retrouvèrent bien sûr aux premières loges.

 

Les événements révolutionnaires de mai-juin 1968 à Dakar constituent un bon exemple de leurs méthodes et agissements quand les masses décident de prendre la parole : ils révèlent que cette opposition n’est en fait qu’une rivalité pour le même pouvoir et que, quand bien même celle-ci en arrive à la violence par suite de divergences réelles mais INTERNES, l’opposition partage avec le pouvoir actuel une communauté fondamentale d’intérêts pour barrer la route aux véritables forces porteuses du nouveau.

 

Précisons d’emblée que les organisations syndicalistes et estudiantines noyautées par l’opposition, P.A.I., P.R.A. and Co., ont tout fait pour éviter un affrontement avec les forces policières qui encerclaient la cité universitaire de Dakar. Tous les procédés furent employés, depuis la démobilisation plus ou moins ouverte-camouflée au moyen de longs discours inutiles et temporisateurs au cours des meetings qui se tinrent, les activités de division et de dissection parmi les étudiants, l’orientation des objectifs du mouvement vers les négociations avec les autorités universitaires, l’exigence expresse de l’expulsion hors du campus des jeunes chômeurs lumpen et même des travailleurs qui, sentant le vent prendre des intonations violentes, étaient accourus auprès de ces mêmes autorités, jusqu’au sabotage pur et simple de la préparation par les étudiants des facultés des sciences d’un véhicule chargé d’explosifs fabriqués artisanalement.

 

Prenant, bien évidemment, du poil de la bête, le régime, se croyant en position de force, jeta ses troupes sur les étudiants (au mépris, cela va sans dire, du respect de la moindre franchise universitaire), se livrant à un carnage appelé «évacuation» qui ne rencontra pratiquement pas de résistance. Mais ce faisant, le régime allait déclencher des réactions qu’il reconnaîtra d’emblée comme dangereuses : l’intervention libre de la classe ouvrière indignée, d’abord contre le syndicat U.N.T.S., et l’entrée dans le parti de l’ensemble de la population déshéritée, principalement de la jeunesse.

 

Excédée par la situation de famine qui lui est faite, indignée par la répression des étudiants où elle trouva le sens premier de sa révolte, la classe ouvrière, qui sentait déjà confusément que des conditions se créaient en sa faveur, riposta dans les termes et moyens qui lui sont propres. Alors que le ton montait depuis le début de l’année, elle imposa la réunion de la centrale syndicale U.N.T.S. dirigée par les fragments épars issus de la désintégration du P.A.I. et autres. À cette occasion, les ouvriers cheminots, marins, employés, etc., syndiqués ou non, faisant véritablement le siège de la Bourse du travail, imposèrent à ces messieurs, qui passaient la soirée en palabres et en contacts avec le pouvoir, la déclaration de la grève générale. La direction syndicale ne put rien faire d’autre que d’entériner cette décision de la base et d’autres éléments venus des quartiers avoisinants, car ceux-ci étaient décidés à agir et rien n’aurait pu les en empêcher. Le soir même, le pays pouvait être considéré comme immobilisé, car le travail ne reprit ni le lendemain ni les jours suivants dans les principales villes du Sénégal.

 

Si la «grève générale» faisait bien partie de la «stratégie» déclarée du P.A.I. et de ses idéologues, elle ne se termina pas par la démission de Senghor, et leur auto-investigation aux postes dirigeants de l’État, conformément aux vœux pieux de ces piètres stratèges : la grève générale, qui fut sauvage, embrasa les quartiers populaires des principales villes, et d’abord ceux de Dakar, où le signal avait été donné pour deux jours d’émeutes, de pillages et de destruction des signes du pouvoir dominant. Ceci entraîna l’intervention active du corps expéditionnaire français basé à Dakar pour refouler les émeutiers hors du quartier d’affaires et d’étalage des marchandises qu’est le Plateau. À Saint-Louis, des quartiers entiers furent tenus par la jeunesse et les déshérités sans que les forces de répression, faute d’ordres venant d’en haut (les membres de la clique dirigeante ayant fini par se terrer chez eux sous bonne garde !), puissent intervenir efficacement. Le pouvoir avait, dans sa maladresse, réveillé chez les masses populaires des bas quartiers les déjà anciennes traditions d’émeutes où les femmes se mêlent de ces choses avec toute la fougue qu’on leur connaît.

 

Mais la pointe acérée, le fer de lance de cet assaut fut incontestablement la jeunesse, et précisément les jeunes chômeurs et vagabonds. La violence, le radicalisme spontané et la créativité subversive dont elle fit preuve sont à la mesure de sa misère quotidienne, et c’est justement ces qualités qui gênèrent tous les pouvoirs constitués. Une telle démonstration de force, juste au moment où le «centre» français commençait seulement de se rétablir de son long cauchemar estival, avait tout pour mettre la classe dirigeante dans le plus grand effroi.

 

Lorsque le pouvoir vint accueillir les syndicalistes à la Bourse du travail à coups de bombes lacrymogènes, il ne les réprimait pas pour avoir ordonné ou même suscité la grève générale, puisqu’il savait comme chacun qu’il n’en était rien. La bureaucratie syndicaliste fut arrêtée justement pour s’être montrée incapable d’empêcher les travailleurs d’agir.

 

Mais se ravisant promptement, le pouvoir s’empressa de libérer syndicalistes, étudiants et élèves arrêtés, et, après quelques conciliabules avec les leaders, la première tâche assignée à ces derniers fut de parcourir le pays pour faire cesser les grèves qui touchaient, outre les étudiants de Dakar, tous les élèves du pays, les entreprises tant étrangères qu’étatiques ou celles tenues par des particuliers sénégalais. Le gouvernement ira même jusqu’à mettre à la disposition des dirigeants, voitures, billets d’avion, laissez-passer et autres privilèges étatiques. Inutile de dire que, une fois ce travail accompli, les masses travailleuses endormies par les promesses de leurs dirigeants, n’eurent aucune satisfaction à leurs revendications. Mais comme par hasard, du coup, la bureaucratie syndicalo-estudiantine fut reconnue comme «interlocuteur valable», et des parcelles de pouvoir dans les instances étatiques ou universitaires lui furent, enfin, officiellement dévolues. Nous ne parlerons pas, bien sûr, des cas plus ou moins ouverts de corruption, monnaie courante dans de tels milieux, en de telles circonstances. Cependant, l’opposition ne jouira pas longtemps de ces miettes. Le pouvoir, une fois bien rétabli et ayant apparemment repris de l’assurance, décidera tout simplement de se débarrasser de ces intermédiaires incapables, et donc inutiles.

 

Une des principales limites de juin 1968 à Dakar et dans les grandes cités fut l’antagonisme entre la ville et la campagne. On sait que la clique au pouvoir utilisa, pour la restauration de l’ordre, des groupes de paysans armés de lances et d’arcs, agissant par la volonté de leur marabout. Aussi, à ce propos, est-il nécessaire d’émettre quelques avis sur la paysannerie et ses capacités historiques.

 

L’on serait tenté, compte tenu du poids de l’agriculture dans les systèmes colonial et post-colonial, et du fait de l’importance numérique de la paysannerie, de lui attribuer un rôle qu’elle ne peut tenir. Les gauchistes et bourgeois maoïstes qui prônent, telle quelle, la théorie de l’«encerclement des villes par les campagnes» oublient seulement ce fait : qu’en Chine, à partir de 1927, et jusqu’à 1949, le prolétariat en tant que classe ne joua pratiquement plus aucun rôle notable, puisqu’il venait d’être cyniquement envoyé au massacre par le parti communiste. C’est pourquoi l’idéologie maoïste forgée à partir de la pratique de la lutte dans les campagnes, qui veut faire passer le parti pour la classe, n’est en fait que la justification théorique de la domination des paysans par les couches militaires et petites-bourgeoises.

 

Si l’arriération «naturelle» et la misère extrême des conditions dans les campagnes entraînent parfois les jacqueries les plus meurtrières, il n’en reste pas moins que ces mêmes conditions constituent des obstacles objectifs aux capacités d’émancipation autonome de la paysannerie. La campagne a toujours été dominée par la ville et la division du travail entre elles s’est toujours faite à son détriment, au profit des propriétaires de la ville. La paysannerie est une classe apte à être dominée jusqu’à ce qu’elle s’allie au prolétariat, unique classe qui n’a plus d’intérêt à la domination de classe et qui peut mettre fin, avec la division du travail, à toutes les divisions et séparations de la société de classes.

 

Ces limites historiques de la paysannerie sont renforcées, au Sénégal, par le fait que le système de traite colonialiste est implanté de telle façon qu’il ne fut pas nécessaire de chasser les paysans de leurs terres. La formation d’un prolétariat agricole susceptible de s’élever à la conscience de ses tâches historiques, au contact de rapports de production capitalistes développés, est encore un processus en cours ; dans leur tentative de «fixer» les paysans et les éleveurs, véritablement chassés de leurs terres et enlevés à leurs troupeaux par près d’une décennie de sécheresse et de famine, au moyen de l’implantation d’industries agricoles, les planificateurs vont approfondir les clivages au sein de la paysannerie et ainsi permettre aux nouveaux prolétaires de se dégager encore plus de l’idéologie et des rapports obscurantistes propres aux féodalités maraboutiques. Voilà qui, avec le phénomène des «navétanes», va constituer les véritables «bases arrière» du prolétariat urbain. Mais c’est surtout l’exode rural, qui ne peut être stoppé, qui va apporter aux masses travailleuses déshéritées des villes des forces d’autant plus fraîches et combatives qu’elles n’auront aucune prise sur la vie qu’elles seront contraintes de mener.

 

Après la deuxième guerre mondiale, qui fut une gigantesque entreprise de destruction des forces productives sur la défaite du prolétariat occidental effectuée entre 1918 et 1939, le capitalisme entra dans un nouveau cycle d’accumulation, repartant sur des bases renforcées et tirant de la crise dont il sortait des forces décuplées. Dans notre pays, et particulièrement après 1960, l’impérialisme allait s’imposer sous une forme encore inconnue : le spectacle moderne. Celui-ci est la forme que prend le capitalisme quand les prémisses et les possibilités de son dépassement sont si mûres qu’elles ont commencé à pourrir. C’est lorsque la vie sociale est tellement emprisonnée qu’elle devient un cauchemar permanent. Dans la ville néo-coloniale, l’irrationnel mystique de la tradition est partout et étroitement imbriqué dans l’irrationnel moderne. Ce que le premier pouvait procurer de sécurité et de stabilité (lesquelles étaient interdites, de toute façon, par la pauvreté des moyens de production), cela est actuellement utilisé par les pseudo-sécurisants individuels qu’une caricature de modernisme veut faire passer pour la solution et le but de la «lutte pour le développement». (En face du stade Demba-Diop, à Dakar, le ghetto de Niari-Talli est dissimulé derrière un mur d’une centaine de mètres bombardé de panneaux publicitaires.)

 

Le choc et le déséquilibre vertigineux que cela provoque chez les nouveaux arrivants dans la ville les transforment, les esclavagisent de la façon la plus humiliante et la plus brutale, les irradient littéralement d’idées, d’instincts, de mœurs, de goûts, d’habitudes, tous aussi tapageurs que décadents. Mais ce sont ces mêmes facteurs qui, dialectiquement, font d’eux des révoltés en puissance qui, comme on le voit dans leur vie quotidienne, se caractérisent par un désabusement et un «prêt-à-tout» dont la qualité subversive totale surgit clairement en période d’émeute.

 

Il faut remarquer que, du fait de la quantité encore relativement peu importante des industries implantées par les étrangers et l’État, et de l’application des méthodes d’exploitation les plus lucratives, notamment dans le recrutement de la force de travail, ce prolétariat est en grande partie un sous-prolétariat dont la fonction actuelle, dans le mouvement général de l’économie, est de constituer une force de travail EN INSTANCE d’exploitation. Il faut, par ailleurs, en finir avec cette conception du prolétariat considéré comme composé des seuls ouvriers de la grande industrie. Aujourd’hui que le capitalisme ne se limite plus seulement à la production et s’étend (du point de vue du profit, cela revêt presque la même importance) à la consommation des marchandises, le prolétariat, par ce mouvement TOTALITAIRE du capital, a augmenté à proportion et comprend les couches non directement incluses dans la production, mais soumises aux mille rapports marchands d’aliénation qui tendent à devenir les rapports dominants. (Les dockers, ouvriers et marins du port de Dakar sont contraints, pour la plupart, de se livrer au trafic de marchandises : s’il leur arrivait de perdre leur emploi et de devoir vivre au jour le jour comme les lumpen, en perdraient-ils leur caractère de prolétaires ?) Le prolétariat est constitué de tous ceux qui n’ont aucune prise sur leur vie réelle ni de sécurité et dont l’intérêt général réside dans la destruction totale du monde actuel. Le processus actuel de répartition, de transfert de certaines industries de l’Occident vers les zones sous-développées (cf. la masse financière aux mains des pays exportateurs depuis la guerre du pétrole, ou les multiples instances inter-étatiques de revendication des bourgeoisies sous-développées), va accélérer l’augmentation du nombre des ouvriers et leur concentration. Cela ne manquera pas d’apporter au sous-prolétariat le «régulateur cohérent» qui lui manque, tout en constituant pour le prolétariat des usines et des chantiers une source d’énergie, de vitalité, d’âpreté, indispensable à toute politique subversive totale.

 

Les années 1960-1970 ont vu la montée politique de la jeunesse sur le plan non seulement national, mais mondial. 1968 constitua son irruption majeure, contraignant tous les pouvoirs, et en particulier celui de Senghor, à tenir grandement compte de cette puissante force naissante et d’user de tous les moyens pour la désamorcer, la neutraliser. Mais cette jeunesse est loin d’être homogène, comme tentent de le faire croire les idéologues de tous bords. Ceux-ci veulent faire passer «la nouvelle jeunesse de la révolte pour l’éternelle révolte de la jeunesse». Si c’est parmi les jeunes générations que le mouvement révolutionnaire est le plus actif et le plus prometteur, c’est que la jeunesse, n’ayant pas connu la corruption de l’époque coloniale, ressent les contradictions du monde actuel avec la plus vive acuité et qu’elle est plus apte à le rejeter.

 

Nous partons du principe que les individus ne doivent pas seulement être considérés dans leur situation de classe mais aussi dans leurs fonctions et aspirations. Dans la jeunesse urbaine, il faut distinguer :

 

D’une part, les couches très conservatrices et aliénées dans leurs goûts et modes de vie, très imbibées de l’idéologie unanimiste diffusée par le pouvoir («nous sommes tous des jeunes»), frustrées de ne pouvoir acquérir la marchandise spectaculaire, et qui sont insatisfaites seulement parce que leur esclavage dans l’illusion de la consommation n’est pas encore assez complet ! Vu l’importance numérique de ces éléments dans la bureaucratie subalterne diplômée de l’État, l’idéologie supputée par eux (un mélange d’arrivisme, de bassesse, de lâcheté et d’âpreté au gain) est d’une grande influence dans les villes ;

 

D’autre part, celles qui, tout en aspirant (très illusoirement encore) à la richesse moderne empoisonnée, ne peuvent non seulement pas l’acquérir, mais sont condamnées à la condition de producteurs de la jouissance d’autrui, dont la vie est déjà un rejet total, bien que confus, de l’ordre existant et futur qui leur est «proposé».

 

Après 1968, il y eut, dans ces diverses couches de jeunes, une grande effervescence tendant vers l’organisation. Les jeunes avaient découvert leur force et tentaient d’en faire quelque chose. Mais, comme devait le montrer la marche ultérieure du mouvement, ces tentatives révolutionnaires ne semblaient aller de l’avant que pour mieux renforcer leurs adversaires.

 

Profitant de cette flambée organisationnelle, le Parti communiste sénégalais, issu du P.A.I., allait se constituer sous le prétexte idéologique tout trouvé de la scission spectaculaire en «maoïstes» et «révisionnistes soviétiques». Le P.C.S. ne fut, en réalité, qu’un autre exemple de la dégradation d’une idéologie décomposée en gangstérisme pur et simple. En bonne logique stalinienne, il y avait divorce total entre les mots et les actes. Mais, alors qu’en Russie le mensonge avait pour but des intérêts d’État, ici, il servait tout simplement à assurer aux «dirigeants» du P.C.S. les moyens de se saouler la gueule régulièrement et sans effort. Les militants et cadres recrutés étaient tenus d’«apporter leur contribution» au parti, en argent, en meubles ou par bibliothèques entières (qui étaient ensuite, naturellement, vendus), ou tout simplement en alcool, pour servir à «intégrer les masses» ou à créer de chimériques «bases arrière» dans les campagnes et autres inventions du même type. Ironie du sort, les «camarades chinois» eux-mêmes, dont se réclamait le P.C.S. et qui sont pourtant maîtres dans le mensonge et la falsification, se sont laissé extorquer quelque 7 millions de francs C.F.A. ; en fait, le P.C.S. fut l’occasion pour des cadres intermédiaires du P.A.I., bloqués dans leurs espoirs de promotion par le monopole quasi discrétionnaire de la direction du parti et par quelques-uns, de créer leur propre parti et d’en être tout naturellement les chefs. Il est alors bien compréhensible que nous ne nous étendions pas plus longtemps sur ces individus en critiquant leur «idéologie» qui, même s’ils la mettaient en pratique, n’en serait pas moins mensongère.

 

Si nous avons pris la peine de parler d’eux, c’est parce qu’ils se sont réclamés du marxisme-léninisme, du maoïsme, et que cet exemple montre bien jusqu’où peuvent aller les agissements d’une minorité exerçant un pouvoir sur des gens, et l’extrême naïveté de ceux qui acceptent de remettre leur faculté de penser et d’agir entre les mains d’autrui. Cependant les «dirigeants» du P.C.S., en bons maoïstes qu’ils sont, devraient savoir que toute chose a «deux aspects» ; le truandage également ! À bon entendeur, salut !

 

Créé dans la foulée de juin 1968, le Mouvement de la jeunesse marxiste-léniniste fit partie des dindons du P.C.S. Dans leur alliance avec le P.C.S., les membres du «collectif» dirigeant le M.J.M.L. qui siégeaient à la direction du parti, représentaient la jeunesse urbaine, de la même façon que les «dirigeants» du P.C.S. représentaient la «paysannerie pauvre». Et de même que le P.C.S. n’a jamais mené aucune action au sein de la campagne, de même le soutien à toute révolte au sein de la jeunesse (base déclarée de la constitution du M.J.M.L.) n’a eu de réalité ni d’Adam ni d’Ève. Alors que la fièvre organisationnelle spontanée chez les jeunes, après 1968, correspondait à une politisation croissante qui nécessitait le passage direct à l’action, les dirigeants-fondateurs du M.J.M.L., fraîchement débarqués des universités françaises mais qui, pour la plupart, n’en avaient retenu que la «pensée-maotsétoung», se lancèrent dans la rédaction de statuts et de règlements avant d’envisager même toute action pratique. C’était l’époque où les «cercles d’études» comprenaient encore des jeunes, chômeurs et ouvriers, en leur sein. Mais les préoccupations du «collectif» allaient surtout aux étudiants et autres intellectuels pour lesquels étaient organisés, en guise de pratique, de longs exposés démonstratifs sur le marxisme et le génie de Lénine, et autres palabres sans utilité concrète. La parole, le verbe, qui était la seule activité au sein des cercles contrôlés par le M.J.M.L. allait naturellement très vite devenir le monopole, le privilège des meilleurs orateurs ou de ceux déclarés tels. Avec le système qu’ils imposèrent de strict cloisonnement entre les diverses cellules seulement reliées entre elles par des émissaires du «collectif», les dirigeants du M.J.M.L. rendaient ainsi possibles leurs manœuvres, mensonges, chicaneries égoïstes, coteries revanchardes et rivalités autour des fesses de filles avides de belles phrases ! Et tout cela, sous le bon prétexte de clandestinité rigoureuse. Par ce biais, les tentatives d’actions concrètes, qui ne manquaient pas d’être préconisées par certains éléments en voie de radicalisation, étaient systématiquement découragées, freinées, bloquées. Et les éléments qui commençaient à devenir de plus en plus critiques envers la direction de l’organisation y étaient tout simplement intégrés, et ainsi corrompus, neutralisés. Inutile de dire que les jeunes chômeurs et autres éléments radicalisés qui se trouvaient encore dans les cercles commencèrent petit à petit à disparaître, n’ayant évidemment rien à foutre dans une telle galère. D’autant plus que ces messieurs du M.J.M.L., enfourchant leurs chevaux puritanistes, se mettaient en campagne contre la drogue et l’alcool, dans le même temps que les cercles, devenus de vulgaires «associations» de yéyés-minets, allaient désormais prendre la belle tournure des surprises-parties appelées pour la circonstance «bals rouges», avec affiches de manitous de la bureaucratie sur les murs, etc. Ce genre de pratique, dans les organisations dites progressistes ou même révolutionnaires, furent pour beaucoup dans le découragement et le refuge dans l’apolitisme discret de nombre d’éléments pleins de bonne volonté. Mais, dialectiquement, la déconfiture cocasse de toutes ces expériences allait naturellement provoquer le renforcement et la radicalisation d’AUTRES expériences.


 

 

III

 

Le «groupe des incendiaires», qui n’avait d’ailleurs pas éprouvé le besoin de se doter d’un sigle, fit partie de ceux qui tentèrent le plus résolument de briser la léthargie et le piétinement dans lequel s’était embourbé le mouvement. La base du regroupement qui allait former les «incendiaires» fut un rejet, nous le verrons, encore conservateur de la politique traditionnelle-«politicienne». C’est justement faute d’avoir tiré toutes les conséquences de ce rejet que le groupe était voué, depuis sa création, à l’échec. Des ambiguïtés de départ, résulte le caractère aigu des contradictions qui opposaient les deux fractions en son sein. L’arrestation et l’effondrement simultanés de ce groupe constituent le point d’explosion d’une contradiction ORIGINELLE inconnue des protagonistes eux-mêmes.

 

Les éléments qui allaient constituer le groupe provenaient de formations d’origines apparemment diverses (P.A.I., P.C.S., U.D.E.S., M.J.M.L., etc.), mais leur accord résida dans la nécessité, déclarée par tous, de mettre fin à l’inaction et au jargon bureaucratique traditionnels. C’est à cette fin qu’ils jugèrent bon de se doter de structures en rupture avec toutes les organisations qu’ils avaient connues jusqu’alors. Ils décidèrent de ne pas accepter en leur sein la présence d’un chef et reconnurent, en conséquence, la nécessité de la participation active de chacun à toutes les activités, tant théoriques que pratiques, du groupe. L’action violente directe, la liaison de la théorie à la pratique et le refus de la hiérarchie, tels furent les principes moteurs déclarés du groupe. Mais ces bases allaient être non seulement violées, mais finalement rendues caduques par la conception bureaucratique que le groupe avait de ses actions. Le programme qui fut adopté quelque temps après la formation du groupe, vers octobre-novembre 1970, ne comporte pratiquement que des actions de commandos, suivant en cela les schémas avant-gardistes du type Tupamaros, Marighela, Black Panthers, etc. Cela brisait le train-train quotidien des organisations traditionnelles, mais restait dans la ligne conceptuelle bureaucratique consistant à montrer aux masses ce qu’il faut faire tout en se déclarant paradoxalement «à leur service».

 

Les premières actions (affronter, la nuit, en bande de dix à quinze, les patrouilles de flics qui se multipliaient avec l’approche de l’arrivée de Pompidou), qui avaient pour théâtre la rue, les quartiers populaires, les cinémas de quartier, etc., au lieu de se prolonger par la recherche des MOYENS COLLECTIFS EXISTANTS, de faire face à la présence policière de manière adéquate, allaient bientôt faire place au REFUGE dans l’action individuelle de commandos, tentative rassurante de fuir le problème qui consiste à enflammer les rues par la population en émeute sans la bloquer ni la manipuler.

 

L’expropriation du matériel moderne de diffusion (ronéo, offset, papiers, etc.) chez les curés du Sacré-Cœur (collège privé), l’incendie du Centre culturel français, du ministère des Travaux publics et des Travaux communaux furent seulement des échos de la violence populaire ; ils réalisaient la volonté populaire dans une action individuelle. Le pas suivant, l’attaque, le 5 février 1971, du cortège Pompidou-Senghor avec des cocktails Molotov, allait être manqué, dans le plus total isolement et au risque d’être la victime des badauds et agents U.P.S. qui formaient la haie du cortège.

 

37546978.jpgL’arrestation du groupe fut l’aboutissement de la contradiction entre sa base anti-hiérarchique et ses conceptions bureaucratiques. Sans entrer dans la narration du déroulement exact de l’attaque du 5 février 1971, dont il y aurait certes beaucoup à dire, nous nous contenterons d’indiquer que si l’arrestation, à cette occasion, de trois de ses membres seulement fut fatale au groupe, c’est que ceux-ci faisaient partie de la minorité active qui s’était, petit à petit, dégagée d’une majorité passive. En effet, alors que la quasi-totalité des activités du groupe devenaient bientôt le fait de quelques-uns (depuis l’établissement du programme d’action, la conception et la réalisation de l’expropriation, du tract, des incendies, jusqu’à l’attaque du cortège), qui en constituaient le moteur réel et dont la pratique quotidienne, tendant au refus généralisé de toutes les contraintes, peut être qualifiée d’émeutière, la majorité des membres du groupe agissaient dans leur vie et dans les strictes activités du groupe, sans pensée, sans critique, sans initiative, de manière conservatrice et finalement libérale, cela revêtant une poussiéreuse idéologie «lumpen-populiste». Comme il n’y avait, EN PRINCIPE, pas de chef pour ordonner, ces éléments se comportaient comme s’ils attendaient de la minorité active des INSTRUCTIONS sur ce qu’il y avait à faire. Passifs lorsque le groupe existait formellement, ils le furent lors de leur arrestation et le restèrent en prison. Ils s’associaient à des actions où ce furent les éléments actifs qui non seulement avaient désigné les cibles, mais exécutèrent ces actions. Ils devenaient ainsi un poids mort mû par un corps vivant mais atrophié, ce qui, tant qu’il n’y aurait pas de séparation nette entre les deux, ne pouvait manquer de réintroduire les rapports traditionnels de penseurs à exécutants avec, toutefois, cette caractéristique que ni les uns ni les autres ne l’avaient voulu. C’en était fait de l’«anti-hiérarchisme» du groupe ! Les camarades n’avaient pas compris que, ayant décidé de ne pas admettre de chef en leur sein, la libre initiative concertée était une nécessité pour chacun d’entre eux et que celle-ci seule pouvait garantir le maintien de ces structures anti-hiérarchiques. Ainsi, chaque action qui était censée renforcer la cohésion et étendre le champ d’action du groupe accentuait en fait le clivage entre ses membres, en même temps que cela hâtait les déboires policiers qui, seuls, allaient consacrer la rupture entre ses membres. Le radicalisme anti-hiérarchique-autonome confus de la minorité active était une «force productive» trop puissante pour les «rapports de production» du groupe, en l’occurrence ses rapports avec la majorité passive. Ce processus concomitant avec l’élévation des actions dans le ciel de l’idéologie bureaucratique ne pouvait qu’aboutir en même temps à l’arrestation et à la désintégration du groupe, et de sa fictive unité. C’est ce qui explique la rapidité fulgurante de l’ascension du groupe et son effondrement brutal.

 

Si la fausse conscience et l’inexpérience furent pour beaucoup dans l’échec de ce groupe, le fait principal réside en ce que la minorité active n’avait pas compris QUI ELLE ÉTAIT RÉELLEMENT NI CE QU’ELLE VOULAIT. Cette confusion persista jusqu’en prison, où la rupture devait nécessairement survenir, en l’occurrence sur le problème immédiat de la «lutte derrière les barreaux». Les illusions de la minorité sur une éventuelle unité avec les passifs allèrent jusqu’à la cocasse et risible tentative de réconciliation sous l’égide, naturellement intéressée, du directeur de la prison, alors que les actifs en étaient, déjà, presque arrivés à une confrontation physique violente avec la majorité passive. Lorsque le groupe existait, et bien qu’ils n’y fissent rien de notable, les passifs revendiquaient la légitimité de leur présence-inexistence en se réclamant des principes anti-autoritaires abstraits de «faire tout ensemble» ; une fois que le groupe fut effectivement détruit, ils n’eurent naturellement aucun mal à convaincre les autorités (qui pouvaient se réjouir de ne pas être contraintes de condamner une quinzaine de jeunes gens à perpétuité) qu’ils ne portaient aucune responsabilité réelle. Voilà ce qui explique leur comportement docile en prison et lors du procès, et l’attitude délibérément suicidaire de la minorité à l’actif de laquelle il faut mettre le déclenchement de la mutinerie du 7 avril 1971 à la prison civile de Dakar. Étalant sa stupéfaction le Soleil, qui n’y comprenait rien, titrait : «LES MODÉRÉS SONT SORTIS, LES KAMIKAZES SONT RESTÉS.»

 

Étant évident que ce ne sont pas, en elles-mêmes, les quelques actions du groupe qui pouvaient ébranler réellement la classe dominante, nous sommes contraints de nous demander, malgré la dérision, à beaucoup d’égards, de ce groupe et le caractère limité de son expérience, les raisons de la panique et de la réprobation qu’il provoqua chez les élites en général, particulièrement Senghor et sa clique, et donc CE QU’IL Y EUT DE RÉUSSI DANS CET ÉCHEC. En fait, ce que comprirent Senghor, ses maîtres et leurs alliés de l’opposition, c’est que cette expérience, même après qu’ils y eurent mis fin et justement parce qu’ils y mirent fin, se révélait être un dangereux précédent qui ne manquerait pas de trouver des sympathies auprès de cette jeunesse au sein de laquelle une contestation générale commençait à prendre des aspects déjà moins «généreux» que ne le disaient les débiles idéologues au pouvoir. Ils se rendaient compte que l’introduction de nouveaux moyens et conceptions de lutte et d’organisation allaient remettre en cause les schémas traditionnels existants, qui avaient si bien montré leur efficacité dans le maintien de l’ordre actuel. De plus, cette expérience montrait avec quels moyens réduits n’importe quel groupe d’enragés pouvait déverser sa haine comme il l’entendait. Et, de fait, ce genre de pratiques allait bientôt se généraliser et entrer petit à petit dans les mœurs de toute une jeunesse. Lors de l’arrestation du groupe en février 1971, les organisations estudiantines, lieux de prédilection des élites d’opposition, tinrent des meetings par lesquels elles tentaient de consacrer idéologiquement la défaite de cette expérience, sa non-viabilité et le caractère funeste des conséquences qui en découleraient pour quiconque reprendrait un tel «extrémisme-aventurisme», et mettaient en garde contre la propagation de telles méthodes de lutte.

 

En fait, ces camarades (le groupe) n’avaient pas compris où et comment leur radicalisme pouvait, avec des forces aussi restreintes, porter le maximum de dommages à l’ennemi en leur assurant le maximum de sécurité. Et loin d’avoir été «extrémistes», comme le perçurent les propriétaires de la léthargie bureaucratique, c’est justement faute d’avoir poussé leurs positions «jusqu’au bout» et de N’AVOIR PAS ÉTÉ ASSEZ EXTRÉMISTES qu’ils échouèrent. Et ces limites, c’est la jeunesse révolutionnaire qui allait, elle-même, les mettre à nu.

 

Il est notable qu’au cours des années qui suivirent 1971, l’agitation, loin de s’évanouir, s’amplifia. Bien qu’elle ne fût pas constante, elle obligea le pouvoir à tenir perpétuellement ses troupes, policières et autres, prêtes à intervenir. Cette agitation intermittente manifesta bien sa nature lors de l’assassinat d’Al Ousseynou Cissé, étudiant membre des «organisations démocratiques». Le pauvre n’aura même pas eu droit à une protestation quelque peu consistante de la part de

ses compagnons, dont la misérable marche pacifique de 200 mètres devant l’université se termina tout aussi misérablement à l’apparition de quelques bottes et de quelques casques, «dans l’ordre et la discipline». Heureusement, d’autres individus, un peu plus dignes, décidèrent tout de même de sanctionner ce crime du régime d’une manière un peu plus appropriée. Ce fut la perturbation de la Quinzaine économique et sociale, présidée ce jour-là par le premier ministre, où la station-radio du stade Demba-Diop fut momentanément occupée, les stands du stade Iba-Mar-Diop détruits et pillés, et où un flic trouva la mort dans les affrontements qui opposèrent manifestants et policiers. Ce mouvement n’avait pas de chef et n’avait surgi sur le mot d’ordre d’aucune organisation constituée. L’initiative fut le fait d’éléments autonomes décidés et percutants. Cela n’empêcha pas l’A.G.E.S. de mentir de la manière la plus effrontée, quelque deux années plus tard, en prétendant avoir été à son origine, alors qu’elle n’avait brillé que par son absence. Voilà le stade de décomposition atteint par une autre de ces organisations mort-nées qui se trouvent obligées de mentir pour prouver leur existence fantomatique. Est aussi à noter, durant cette période où Senghor s’est débarrassé de l’impuissante opposition officielle, la propagation des actions de commandos qui touchèrent à peu près toutes les villes, ayant pour cibles lycées, collèges, commissariats et autres bâtiments publics. C’était une riposte des irréductibles au durcissement policier du régime qui, faute d’interlocuteur à rendre responsable, était de plus en plus désorienté par ce flux de violence qu’il savait bien être spontané. De plus, la crise économique mondiale naissante atteignait le Sénégal de plein fouet, baissant nettement le prix de l’arachide, principale culture d’exportation et source de devises, créant (avec la famine) au sein de la paysannerie des mouvements de refus (retour aux cultures vivrières, refus de payer impôts et dettes, contrebande, etc.) que les féodalités maraboutiques avaient de plus en plus de mal à circonscrire. En outre, le régime s’aliénait la passivité de sa bureaucratie subalterne en couvrant les multiples détournements de ses plus hauts membres et en accentuant ainsi les difficultés de rétribution des fonctionnaires.

 

Au niveau de l’Afrique, l’année 1972 fut marquée par le Mai malgache, brandissant la menace qui planait sur les régimes «néo-colonialisés» et provoquant les cris d’émoi de la presse bourgeoise ainsi que les révisions en chaîne des «accords de coopération». En bon réactionnaire qu’il est, le régime de Senghor faisait tout pour retarder ce processus, mais un événement important allait le convaincre qu’il avait intérêt à faire vite ! À ce propos, il importe de préciser que l’assassinat d’Omar Diop Blondin à la prison de l’île de Gorée, en mai 1973, par les réactions qu’il entraîna tant à l’étranger que dans le pays même, et par les conséquences tant immédiates que lointaines qui s’ensuivirent, nous a imposé une double tâche : en démentant les mensonges entretenus tant sur Omar que sur sa mort, rendre l’hommage théorique qui devait nécessairement suivre l’hommage en actes rendu par la jeunesse révolutionnaire ; en ramenant à sa vérité le radicalisme d’Omar et de la jeunesse révolutionnaire, hâter la compréhension de ce qu’il y a de mensonger dans la phase actuelle de «démocratisation».

Omar fut arrêté en compagnie d’un autre camarade vers novembre-décembre 1971, au Mali, d’où ils préparaient l’évasion des quatre camarades, membres de l’ex-groupe des «incendiaires», qui avaient été le plus lourdement condamnés par suite de leur ferme position. Bien que ces derniers sussent pertinemment que le régime ne pouvait prétendre plausiblement enfermer à perpétuité des jeunes de vingt ans (tous les pouvoirs se croient éternels et tentent d’apparaître comme tels), ces camarades, évidemment, n’avaient pas l’intention de s’éterniser dans les geôles humides où ils étaient confinés, jour et nuit soumis à un traitement spécial, où toute décision concernant chaque détail de leur régime de détention provenait directement du ministère de l’Intérieur, et notamment du lugubre capitaine Assane Diop, directeur de l’administration pénitentiaire. Une fois leur projet mis à nu, non certes par l’efficacité du service pénitentiaire, mais par suite de négligences de leur part, ces camarades durent faire face à un durcissement notoire de leurs conditions de détention qui visait non plus seulement à les empêcher de s’évader, mais surtout à briser définitivement l’irréductible ton de défi et d’arrogance qui avait été leur comportement constant. Les conditions furent bientôt réunies pour qu’il y eût mort d’homme : Omar n’y a pas échappé.

 

Si le régime de Senghor, comme cela était naturel, protesta de son innocence et du caractère très humanitaire de ses geôles à esclaves, le fait qu’Omar eût été RÉELLEMENT ASSASSINÉ ne fit de doute pour personne. Sitôt la nouvelle connue, la sentence populaire fut aussi vite exécutée que prononcée. Il n’y avait pas là de place pour une quelconque intervention du palais dit de justice ! Mais, par-delà cette apparente unanimité de l’opposition, des masses et des jeunes du pays (sans parler de l’étranger), dans la condamnation d’un tel crime, les raisons réelles qui faisaient agir les uns et les autres étaient totalement opposées. Alors que, pour les uns, l’indignation à son comble débouchait sur l’attaque en masse des signes de la richesse dominante, pour d’autres, il s’agissait de «ne pas déborder sur la gauche», et, en fait, d’effectuer l’ASSASSINAT POLITIQUE RÉEL D’OMAR.

 

Celui-ci était réputé, dans les milieux de l’opposition, un «élément liquidationniste», selon les termes d’un des bureaucrates de l’ex-U.D.E.S. Certains le traitaient d’anarchiste, sans même savoir ce que peut recouvrir un tel terme. Il avait effectivement claqué la porte de toutes les organisations par lesquelles il était passé : depuis les gauchistes du «22 mars» français, l’U.J.C.M.L. (autre groupuscule gauchiste), l’A.E.S.F. du P.A.I., jusqu’au M.J.M.L. C’est seulement qu’il était assez honnête pour ne pas approuver ce qu’il considérait comme incompatible avec la révolution, et assez conséquent pour le manifester clairement. Et l’intransigeance qu’il exigeait des autres était d’abord une intransigeance avec lui-même. Sorti écœuré de toutes ces expériences, d’autant plus qu’il avait connu les bordels institutionnalisés que sont les grandes écoles françaises, il avait gagné en désillusion, désabusement et radicalisme, ce qui l’amena à systématiser théoriquement les positions vaguement anti-hiérarchiques qu’il adoptait spontanément lorsqu’il fréquentait encore les groupements gauchistes. Ce qui gênait le plus le pouvoir et les élites en général chez Omar, c’était que, ayant la compétence nécessaire et les possibilités matérielles d’«avoir sa place au soleil» (comme le lui dit Senghor lorsqu’il fut arrêté et qu’il faisait l’objet d’une misérable tentative de corruption !), il avait tout refusé et renié en vrac, et effectivement rompu avec la vie, les modes de pensée et de lutte propres aux élites. Et ce, sans possibilité consciente, de sa part, de démagogie ou d’opportunisme, comme c’est généralement le cas, parce qu’il était subversif moins par option abstraite en faveur de telle idéologie plutôt que de telle autre que par adhésion subjective, par inclination personnelle. Et même ses ennemis sont contraints de lui reconnaître une intégrité révolutionnaire sans tache bien qu’insuffisante, comme il le reconnaîtra lui-même peu avant son assassinat. Bien qu’il eût très peu vécu au Sénégal, ses qualités personnelles, outre la réputation qu’avaient acquise les quatre camarades dont il avait entrepris l’évasion, suffirent amplement à la jeunesse urbaine révolutionnaire pour qu’elle s’y reconnût et que cela provoquât les événements qui suivirent le 11 mai. Alors que le groupe, n’ayant pas entrepris de «travail politique» proprement dit, s’était retrouvé isolé et sans soutien, le tapage fait par le régime autour des deux procès (celui des «incendiaires» et celui relatif à la tentative d’évasion), et des lourdes condamnations POUR L’EXEMPLE, allait aboutir à des effets opposés à ceux qu’il en attendait : la formidable émeute spontanée, en plein centre de Dakar, à midi, heure de pointe, le lundi 14 mai 1973, où les forces de police, de gendarmerie et les militaires durent encaisser les manifestations violentes de la fureur populaire ; et la continuation des troubles sous forme de multiples attaques de commandos, de grèves scolaires actives et autres manifestations dans tout le pays pendant les deux semaines qui suivirent. Ces actes subversifs, spontanés, de masse, sous le contrôle d’aucune organisation, sous la libre impulsion et l’initiative des émeutiers, constituèrent non seulement un démenti populaire INDÉNIABLE à la thèse du suicide, maladroitement défendue par le régime, mais également la manifestation de la sympathie et de l’APPROBATION ACTIVE des masses pour le radicalisme dont firent preuve les camarades d’Omar.

 

Voilà qui, on le comprendra aisément, ne devait pas particulièrement plaire à ces messieurs de l’opposition. Ils furent bien obligés de crier au crime pour «rester liés aux masses» au moment où celles-ci se séparaient d’eux, et de manifester un hypocrite soutien au camarade, mais de telle manière qu’il ne restât plus rien du caractère anti-élitiste de ce qu’ils avaient fait. En plaquant leurs schémas, dont ils savaient pertinemment ce qu’Omar et ses camarades pensaient, sur le cadavre du défunt et en renvoyant cette image falsifiée à la jeunesse en révolte, ils cherchaient à dénaturer la mémoire d’Omar et le caractère de l’expérience du groupe, pour d’abord sauver leur propre face piteuse et ensuite récupérer idéologiquement ce qui leur avait échappé dans la pratique. Toute la racaille intellectuelle, qui connaissait d’autant mieux Omar qu’elle avait eu à en subir les foudres, depuis ce salaud de Fougeyrollas, qui n’a pas dû oublier comment Omar l’avait mouché lors d’une conférence publique, jusqu’à Clavel, qui dit lui-même avoir été injurié par Omar, en passant par Jean-Pierre N’Diaye, raton bureaucrate qui parviendra peut-être, à force de bassesse et de bouffonnerie, à prendre la place de son compère Barra Diouf à la direction du Soleil, tous le présentèrent, à leur image, comme appartenant à l’élite : «Omar Diop Blondin, jeune normalien, n’est plus», titrait un tract de l’A.E.S.F. qui faisait de lui l’exemple achevé de la version sénégalaise du «rouge et expert» chinois en le présentant comme «cadre politiquement conscient et techniquement compétent» ; les sommités académiques et autres respectabilités dont les noms figurent sur les listes-toutes-faites-prêtes-à-être-tamponnées-au-bas-de-n’importe-quelle-pétition, élevaient des «protestations énergiques» contre cet acte «anti-humanitaire» affectant un « ancien-élève-de-l’école-normale-supérieure», etc. Omar, qui s’était débarrassé de cette «seconde peau» qu’on lui avait faite, aurait certainement bien ricané de toutes ces conneries. Nous nous serions certainement contentés de faire de même si ces qualificatifs dont il était accablé n’avaient pour but d’apporter une caution politique à la rivalité égoïste qui oppose les élites de gauche au pouvoir de Senghor.

 

Pour ce dernier, qui savait très bien que les troubles n’étaient pas seulement le fait des élèves et des étudiants, mais aussi des jeunes chômeurs et travailleurs, ces événements constituaient un sérieux signal d’alarme. Il voyait ainsi s’agiter au-dessus de sa tête le spectre de ce qui avait emporté son cousin Tsiranana : UN COUP DE BOUTOIR PAR LA RUE. Ces événements étaient d’autant plus dangereux qu’ils étaient le fait de tous, mais que personne ne pouvait être accusé. Et Senghor comprit très bien que ces gens n’exprimaient pas seulement leur indignation contre l’assassinat, mais profitaient de l’occasion pour dire et faire, au vu et au su de tous, ce qu’auparavant chacun osait à peine penser tout bas. Si cette poussée de violence affectant principalement la jeunesse ne pouvait certes pas entraîner la chute du régime, les révolutionnaires ne devaient pas moins en favoriser le renforcement et l’extension, ou tout au moins la laisser à son «libre cours». Mais c’était ne pas compter avec les bureaucrates qui, suivant leur pente naturelle, tentèrent de contrôler ce mouvement qui n’avait pas besoin d’eux et qui, donc, se faisait aussi, déjà, contre eux.

 

Ils cherchaient à récupérer les fruits politiques d’une telle poussée, en utilisant les moyens qui leur sont spécifiques : palabres, diversions oratoires, professions de foi interminables, faux renseignements, sciemment transmis à des manifestants qui tentaient de se rendre au cimetière pour empêcher l’enterrement d’Omar sous les armes des militaires, ou encore de déterrer son cadavre, comme cela fut proposé, tentatives qui, si elles avaient été exécutées, auraient pu servir à enflammer encore plus l’atmosphère hystérique qui régnait alors, et acculer le régime à persister dans sa désavantageuse position défensive. En vue de contrôler un tel mouvement, les élites ne pouvaient que le restreindre.

 

Ces événements, qui constituaient le point culminant de la période d’agitation intermittente des années 1970-1972, ont agi comme une loupe sur les tares et contradictions de l’expérience des «incendiaires». Si le radicalisme de son projet ne fait pas de doute, malgré son effondrement patent, il était encore trop abstrait et perdait ainsi tout ce qu’il pouvait avoir d’effectif. Il s’agit maintenant de RÉINVESTIR CE RADICALISME AU SEIN DU MOUVEMENT DE MASSE. C’est-à-dire que, autant du point de vue des dommages concrets-matériels causés à l’ennemi que de celui du renforcement de la capacité des masses à la libre initiative et à la plus grande possibilité d’expression, deux journées d’émeute populaire sont qualitativement supérieures à n’importe quel nombre d’actions isolées de commandos. Ce point de vue doit préciser qu’il est une critique de la théorie bureaucratique maoïste de «ligne de masse», qui conçoit le rôle de l’avant-garde en tant que séparé, comme dirigeant et leader du mouvement de masse, qui donc repose sur le conservatisme idéologique de cette masse et réprime ses manifestations autonomes directes, qui repose sur le contrôle et l’utilisation typiquement jacobine, le plus souvent temporaire, d’une classe ou couche contre une autre, et qui entraîne comme manifestation la plus criarde, chez les «militants au service du peuple», l’affaissement progressif de tout esprit critique et l’acceptation béate comme vérités définitives des actes et pensées les plus conservateurs et les plus nuisibles à l’épanouissement de la révolte des masses.

 

Les éléments d’avant-garde ne prouveront leur cohérence que dans les capacités réelles qu’ils auront à susciter ou à intervenir dans les situations de remise en cause de l’ordre social. La rupture totale avec les formes conservatrices de combat, telles qu’elles se manifestent lorsque les masses prennent la parole envers et contre tous, doit constituer le point de départ des éléments avancés.

 

Contrairement aux idéologues de l’opposition qui s’attaquent au pouvoir sur le propre terrain de celui-ci, avec ses propres armes, la critique révolutionnaire sait maintenant qu’elle ne peut plus combattre le pouvoir aliéné avec des moyens aliénés. La révolution dont nous parlons, qui vise la transformation de fond en comble de cette société, exigeant l’intervention libre et consciente de chaque révolutionnaire, ne peut se faire dans le maintien de structures séparées, hiérarchiques à l’intérieur de l’organisation, de même que l’action théorico-pratique de celle-ci vers l’extérieur ne doit pas revêtir le caractère bureaucrate-élitiste de l’«implantation» des partis qui entrave l’épanouissement de la libre expression des masses.

 

Il ne s’agit pas de diriger, mais d’entrer en communication directe avec les courants qui manifestent actuellement l’esprit d’autonomie du prolétariat, dans le sens de sa constitution en puissant mouvement. Pour cela, les révolutionnaires disposent d’un atout décisif : la vérité, qui se révèle comme telle quand le simple fait de l’exprimer provoque le mouvement des forces pratiques.
À ce propos, il est nécessaire de déclarer que toute analyse du mouvement révolutionnaire en général, qui ne considère pas l’inversion de la réalité comme fondement essentiel de l’IDÉOLOGIE (bourgeoise ou bureaucratique), se condamne à la stérilité le plus aisément constatable (cf. les tracts et textes de l’opposition dont la platitude a, depuis vingt à trente ans, largement fait la preuve de leur inefficacité), si ce n’est aux contre-vérités les plus flagrantes. Ce n’est pas difficile : ou bien le monde est à l’endroit, et alors ne bougeons surtout pas, ou bien il est à l’envers, et alors il faut le foutre en l’air ! La spontanéité des masses exploitées et opprimées est le premier pas dans la prise en charge par elles-mêmes de leurs propres luttes, de leurs propres vies. L’expérience révolutionnaire moderne nous enseigne qu’aujourd’hui, l’expression véridique de la conscience révolutionnaire des masses a pris «une nette figure dans les conseils ouvriers révolutionnaires, concentrant en eux toutes les fonctions de décision et d’exécution, et se fédérant par le moyen de délégués responsables devant la base et révocables à tout instant», ce qui était le PROJET INCONNU des «incendiaires». Ce projet n’est pas irréel car les interactions (mouvement général des indépendances, mai 1968 mondial, Portugal/colonies africaines, etc.) qui lient toutes les classes dirigeantes dans la même crise globale permettent d’affirmer que le danger réel qui menace la bureaucratie bourgeoise au Sénégal est le «POUVOIR DES SOVIETS OUVRIERS ET PAYSANS».


 

 

IV

 

L’assassinat d’Omar Diop Blondin constitua, pour l’opposition, l’événement qui lui remit le vent en poupe. Senghor, qui avait cru pouvoir se passer d’elle, s’était fourré dans une telle situation que c’était la CLASSE DIRIGEANTE DANS SON ENSEMBLE qui devait faire face au péril des masses et, en conséquence, il lui devenait beaucoup plus difficile de nier la «représentativité» de l’opposition qui tire sa force, précisément, de cette menace. Le répit dont le régime actuel a besoin devant les signes discernables d’une agitation de grande ampleur à venir est contenu tout entier dans la libération des détenus politiques de Kédougou en avril 1974 qui, sous cet aspect, se révèle être un cadeau empoisonné. En effet, par cet acte, Senghor a reconstitué une fausse virginité politique à l’opposition qui en avait grandement besoin, comme on le sait : aujourd’hui, le seul fait d’avoir été victime du régime constitue, pour l’élite d’opposition, une lucrative source de prestige !

 

C’est par un mouvement contradictoire que la misère extrême de la vie actuelle, en même temps qu’elle crée les conditions de radicalisme au sein des masses, crée également les illusions qui permettent au système de se perpétuer. Dans l’état actuel du pays, après quinze ans de senghorisme, quinze années de misère accrue et de désillusion, c’est paradoxalement que les masses sont prêtes à accepter n’importe qui à la place de Senghor, pourvu qu’il ait un minimum de crédibilité. C’est ainsi que l’élite d’opposition, cette élite qui fut incapable de mener à son terme positif le mouvement des indépendances, de réaliser ses propres ambitions nationales, et qui dut donc rester dans une position secondaire dans le partage post-colonial, cette élite qui a toujours combattu le régime de Senghor, sur le terrain même de celui-ci et qui avait dû, à chaque épreuve de force, naturellement, abdiquer devant une puissance plus consistante que la sienne, et qui s’était ainsi attiré le désintéressement et le mépris bien mérités des masses (l’opinion courante selon laquelle «le Sénégalais est naturellement traître» n’est que le reflet des traditions éprouvées de bassesse et d’opportunisme propres à cette couche), l’élite d’opposition, donc, reprenant du poil de la bête devant les signes et appels pressants du régime, recommença à rassembler fébrilement les morceaux épars d’«organisation» qui avaient survécu aux débâcles d’antan. L’identité entre elle et le régime actuel réside en ce qu’une classe oppressive a toujours plus intérêt à effectuer les réformes nécessaires à son maintien par le haut et dans l’ordre «démocratique», plutôt que de voir celles-ci entraînées directement par un mouvement à la base de la société, même si celui-ci, dans le cadre restreint du Sénégal actuel, NE PEUT VAINCRE.

 

Le but du régime est clair : remettre en scène le spectacle du refus conservateur du pouvoir pour faire face au péril du refus révolutionnaire du système. Les réticences de Senghor concernant un prétendu risque de «changement d’idéologie en cours de route» par l’opposition cherchent à cacher sa crainte réelle du changement de l’apparente apathie des masses en révolte ouverte, généralisée. La controverse sur le caractère à donner à la démocratie («réglementation de la coexistence des partis sur le plan politique») est une fausse controverse, car la NÉCESSITÉ de la création du parti qui va représenter spectaculairement l’opposition réelle des masses à leur esclavage actuel est aussi impérieuse pour le régime que pour l’opposition officielle encore en chômage. Certes, le pouvoir actuel, qui limite trop les aspirations des bourgeois et petits-bourgeois nationalistes (jusque dans ses propres rangs d’ailleurs), par sa prostitution viscérale au capital français-occidental, doit aussi faire face à un mécontentement grandissant de leur part. Mais n’est-ce pas justement grâce à cette classe moyenne importante numériquement et idéologiquement dans les villes, classe que son régime a développée, qu’il a pu contenir, jusqu’ici, les diverses offensives des masses exploitées ? Senghor compte bien que l’électoralisme coutumier des forces de gauche (il ne perdra jamais les élections tant qu’il sera au pouvoir) lui serve, une fois de plus, comme diversion à l’intense mise sur pied d’un gigantesque et efficace appareil de répression destiné aux masses et non à l’étranger, comme il le prétend. La démocratie aura le caractère de toute démocratie («libérale» ou «populaire») au moment où la question est la libre communication SANS INTERMÉDIAIRE au sein des masses et la libre expression de leur révolte, ce qu’aucun pouvoir aujourd’hui ne permet.

 

Si l’opposition dénonce les truquages constitutionnels de Senghor, ce n’est pas qu’elle prône la libre expression de la révolte des masses (ces messieurs se plaignent UNIQUEMENT du fait que les chars anti-émeutes qui défilent le 4 avril n’appartiennent pas à l’État sénégalais ! Voilà qui éclaire sur la véritable nature de l’indépendance dont parlait Majhmout Diop, quand il disait : «Nous voulions l’indépendance, nous l’avons eue»), c’est plutôt parce qu’elle sent bien qu’elle risque de faire, encore une fois, les frais des ouvertures «démocratiques» du régime, alors que le feu qui couve au sein des masses lui permet d’espérer non plus la position qu’on lui propose, mais TOUT le pouvoir. Mais si Senghor peut impunément changer la Constitution comme il le veut, c’est qu’en Afrique (pas seulement là d’ailleurs !) tous ceux qui ont détenu le pouvoir à un moment ou à un autre, depuis les indépendances, ont toujours pris les plus effarantes libertés autant vis-à-vis de leurs subordonnés que, bien entendu, des masses, car tous ont la même prétention ridicule à l’éternité.

 

À moins qu’un quelconque Kérékou vienne faire, une fois de plus, le coup aux masses et lui remette ensuite le pouvoir, les seules chances qu’a l’opposition de prendre la place de Senghor résident dans la récupération d’une éventuelle poussée victorieuse du mouvement de masse qui comporterait, comme seul risque, d’avoir à se démasquer trop vite !

 

Car, par-delà les déclarations de bonnes intentions, les promesses sur l’honneur et les professions de foi, que peut réellement cette opposition pour régler tous les problèmes de la gestion du Sénégal actuel que le régime de Senghor lui laisserait en héritage ? La précocité des temps actuels, qui tient au fait que nous sommes un pays capitaliste sans la base matérielle de ce mode de production et au fait que le prolétariat mondial s’est relevé de sa défaite de 1917, entraîne le fait suivant : les couches qui, jusqu’ici, ont dirigé le mouvement des masses, les rôles et les ambitions qui leur sont propres, sont déjà HISTORIQUEMENT vouées aux poubelles de l’Histoire.

 

Pour un capitalisme sous-développé comme le nôtre, une accumulation susceptible d’assurer le développement des forces productives et l’abondance des marchandises que tous promettent ne peut avoir des chances de réalisation que par l’État, en tant que propriétaire global privé. Ceci implique une remise en ordre draconienne de la gabegie, du laisser-aller, de la corruption, du favoritisme clanique ou familial et de l’incompétence crasse qui font de l’administration actuelle un grand bordel. Mais cette tâche oublie seulement que ces «défauts» sont des caractéristiques inhérentes au personnel assurant le fonctionnement de l’État.

 

D’autre part, au moment où le socialisme officiel (Chine, U.R.S.S., Corée du Nord…) tombe en ruine de toutes parts, ce sont les derniers modèles de développement qui s’écroulent. Ceux qui restent perplexes et béats devant Mao CONTRAINT d’aller ramasser le truand Nixon jusque dans les poubelles de la Californie, ne veulent seulement pas admettre ce fait : malgré et par-delà les déclarations de Radio-Pékin et les diatribes de représentants chinois à l’O.N.U., la Chine est dans une position de courtisane auprès des États-Unis, et du monde occidental en général, dont elle importe la haute technologie qu’elle ne peut atteindre par elle-même et qui devient de plus en plus nécessaire au développement de l’industrialisation stalinienne du pays. Voilà pourquoi, si les bureaucrates (depuis Lin Piao jusqu’à Teng Hsiao-Ping) sont massacrés à tour de rôle après avoir servi, la bureaucratie, organisation du mensonge à l’intérieur et à l’extérieur, reste inamovible.

 

La «lutte pour le développement», qui se dit «anti-impérialiste», ne peut se faire que dans une COLLABORATION NÉCESSAIREMENT DÉPENDANTE avec les puissances industrielles et financières du monde occidental. Or, si le capitalisme est déjà en crise économique, il atteint ses dernières chances de se maintenir. La crise est totale et affecte la totalité du globe. Aucun pouvoir n’y échappe, sous-développé ou pas ! Ce que peut faire l’opposition, qui se présente comme une alternative à l’échec du régime actuel, c’est tout au plus un accroissement quantitatif de l’élite et de sa richesse. Alors, les hommes providentiels et autres sauveurs de la nation peuvent bien promettre tout ce qui leur passe par le crâne : si les patrons du capital mondial sont eux-mêmes incapables de sauver l’économie, les prétentions des avortons périphériques nous font rire.

 

Quoi qu’il en soit, NOUS PRÉDISONS, NOUS PROMETTONS DES LENDEMAINS TUMULTUEUX À CE RÉGIME ET À SES SUCCESSEURS. Comme le disait le tonton du Père de la nation, «les Sénégalais sont turbulents». Le prolétariat français lui en a fait tellement voir qu’il a passé l’arme à (la) gauche, mais son fiston n’a encore rien vu.

 

(À suivre…)

 

 

 

Notes

 

Il va de soi que c’est par souci de clarté dans l’exposition de nos idées que nous ne nous sommes pas attardés au détail de ce que nous ne faisons que survoler. Mais si, par hasard, il se trouvait quelqu’un pour apporter un ou des faits susceptibles de démentir nos thèses générales, nous nous ferions fort de tout raconter, en long, en large et en travers.

 

C’est dans le cadre de la très fraternelle coopération sénégalo-malienne qu’Omar, arrêté vers décembre 1971 au Mali, où il fut soumis quotidiennement à la torture par le ministre de l’Intérieur malien en personne — le très idiot lumpen-policier Thiékoro Bagayoko —, fut déporté au Sénégal, enchaîné, en pleine grève de la faim, le crâne portant des traces visibles de rasage forcé, le 5 février 1972.

 

Notons que c’est à cette occasion que Senghor promulgua spécialement une loi d’extradition, qui n’existait pas encore, entre les deux pays. Omar et son codétenu furent transférés, en mai 1972, de la prison du fort B, à Dakar-Hann, à celle de l’île de Gorée où la place de soixante à quatre-vingts détenus avait été spécialement aménagée pour eux et où Omar devait succomber exactement un an après. Le but de ce régime spécial, l’isolement total vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec, pour sanction majeure, les trente jours de cellule disciplinaire innovés par Jean Collin lorsqu’il prit les fonctions de ministre de l’Intérieur en 1971, était clair : briser le défi permanent que constituait l’attitude constante de la fraction active des «incendiaires». C’est un maximum de forces qui étaient concentrées sur un minimum de personnes. Les pauvres cons qui étaient chargés de cette tâche (ignoble pour eux-mêmes d’ailleurs) étaient d’autant plus hargneux et zélés que dans la dialectique du maître et de l’esclave, le rapport qui est d’emblée instauré par n’importe quel idiot en uniforme, au malheur et à la honte de n’importe quel détenu, était inversé. La nette supériorité politique et humaine de ces camarades, que la qualité de «politiques» et les privilèges de geôle n’avaient pas récupérés, suscitait chez les prétendus gardiens la honte, l’envie, la jalousie idiote, l’hypocrisie, la bêtise, la méchanceté gratuite et infantile et, finalement, la hargne brutale.

 

C’est sous la direction de l’inspecteur Samb, spécialement affecté à ce poste pour la haine qu’il portait aux «incendiaires», responsables de la sanction administrative (mutation) dont il fut l’objet du fort B, qu’allait être donnée carte blanche à ces misérables individus. Nous passerons sur les mille et une tracasseries journalières qui sont le lot de tout détenu. C’est à l’occasion de leur second séjour dans des cellules de 1,50 m sur 2 m, alors que les affrontements physiques devenaient de plus en plus fréquents, et c’est justement lors d’un de ces affrontements qu’Omar, pris à partie par cinq flics dont les noms sont connus mais importent peu, reçut un coup de matraque en caoutchouc noir rembourrée de fer à la base du cou, fut bourré de coups de bottes dans les côtes, et sa tête cognée contre le mur. Il devait, sur le coup, rester évanoui pendant trois à quatre heures avant de reprendre ses esprits. Mais, d’autant plus qu’il n’avait reçu aucun soin, ce fut le début de son agonie, qui dura jusqu’au terme des trente jours réglementaires, quand il fut retrouvé, comme par hasard, tranquillement pendu dans son dortoir individuel. Voilà le «suicide» dont parle le gouvernement.

 

Mensonge ! De même que tout le reste.

 

Et, en son temps, nous démentirons le seul MENSONGE INVOLONTAIRE de ceux qui avaient intérêt à la falsification dans cette affaire.

 

 

 

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