L'architecture et le jeu

Publié le par Debordiana


Johan Huizinga dans son Essai sur la fonction sociale du jeu établit que «… la culture, dans ses phases primitives, porte les traits d’un jeu, et se développe sous les formes et dans l’ambiance du jeu». L’idéalisme latent de l’auteur, et son appréciation étroitement sociologique des formes supérieures du jeu, ne dévalorisent pas le premier apport que constitue son ouvrage. Il est vain, d’autre part, de chercher à nos théories sur l’architecture ou la dérive d’autres mobiles que la passion du jeu.

Autant le spectacle de presque tout ce qui se passe dans le monde suscite notre colère et notre dégoût, autant nous savons pourtant, de plus en plus, nous amuser de tout. Ceux qui comprennent ici que nous sommes des ironistes sont trop simples. La vie autour de nous est faite pour obéir à des nécessités absurdes, et tend inconsciemment à satisfaire ses vrais besoins.

Ces besoins et leurs réalisations partielles, leurs compréhensions partielles, confirment partout nos hypothèses. Un bar, par exemple, qui s’appelle Au bout du monde, à la limite d’une des plus fortes unités d’ambiance de Paris (le quartier des rues Mouffetard - Tournefort - Lhomont), n’y est pas par hasard. Les événements n’appartiennent au hasard que tant que l’on ne connaît pas les lois générales de leur catégorie. Il faut travailler à la prise de conscience la plus étendue des éléments qui déterminent une situation, en dehors des impératifs utilitaires dont le pouvoir diminuera toujours.

G.-E. Debord à proximité d’Aubervilliers

Ce que l’on peut faire d’une architecture est une ordonnance assez proche de ce que l’on voudrait faire de sa vie. Les belles aventures, comme on dit, ne peuvent avoir pour cadre, et origines, que les beaux quartiers. La notion de beaux quartiers changera.

Actuellement déjà on peut goûter l’ambiance de quelques zones désolées, aussi propres à la dérive que scandaleusement impropres à l’habitat, où le régime enferme cependant des masses laborieuses. Le Corbusier reconnaît lui-même, dans L’urbanisme est une clef, que, si l’on tient compte du misérable individualisme anarchique de la construction dans les pays fortement industrialisés, «… le sous-développement peut être tout autant la conséquence d’un superflu que celle d’une pénurie». Cette remarque peut naturellement se retourner contre le néo-médiéval promoteur de la «commune verticale».


Des individus très divers ont ébauché, par des démarches apparemment de même nature, quelques architectures intentionnellement déroutantes, qui vont des célèbres châteaux du roi Louis de Bavière à cette maison de Hanovre, que le dadaïste Kurt Schwitters avait, paraît-il, percée de tunnels et compliquée d’une forêt de colonnes d’objets agglomérés. Toutes ces constructions relèvent du caractère baroque, que l’on trouve toujours nettement marqué dans les essais d’un art intégral, qui serait complètement déterminant. À ce propos, il est significatif de noter les relations entre Louis de Bavière et Wagner, qui devait lui-même rechercher une synthèse esthétique, de la façon la plus pénible et, somme toute, la plus vaine.

Jacques Fillon dans le Palais Idéal

Il convient de déclarer nettement que si des manifestations architecturales, auxquelles nous sommes conduits à accorder du prix, s’apparentent par quelque côté à l’art naïf, nous les estimons pour tout autre chose, à savoir la concrétisation de forces futures inexploitées d’une discipline économiquement peu accessible aux «avant-gardes». Dans l’exploitation des valeurs marchandes bizarrement attachées à la plupart des modes d’expression de la naïveté, il est impossible de ne pas reconnaître l’étalage d’une mentalité formellement réactionnaire, assez apparentée à l’attitude sociale du paternalisme. Plus que jamais, nous pensons que les hommes qui méritent quelque estime doivent avoir su répondre à tout.

Les hasards et les pouvoirs de l’urbanisme, que nous nous contentons actuellement d’utiliser, nous ne cesserons pas de nous fixer pour but de participer, dans la plus large mesure possible, à leur construction réelle.

Le provisoire, domaine libre de l’activité ludique, que Huizinga croit pouvoir opposer en tant que tel à la «vie courante» caractérisée par le sens du devoir, nous savons bien qu’il est le seul champ, frauduleusement restreint par les tabous à prétention durable, de la vie véritable. Les comportements que nous aimons tendent à établir toutes les conditions favorables à leur complet développement. Il s’agit maintenant de faire passer les règles du jeu d’une convention arbitraire à un fondement moral.

Guy-Ernest Debord
Potlatch no 20, 30 mai 1955.

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