Le point culminant
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations
Chapitre VII
Le point culminant
Le point culminant
«Concluons : ceux qui ne savent pas changer de méthode lorsque les temps l’exigent, prospèrent sans doute tant que leur marche s’accorde avec celle de la Fortune ; mais ils se perdent dès que celle-ci vient à changer. Au reste je pense qu’il vaut mieux être trop hardi que trop circonspect…»
MACHIAVEL, Le Prince.
Dans la matinée du 27 mai, Seguy alla exposer aux ouvriers de Renault-Billancourt les accords conclus entre les syndicats, le gouvernement et le patronat. Unanimement, les travailleurs conspuèrent le bureaucrate, qui — tout son discours en témoigne — était venu dans l’espoir de se faire plébisciter sur ce résultat. Devant la colère de la base, le stalinien s’abrita précipitamment derrière un détail tu jusqu’alors, et effectivement essentiel : rien ne serait signé sans la ratification des ouvriers. Ceux-ci rejetant les accords, la grève et les négociations devaient continuer. À la suite de Renault, toutes les entreprises refusèrent les miettes avec lesquelles la bourgeoisie et ses auxiliaires avaient compté payer la reprise du travail.
Le contenu des «accords de Grenelle» n’avait certes pas de quoi soulever l’enthousiasme des masses ouvrières, qui se savaient virtuellement maîtresses de la production, qu’elles paralysaient depuis dix jours. Ces accords majoraient les salaires de 7%, et portaient le salaire horaire minimum garanti par la loi (S.M.I.G.) de 2,22 à 3 francs : c’est-à-dire que le secteur le plus exploité de la classe ouvrière, particulièrement en province, qui gagnait 348,80 francs par mois, avait désormais un pouvoir d’achat plus adapté à la «société d’abondance» — 520 francs par mois. Les journées de grève ne seraient pas payées avant d’être rattrapées en heures supplémentaires. Ce pourboire grevait déjà lourdement le fonctionnement normal de l’économie française, surtout dans ses rapports obligés avec le Marché Commun et les autres aspects de la compétition capitaliste internationale. Tous les ouvriers savaient que de tels «avantages» leur seraient repris, et au-delà, par une imminente augmentation des prix. Ils sentaient qu’il serait bien plus expédient de balayer le système, qui était parvenu là à son maximum de concessions, et d’organiser la société sur une autre base. La chute du régime gaulliste était nécessairement le préalable de ce renversement de perspective.
Les staliniens comprenaient combien la situation était périlleuse. Malgré leur soutien constant, le gouvernement venait d’échouer encore une fois dans ses efforts pour se rétablir. Après l’échec de Pompidou, le 11 mai, pour arrêter la montée de la crise en sacrifiant son autorité dans le domaine universitaire, un discours de de Gaulle et les accords hâtivement passés entre Pompidou et les syndicats avaient échoué à circonvenir une crise devenue profondément sociale. Les staliniens commencèrent à désespérer de la survie du gaullisme, puisqu’ils n’avaient pas pu jusque-là le sauver, et parce que le gaullisme semblait avoir perdu le ressort nécessaire pour se maintenir. Ils se trouvaient obligés, à leur grand regret, de se risquer dans l’autre camp — là où ils avaient toujours prétendu être. Le 28 et le 29 mai, ils jouèrent la chute du gaullisme. Ils devaient tenir compte de diverses pressions : essentiellement les ouvriers. Et, subsidiairement, les éléments d’opposition qui commençaient à prétendre remplacer le gaullisme, et ainsi risquaient d’être rejoints par une partie de ceux qui voulaient d’abord que le régime tombe. Il s’agissait aussi bien des syndicalistes chrétiens de la C.F.D.T. que de Mendès-France, de la «Fédération» du trouble Mitterrand, ou du rassemblement du stade Charléty pour une organisation bureaucratique d’extrême-gauche [Ce fut un des mérites des cohn-bendistes du «22 mars» de refuser les avances du stalinien en rupture de ban Barjonet, et autres chéfaillons gauchistes œcuméniques. Il va de soi que les situationnistes, quant à eux, n’y répondirent que par le mépris. (Cf. Adresse à tous les travailleurs dans la deuxième partie des Documents).]. Tous ces rêveurs, au demeurant, n’élevaient la voix qu’au nom de la force supposée que les staliniens mettraient en jeu pour ouvrir leur après-gaullisme. Niaiseries que la suite immédiate devait sanctionner.
Les staliniens étaient bien plus réalistes. Ils se résignèrent à demander un «gouvernement populaire», dans les fortes et nombreuses manifestations de la C.G.T. le 29, et déjà s’apprêtèrent à le défendre. Ils n’ignoraient pas que ceci ne serait pour eux qu’un dangereux pis-aller. S’ils pouvaient encore contribuer à vaincre le mouvement révolutionnaire avant qu’il n’ait réussi à faire tomber le gaullisme, ils craignaient justement de ne plus pouvoir le vaincre après. Déjà un éditorial radiophonique, le 28 mai, avançait, avec un pessimisme prématuré, que le P.C.F. ne se relèverait plus jamais, et que le principal péril venait maintenant des «gauchistes situationnistes».
Le 30 mai, un discours de de Gaulle manifesta fermement son intention de rester au pouvoir, coûte que coûte. Il proposa de choisir entre de proches élections législatives et la guerre civile tout de suite. Des régiments sûrs furent déployés autour de Paris, et abondamment photographiés. Les staliniens, enchantés, se gardèrent bien d’appeler à maintenir la grève jusqu’à la chute du régime. Ils s’empressèrent de se rallier aux élections gaullistes, quel qu’en dût être pour eux le prix.
Dans de telles conditions, l’alternative était immédiatement entre l’affirmation autonome du prolétariat ou la défaite complète du mouvement ; entre la révolution des Conseils et les accords de Grenelle. Le mouvement révolutionnaire ne pouvait en finir avec le P.C.F. sans avoir d’abord chassé de Gaulle. La forme du pouvoir des travailleurs qui aurait pu se développer dans la phase après-gaulliste de la crise, se trouvant bloquée à la fois par le vieil État réaffirmé et le P.C.F., n’eut plus aucune chance de prendre de vitesse sa défaite en marche.
Le contenu des «accords de Grenelle» n’avait certes pas de quoi soulever l’enthousiasme des masses ouvrières, qui se savaient virtuellement maîtresses de la production, qu’elles paralysaient depuis dix jours. Ces accords majoraient les salaires de 7%, et portaient le salaire horaire minimum garanti par la loi (S.M.I.G.) de 2,22 à 3 francs : c’est-à-dire que le secteur le plus exploité de la classe ouvrière, particulièrement en province, qui gagnait 348,80 francs par mois, avait désormais un pouvoir d’achat plus adapté à la «société d’abondance» — 520 francs par mois. Les journées de grève ne seraient pas payées avant d’être rattrapées en heures supplémentaires. Ce pourboire grevait déjà lourdement le fonctionnement normal de l’économie française, surtout dans ses rapports obligés avec le Marché Commun et les autres aspects de la compétition capitaliste internationale. Tous les ouvriers savaient que de tels «avantages» leur seraient repris, et au-delà, par une imminente augmentation des prix. Ils sentaient qu’il serait bien plus expédient de balayer le système, qui était parvenu là à son maximum de concessions, et d’organiser la société sur une autre base. La chute du régime gaulliste était nécessairement le préalable de ce renversement de perspective.
Les staliniens comprenaient combien la situation était périlleuse. Malgré leur soutien constant, le gouvernement venait d’échouer encore une fois dans ses efforts pour se rétablir. Après l’échec de Pompidou, le 11 mai, pour arrêter la montée de la crise en sacrifiant son autorité dans le domaine universitaire, un discours de de Gaulle et les accords hâtivement passés entre Pompidou et les syndicats avaient échoué à circonvenir une crise devenue profondément sociale. Les staliniens commencèrent à désespérer de la survie du gaullisme, puisqu’ils n’avaient pas pu jusque-là le sauver, et parce que le gaullisme semblait avoir perdu le ressort nécessaire pour se maintenir. Ils se trouvaient obligés, à leur grand regret, de se risquer dans l’autre camp — là où ils avaient toujours prétendu être. Le 28 et le 29 mai, ils jouèrent la chute du gaullisme. Ils devaient tenir compte de diverses pressions : essentiellement les ouvriers. Et, subsidiairement, les éléments d’opposition qui commençaient à prétendre remplacer le gaullisme, et ainsi risquaient d’être rejoints par une partie de ceux qui voulaient d’abord que le régime tombe. Il s’agissait aussi bien des syndicalistes chrétiens de la C.F.D.T. que de Mendès-France, de la «Fédération» du trouble Mitterrand, ou du rassemblement du stade Charléty pour une organisation bureaucratique d’extrême-gauche [Ce fut un des mérites des cohn-bendistes du «22 mars» de refuser les avances du stalinien en rupture de ban Barjonet, et autres chéfaillons gauchistes œcuméniques. Il va de soi que les situationnistes, quant à eux, n’y répondirent que par le mépris. (Cf. Adresse à tous les travailleurs dans la deuxième partie des Documents).]. Tous ces rêveurs, au demeurant, n’élevaient la voix qu’au nom de la force supposée que les staliniens mettraient en jeu pour ouvrir leur après-gaullisme. Niaiseries que la suite immédiate devait sanctionner.
Les staliniens étaient bien plus réalistes. Ils se résignèrent à demander un «gouvernement populaire», dans les fortes et nombreuses manifestations de la C.G.T. le 29, et déjà s’apprêtèrent à le défendre. Ils n’ignoraient pas que ceci ne serait pour eux qu’un dangereux pis-aller. S’ils pouvaient encore contribuer à vaincre le mouvement révolutionnaire avant qu’il n’ait réussi à faire tomber le gaullisme, ils craignaient justement de ne plus pouvoir le vaincre après. Déjà un éditorial radiophonique, le 28 mai, avançait, avec un pessimisme prématuré, que le P.C.F. ne se relèverait plus jamais, et que le principal péril venait maintenant des «gauchistes situationnistes».
Le 30 mai, un discours de de Gaulle manifesta fermement son intention de rester au pouvoir, coûte que coûte. Il proposa de choisir entre de proches élections législatives et la guerre civile tout de suite. Des régiments sûrs furent déployés autour de Paris, et abondamment photographiés. Les staliniens, enchantés, se gardèrent bien d’appeler à maintenir la grève jusqu’à la chute du régime. Ils s’empressèrent de se rallier aux élections gaullistes, quel qu’en dût être pour eux le prix.
Dans de telles conditions, l’alternative était immédiatement entre l’affirmation autonome du prolétariat ou la défaite complète du mouvement ; entre la révolution des Conseils et les accords de Grenelle. Le mouvement révolutionnaire ne pouvait en finir avec le P.C.F. sans avoir d’abord chassé de Gaulle. La forme du pouvoir des travailleurs qui aurait pu se développer dans la phase après-gaulliste de la crise, se trouvant bloquée à la fois par le vieil État réaffirmé et le P.C.F., n’eut plus aucune chance de prendre de vitesse sa défaite en marche.
Chapitre écrit par Guy Debord seul «en une heure dans un bistrot».
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations