Le CMDO et les tendances conseillistes
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations
Chapitre VIII
Le «Conseil pour le maintien des occupations»
et les tendances conseillistes
Le «Conseil pour le maintien des occupations»
et les tendances conseillistes
«Cette explosion a été provoquée par quelques groupes qui se révoltent contre la société de consommation, contre la société mécanique, qu’elle soit communiste à l’Est, ou qu’elle soit capitaliste à l’Ouest. Des groupes qui ne savent pas du tout d’ailleurs par quoi ils la remplaceraient, mais qui se délectent de négation, de destruction, de violence, d’anarchie, qui arborent le drapeau noir.»
DE GAULLE, Entretien télévisé du 7 juin 1968.
Le «Conseil pour le maintien des occupations» (C.M.D.O.) fut constitué, au soir du 17 mai, par ceux des partisans du premier Comité d’occupation de la Sorbonne qui s’étaient retirés avec lui et qui se proposaient de maintenir dans la suite de la crise le programme de la démocratie de Conseils, inséparable d’une extension quantitative et qualitative du mouvement des occupations.
Quarante personnes environ étaient réunies en permanence dans le C.M.D.O. ; auxquelles se joignaient momentanément d’autres révolutionnaires et grévistes, venant de diverses entreprises, de l’étranger ou de province, et y retournant. Le C.M.D.O. fut à peu près constamment composé d’une dizaine de situationnistes et d’Enragés (parmi eux Debord, Khayati, Riesel, Vaneigem), d’autant de travailleurs, d’une dizaine de lycéens ou «étudiants», et d’une dizaine d’autres conseillistes sans fonction sociale déterminée.
Liste manuscrite des membres du C.M.D.O. occupant l’Institut pédagogique national, rue d’Ulm, en mai 68 : Guy Debord, Raoul Vaneigem, Mustapha Khayati, René Viénet, René Riesel, Patrick Cheval, Christian Sébastiani, Robert Belghanem, Axel, l’Imprimeur, le Musicien, Jacques Le Glou, Pierre Sennelier, Pierre Lepetit, Hubert Bérard, Yves Raynaud, Gérard Joannès, Jean-Louis Philippe, Pierre Éblé, Jean-Louis Rançon, Alain Chevalier, Pierre Dolé, Aain Joubert, Pierre Barret, François de Beaulieu, Eduardo Rothe, Michel Mazeron dit l’Occitan, le Hongrois, Valère-Gil, Catherine Paillasse, Françoise Zylberberg, Alice Becker-Ho.
Le C.M.D.O., pendant toute son existence, réussit une expérience de démocratie directe, garantie par une participation égale de tous aux débats, aux décisions et à l'exécution. Il était essentiellement une assemblée générale ininterrompue, délibérant jour et nuit. Aucune fraction, aucune réunion particulière n’existèrent jamais à côté du débat commun.
Unité spontanément créée dans les conditions d’un moment révolutionnaire, le C.M.D.O. était évidemment moins un Conseil qu’une organisation conseilliste — donc fonctionnant elle-même sur le modèle de la démocratie soviétique. En tant que réponse improvisée à ce moment précis, le C.M.D.O. ne pouvait pas non plus se donner pour une organisation conseilliste permanente, ni tendre tel quel à se transformer en une organisation de ce type. Cependant, un accord presque général sur les principales thèses situationnistes renforçait sa cohésion.
Trois commissions s’étaient organisées à l’intérieur de l’assemblée générale, pour permettre son activité pratique. La Commission de l’Imprimerie se chargeait de la réalisation et du tirage des publications du C.M.D.O., tant en faisant fonctionner les machines dont il disposait qu’en collaborant avec les grévistes de certaines imprimeries. La Commission des Liaisons, disposant d’une dizaine de voitures, s’occupait des contacts avec les usines occupées, et du transport du matériel à diffuser. La Commission des Fournitures, qui excella dans les jours les plus difficiles, veillait à ce que ne manquent jamais le papier, l’essence, la nourriture, l’argent, le vin. Pour assurer la rédaction rapide des textes dont le contenu était fixé par tous, il n’y avait pas de commission permanente, mais chaque fois quelques membres désignés, qui soumettaient le résultat à l’assemblée.
Le Conseil pour le maintien des occupations occupa lui-même principalement les bâtiments de l’Institut Pédagogique National, rue d’Ulm, à partir du 19 mai. À la fin du mois de mai, il se transporta dans les caves du bâtiment voisin, une «École des Arts Décoratifs». L’occupation de l’I.P.N. eut ceci de notable que, si les pédagogues de toutes sortes se sentirent dénoncés et bafoués dans leur malheureuse profession [Un placard conseillait : «Ne dites plus : Monsieur le pédagogue. Dites : crève salope !» Un autre rappelait que «l’éducateur lui-même doit être éduqué».], de nombreux éléments du personnel, ouvriers et techniciens, saisirent l’occasion pour exiger la gestion de leur lieu de travail, et prirent vaillamment parti pour le mouvement, dans toutes ses formes de lutte. Ainsi le «comité paritaire» de l’occupation se trouva aux mains des révolutionnaires. C’est un Enragé de Nanterre qui avait été désigné comme responsable du service de sécurité. Tout le monde n’eut qu’à se féliciter de ce choix, même les pédagogues. L’ordre démocratique ne fut troublé par personne, ce qui permit la plus large tolérance : on laissa même un stalinien du personnel vendre L’Humanité devant la porte. Le drapeau rouge et le drapeau noir étaient arborés ensemble sur la façade de l’édifice.
Le C.M.D.O. publia un certain nombre de textes [On les trouvera ci-après, dans la deuxième partie des Documents.]. Un Rapport sur l’occupation de la Sorbonne, le 19 mai, concluait : «La lutte étudiante est maintenant dépassée. Plus encore sont dépassées toutes les directions bureaucratiques de rechange qui croient habile de feindre le respect pour les staliniens, en ce moment où la C.G.T. et le parti dit communiste tremblent. L’issue de la crise actuelle est entre les mains des travailleurs eux-mêmes, s’ils parviennent à réaliser dans l’occupation de leurs usines ce que l’occupation universitaire a pu seulement esquisser.» Le 22 mai, la déclaration Pour le pouvoir des Conseils ouvriers constatait : «En dix jours, non seulement des centaines d’usines ont été occupées par les ouvriers, et une grève générale spontanée a interrompu totalement l’activité du pays, mais encore différents bâtiments appartenant à l’État sont occupés par des comités de fait qui s’en sont appropriés la gestion. En présence d’une telle situation, qui ne peut en aucun cas durer, mais qui est devant l’alternative de s’étendre ou de disparaître (répression ou négociation liquidatrice), toutes les vieilles idées sont balayées, toutes les hypothèses radicales sur le retour du mouvement révolutionnaire prolétarien sont confirmées.» Ce texte énumérait trois possibilités, par ordre de probabilité décroissante : un accord du gouvernement et du P.C.F. «sur la démobilisation des ouvriers, en échange d’avantages économiques» ; la passation du pouvoir à la gauche «qui fera la même politique, quoique à partir d’une position plus affaiblie» ; enfin les ouvriers parlant pour eux-mêmes «en prenant conscience de revendications qui soient au niveau du radicalisme des formes de lutte qu’ils ont déjà mises en pratique». Il montrait en quoi le prolongement de la situation actuelle pouvait contenir une telle perspective : «L’obligation de remettre en marche certains secteurs de l’économie sous le contrôle ouvrier peut poser les bases de ce nouveau pouvoir, que tout porte à déborder les syndicats et partis existants. Il faudra remettre en marche les chemins de fer et les imprimeries, pour les besoins de ïa lutte ouvrière. Il faudra que les nouvelles autorités de fait réquisitionnent et distribuent les vivres…»
Le 30 mai, l’Adresse à tous les travailleurs déclarait : «Ce que nous avons déjà fait en France hante l’Europe et va bientôt menacer toutes les classes dominantes du monde, des bureaucrates de Moscou et Pékin aux milliardaires de Washington et Tokyo. Comme nous avons fait danser Paris, le prolétariat international va revenir à l’assaut des capitales de tous les États, de toutes les citadelles de l’aliénation. L’occupation des usines et des édifices publics dans tout le pays a non seulement bloqué le fonctionnement de l’économie, mais surtout entraîné une remise en question générale de la société. Un mouvement profond porte presque tous les secteurs de la population à vouloir un changement de la vie. C’est désormais un mouvement révolutionnaire, auquel ne manque plus que la conscience de ce qu’il a déjà fait, pour posséder réellement cette révolution… Ceux qui déjà ont repoussé les accords dérisoires qui comblaient les directions syndicales ont à découvrir qu'ils ne peuvent pas “obtenir” beaucoup plus dans le cadre de l’économie existante, mais qu’ils peuvent tout prendre en en transformant toutes les bases pour leur propre compte. Les patrons ne peuvent guère payer plus ; mais ils peuvent disparaître.» La suite de l’Adresse rejetait le «replâtrage bureaucratique-révolutionnaire» tenté à Charléty pour une certaine unification des petits partis gauchistes, et repoussait la main tendue sans vergogne aux situationnistes par le stalinien dissident André Barjonet. L’Adresse montrait que le pouvoir des Conseils de travailleurs était la seule solution révolutionnaire, déjà inscrite dans les luttes de classes de ce siècle. Plus tard, en intervenant dans les luttes à Flins, le C.M.D.O. diffusa le 8 juin le tract C’est pas fini ! qui dénonçait les buts et les méthodes des syndicats dans l’affaire : «Les syndicats ignorent la lutte des classes, ils ne connaissent que les lois du marché, et dans leur commerce ils se prétendent propriétaires des travailleurs… La honteuse manœuvre pour empêcher de secourir les ouvriers de Flins n’est qu’une des répugnantes “victoires” des syndicats dans leur lutte contre la grève générale… Pas d’unité avec les diviseurs.»
Le C.M.D.O. publia aussi un certain nombre d’affiches, une cinquantaine de bandes dessinées et quelques chansons de circonstance. Ses principaux textes connurent des tirages qui peuvent être chiffrés entre 150.000 et plus de 200.000 exemplaires. C’est que, s’employant naturellement à accorder sa pratique avec sa théorie, le C.M.D.O. s’était adressé aux ouvriers des imprimeries occupées, qui apportèrent volontiers leur collaboration en remettant en marche l’excellent matériel dont ils disposaient [On sait que les imprimeries de labeur ne sont pas si étroitement tenues par les syndicalistes staliniens que celles de la presse.]. Ces textes furent aussi très fréquemment reproduits, en province et à l’étranger, dès qu’y parvenaient les premiers exemplaires [Parmi les premières rééditions de ces documents, on peut citer une brochure suédoise des éditions révolutionnaires Libertad ; un numéro spécial de la publication vénézuélienne clandestine Proletario ; la brochure éditée au Japon par la Zengakuren sous le titre Leçons de la défaite de la révolte de mai en France.]. Le C.M.D.O. avait assuré lui-même la traduction, et un premier tirage, en anglais, allemand, espagnol, italien, danois et arabe. Les versions en arabe et espagnol furent d’abord répandues parmi les travailleurs immigrés. Une version falsifiée de l’Adresse se trouva reproduite dans Combat du 3 juin : les attaques contre les staliniens et les références situationnistes y avaient disparu simultanément.
Le C.M.D.O. s’efforça, avec un notable succès, d’établir et de conserver des liaisons avec les entreprises, des travailleurs isolés, des Comités d’action, et des groupes de province : cette liaison fut particulièrement bien assurée avec Nantes. En outre, le C.M.D.O. fut présent dans tous les aspects des luttes à Paris et en banlieue.
Le Conseil pour le maintien des occupations convint de se dissoudre le 15 juin. Le reflux du mouvement des occupations avait amené plusieurs de ses membres à soulever, une semaine auparavant, la question d’une telle dissolution ; elle avait été retardée du fait de la persistance des luttes des grévistes qui refusaient la défaite, notamment à Flins. Le C.M.D.O. n’avait rien cherché à obtenir pour lui, pas même à mener un quelconque recrutement en vue d’une existence permanente. Ses participants ne séparaient pas leurs buts personnels des buts généraux du mouvement. C’étaient des individus indépendants, qui s’étaient groupés pour une lutte, sur des bases déterminées, dans un moment précis ; et qui redevinrent indépendants après elle. Quelques-uns d’entre eux, qui reconnaissaient dans l’Internationale situationniste la suite de leur propre activité, s’y retrouvèrent [Certains éléments extérieurs ont pu se réclamer abusivement du C.M.D.O., comme il arrive, beaucoup plus fréquemment, que des individus se présentent mensongèrement comme étant de l’I.S., par sotte gloriole ou pour quelque but plus trouble. Deux ou trois anciens membres nostalgiques du C.M.D.O. n’ont sans doute pas évité d’exploiter leur passé dans un style pauvrement spectaculaire. Ceci n’atteint en rien la quasi-totalité de ses participants, qui y apportèrent tant de capacités remarquables sans que personne veuille se mettre en avant. Le Conseil pour le maintien des occupations reviendra un jour, avec son temps qui lui-même doit revenir.].
D’autres tendances «conseillistes» — en ce sens qu’elles étaient pour les Conseils, mais sans vouloir en reconnaître la théorie et la vérité — se manifestèrent, dans les bâtiments de l’Annexe Censier de la Faculté des Lettres, où elles tinrent en commun, en tant que «Comité d’action travailleurs-étudiants», une discussion quelque peu inactive, et qui ne pouvait guère progresser vers une clarification pratique. Des groupes comme «Pouvoir Ouvrier», le «Groupe de Liaison et d’Action des Travailleurs», bon nombre d’individus venus des entreprises, eurent le tort d’accepter dans leurs débats, déjà confus et répétitifs, toutes sortes d’adversaires ou saboteurs de leurs positions : trotskistes ou maoïstes qui paralysaient la discussion — certains se permettant même de brûler publiquement une plate-forme anti-bureaucratique rédigée par une commission désignée à cet effet. Ces conseillistes purent intervenir dans quelques luttes pratiques, notamment au début de la grève générale, en envoyant certains des leurs pour aider au débrayage ou pour renforcer les piquets de grève. Mais leur intervention souffrit fréquemment des défauts inhérents à leur rassemblement même : il arriva que plusieurs membres d’une de leurs délégations exposent aux ouvriers des perspectives fondamentalement opposées. Le groupe anti-syndical d’«Information Correspondance Ouvrière», qui n’allait pas jusqu’à être conseilliste, et qui n’était même pas sûr d’être un groupe, siégea cependant dans une salle à part. Indifférent à la situation, il y rabâcha le fatras habituel de son bulletin, et y rejoua son psychodrame obstructionniste : fallait-il s’en tenir à l’information pure pasteurisée de tout germe théorique, ou bien le choix de l’information n’était-il pas déjà inséparable de présuppositions théoriques dissimulées ? Plus généralement, le défaut de tous ces groupes, qui tiraient leur fière expérience du passé lointain des défaites ouvrières, et jamais des nouvelles conditions et du nouveau style de lutte qu’ils ignoraient par principe, ce fut de répéter leur idéologie habituelle, sur le même ton ennuyeux qu’ils avaient gardé pendant une ou deux décennies d’inactivité. Ils semblèrent n’avoir rien aperçu de nouveau dans le mouvement des occupations. Ils avaient déjà tout vu. Ils étaient blasés. Leur découragement savant n’attendait plus que la défaite pour en tirer les conséquences, comme des précédentes. La différence, c’est qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de prendre part aux précédents mouvements qu’ils analysaient ; et qu’ils vivaient cette fois le moment qu’ils choisissaient de considérer déjà sous l’angle du spectacle historique — ou même du remake peu instructif.
De nouveaux courants conseillistes n’apparurent pas dans la crise — le C.M.D.O. mis à part — quand les anciens étaient si peu de chose, aussi bien sur le plan de la théorie que sur celui de l’efficacité pratique. Le «22 mars» eut bien quelques velléités conseillistes, comme il avait de tout, mais sans jamais les mettre en avant dans ses publications et ses multiples interviews. Cependant une audience croissante du mot d’ordre des Conseils ouvriers fut manifeste tout au long de la crise révolutionnaire. Ce fut un de ses principaux effets ; et cela reste une de ses plus sûres promesses.
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