L'occupation de la Sorbonne (2)
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations
Chapitre IV
L’occupation de la Sorbonne (suite)
L’occupation de la Sorbonne (suite)
Au matin du 16 mai, l’occupation de Renault-Cléon fut connue, et une partie des travailleurs des «Nouvelles Messageries de la Presse parisienne» commencèrent, eux aussi, une grève sauvage, en essayant de bloquer la distribution des journaux. Le Comité d’occupation de la Sorbonne, qui siégeait dans la salle Jules Bonnot (anciennement Cavaillès) lança à 15 heures le communiqué suivant :
«Camarades, l’usine Sud-Aviation de Nantes étant occupée depuis deux jours par les ouvriers et les étudiants de cette ville ; le mouvement s’étendant aujourd’hui à plusieurs usines (N.M.P.P.-Paris, Renault-Cléon, etc.) le Comité d’occupation de la Sorbonne appelle à l’occupation immédiate de toutes les usines en France et à la formation de Conseils ouvriers. Camarades, diffusez et reproduisez au plus vite cet appel.»
Le Comité d’occupation, comme on l’a dit, se trouvait dépourvu de tout moyen matériel pour exercer la moindre activité. Pour diffuser son appel, il se mit donc en devoir de ressaisir ces moyens. Il pouvait compter sur l’appui des Enragés, des situationnistes, et d’une quinzaine d’autres révolutionnaires. Des fenêtres de la salle Jules Bonnot, on demanda dans la cour, au moyen d’un mégaphone, des volontaires, qui se présentèrent nombreux. Ils recopièrent le texte qui n’était pas encore tiré, et allèrent le lire dans tous les amphithéâtres, et dans les autres facultés. Le tirage étant volontairement ralenti par les services du C.L.I.F., le Comité d’occupation dut réquisitionner des machines pour l’impression, et organisa son propre service de diffusion. La sonorisation ayant mis de la mauvaise volonté à passer le texte de cet appel à intervalles réguliers, le Comité d’occupation la fit saisir : les spécialistes dépités sabotèrent l’installation en s’en allant, des partisans du Comité d’occupation la remirent en état de marche. On s’empara des téléphones pour passer le communiqué aux agences de presse, en province, à l’étranger. Dès 15 heures 30, il commençait à être effectivement diffusé d’une manière satisfaisante.
Cet appel à l’occupation immédiate des usines fit scandale. Non certes dans la masse des occupants de la Sorbonne, où tant de bonnes volontés se manifestèrent aussitôt pour en assurer la diffusion, mais parmi les cadres des petits partis gauchistes, qui vinrent, affolés, parler d’aventurisme et de folie. Ils furent sèchement éconduits ; le Comité d’occupation n’avait pas de comptes à rendre aux divers groupuscules. Ainsi Krivine, le leader de la J.C.R., fut-il successivement refoulé de la sonorisation et de la salle Jules Bonnot, où il était venu en courant exprimer sa désapprobation, son angoisse, et même sa sotte prétention de faire annuler le communiqué ! Quelque envie qu’ils en aient eue, les manipulateurs n’avaient plus de forces suffisantes pour attenter encore à la souveraineté de l’assemblée générale, en lançant quelque raid contre la salle Jules Bonnot. En effet, le Comité d’occupation avait mis en place dès le début de l’après-midi son propre service de sécurité, pour parer à toute utilisation irresponsable d’un service d’ordre peu sûr. Il s’employa ensuite à réorganiser ce service d’ordre, par une discussion politique avec ses éléments de base, les persuadant aisément du rôle anti-démocratique que certains avaient voulu leur faire jouer.
Fenêtres de la salle Jules-Bonnot, côté cour, au soir du 16 mai
Tout le travail de reprise en main de la Sorbonne fut appuyé par une série de tracts, sortant sur un rythme très rapide, et largement diffusés. Ils étaient aussi lus à la sonorisation, qui en même temps annonçait les nouvelles occupations d’usines, dès qu’elles étaient connues. À 16 heures 30, le tract intitulé Vigilance ! mettait en garde : «La souveraineté de l’assemblée révolutionnaire n’a de sens que si elle exerce son pouvoir. Depuis quarante-huit heures, c’est la capacité même de décision de l’assemblée générale qui est contestée par une obstruction systématique… L’exigence de la démocratie directe est le soutien minimum que les étudiants révolutionnaires puissent apporter aux ouvriers révolutionnaires qui occupent les usines. Il est inadmissible que les incidents d’hier soir en assemblée générale ne soient pas sanctionnés. Les curés la ramènent, quand les affiches anticléricales sont déchirées…» À 17 heures le tract Attention ! dénonçait le Comité de presse qui «refuse de transmettre les communiqués des instances régulièrement élues par l’assemblée générale», et qui «est un comité de censure». Il incitait «les différents groupes de travail» à s’adresser sans intermédiaire à la presse, dont il fournissait quelques numéros de téléphone. À 18 heures 30, le tract Attention aux manipulateurs ! Attention aux bureaucrates ! dénonçait le service d’ordre incontrôlé. Il soulignait l’importance décisive de l’assemblée générale qui devait se tenir le soir : «À l’heure où les ouvriers commencent à occuper plusieurs usines en France, sur notre exemple et par le même droit que nous, le Comité d’occupation de la Sorbonne a approuvé aujourd’hui à 15 heures le mouvement. Le problème central de la présente assemblée générale est donc de se prononcer par un vote clair pour soutenir ou désavouer l’appel de son Comité d’occupation. En cas de désaveu, cette assemblée prendra donc la responsabilité de réserver aux étudiants un droit qu’elle refuse à la classe ouvrière et, dans ce cas, il est clair qu’elle ne voudrait plus parler d’autre chose que d’une réforme gaulliste de l’Université.» À 19 heures, un tract proposait une liste de mots d’ordre radicaux à diffuser : «Le pouvoir aux Conseils de travailleurs», «À bas la société spectaculaire-marchande», «Fin de l’Université», etc.
Les premiers exemplaires tirés d’un tract du Comité d’occupation
sont lancés des fenêtres de la salle Jules-Bonnot
sont lancés des fenêtres de la salle Jules-Bonnot
L’ensemble de cette activité, qui accroissait d’heure en heure le nombre des partisans du Comité d’occupation, a été cyniquement falsifié par la presse bourgeoise, à la suite du Monde daté du 18 mai, qui en rendait compte en ces termes : «Personne ne sait plus très bien qui dirige le Comité d’occupation de la Sorbonne. En effet, la salle où siège cet organisme, élu chaque soir à 20 heures en assemblée générale, a été envahie en fin d’après-midi par des étudiants “enragés” de l’“Internationale situationniste”. Ceux-ci “tiennent” en particulier les micros de la Sorbonne, ce qui leur a permis dans la nuit de lancer plusieurs mots d’ordre que beaucoup d’étudiants ont trouvé aventureux : “Si vous rencontrez un flic, cassez-lui la figure”, “Empêchez par la force que l’on prenne des photos à l’intérieur de la Sorbonne”. Les étudiants de l’Internationale situationniste ont, d’autre part, “dissous toutes les structures bureaucratiques” mises en place précédemment, telles que le Comité de presse, le service d’ordre. Les décisions de ce Comité pourraient être remises en cause par l’assemblée générale qui doit se réunir ce vendredi à 14 heures.» [Ces calomnies ont la vie dure. Dans Paris Match du 6 juillet, on pouvait lire : «Cette poétique anarchie ne dure pas. Un groupe qui sc’intitule “situationnistes enragés” s’empare du pouvoir, c’est-à-dire de ce qu’on pourrait appeler la “légalité groupusculaire”, et surtout de son instrument essentiel, nécessaire et suffisant : “la sono”. La sono, c’est-à-dire la sonorisation, le système de hauts-parleurs par lequel on peut déverser jour et nuit une pluie de slogans dans la cour et les couloirs du vaisseau. Qui tient la sono tient le verbe, et l’autorité. Par la sono, les situationnistes diffusent aussitôt des messages parfaitement loufoques. Ils appellent par exemple tous les étudiants “à soutenir les malades de Sainte-Anne dans leur lutte de libération contre les psychiatres”.» Dans un tout autre genre, le livre du fasciste François Duprat, Les Journées de mai 68 (Nouvelles Éditions Latines), qui dénonce «à l’origine du 22 mars l’agitation entretenue à Nanterre par la quarantaine d’étudiants membres de l’Internationale Situationniste», prétend voir «la main de la H.V.A. (service de sécurité et d’espionnage est-allemand)» dans les activités de l’I.S. Il en rajoute en mêlant les situationnistes au «22 mars», et en désignant Cohn-Bendit comme «leur ancien ami».]
Cet après-midi du 16 marque le moment où la classe ouvrière, d’une manière irréversible, commence à se déclarer pour le mouvement. À 14 heures, l’usine Renault de Flins est occupée. Entre 15 et 17 heures, la grève sauvage s’impose à Renault-Billancourt. De tous côtés, les occupations d’usines commencent en province. L’occupation des bâtiments publics, qui continue de s’étendre partout, atteint l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne, qui est pris en main par son personnel.
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Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations