Le rétablissement de l'État
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations
Chapitre IX
Le rétablissement de l’État
Le rétablissement de l’État
«Il faut que chacun relève la tête, assume ses responsabilités, et refuse le terrorisme intellectuel… Il n’y a aucune raison pour que l’État livre au premier venu l’administration, les établissements publics, qu’il abandonne ses responsabilités et oublie ses devoirs.»
Robert POUJADE,Intervention à l’Assemblée nationale, le 24 juillet 1968.
La bourgeoisie avait attendu le 30 mai pour manifester ouvertement son soutien à l’État. Avec le discours de de Gaulle, la classe dominante tout entière reprenait la parole et affirmait massivement sa présence, après s’être prudemment terrée derrière la protection des C.R.S. pendant plusieurs semaines. La manifestation de la Concorde et des Champs-Élysées fut la version sous-versaillaise des parades cégétistes qui réclamaient un «gouvernement populaire». L’hystérie réactionnaire s’y donna libre cours, de la peur du «rouge» jusqu’aux slogans révélateurs : «Cohn-Bendit à Dachau !» Y communiaient ensemble les Anciens Combattants, les rescapés de toutes les guerres coloniales, les ministres, les barbouzes, les boutiquiers, les minets du XVIe et leurs souteneurs des beaux quartiers, les vieilles peaux, et tous ceux que l’intérêt et le goût du sénile portaient à défendre et à illustrer la République. L’État retrouvait ainsi sa base, et la police ses auxiliaires, l’U.D.R. et les Comités d’Action Civiques. Dès l’instant où le gaullisme se décidait à rester au pouvoir, la violence sans phrases donnait congé à la répression stalinienne, qui s’était chargée jusqu’alors de colmater toute ouverture révolutionnaire, principalement dans les usines. Après trois semaines d’une absence presque totale, l’État pouvait prendre la relève de ses complices du P.C.F. Il allait mettre à chasser les ouvriers des usines, autant d’acharnement que les syndicats à les y maintenir enfermés. De Gaulle venait d’épargner aux staliniens la perspective d’un «gouvernement populaire» où leur rôle ouvert de derniers ennemis du prolétariat eût été si périlleux. Ils allaient l’aider à faire le reste.
Pour l’un et l’autre, il s’agissait dorénavant de savoir finir la grève pour permettre les élections. Le refus des accords de Grenelle avait appris aux dirigeants à se méfier de toute négociation à l’échelle nationale. Il fallait démanteler la grève de la même façon qu’elle s’était déclenchée : secteur par secteur, entreprise par entreprise. La tâche fut longue et difficile. Partout les grévistes manifestaient une hostilité déclarée à la reprise du travail. Le 5 juin, un communiqué du bureau de la C.G.T. estimait que «partout où les revendications essentielles ont été satisfaites, l’intérêt des salariés est de se prononcer en masse pour la reprise du travail dans l’unité».
À partir du 6, les employés des banques et des assurances reprirent le travail. La S.N.C.F., bastion de la C.G.T., décida aussi la reprise. On remit en circulation, pour le compte de l’État, les trains qui à aucun moment n’avaient été mis au service des grévistes — ce que les cheminots belges avaient fait pendant la grève de 1961. Les premières falsifications de vote sur la reprise du travail eurent lieu aux P. & T. et à la R.A.T.P. où seule une minorité de syndicalistes put se prononcer ; les délégués cégétistes provoquèrent la reprise en faisant croire à chaque station que toutes les autres avaient cessé la grève. Les employés de Nation, s’apercevant de cette grossière manœuvre, arrêtèrent aussitôt le travail, mais ne réussirent pas à relancer le mouvement.
Les C.R.S. intervinrent d’une façon complémentaire, pour expulser les techniciens grévistes de France-Inter et les remplacer par les techniciens de l’armée. Ce même 6 juin, ils chassèrent les ouvriers de l’usine Renault à Flins. C’était la première tentative pour briser la grève, qui restait jusqu’alors totale dans la métallurgie, autrement que par l’idéologie : les armes à la main. «L’heure n’est plus aux promenades», écrivaient les grévistes de Flins dans leur appel du 6 juin pour la réoccupation de leur usine. Ils ressentirent alors combien l’isolement qu’ils avaient supporté leur était néfaste. Des milliers de révolutionnaires répondirent à l’appel ; mais seuls quelques centaines réussirent à les rejoindre pour se battre à leurs côtés. Lors du meeting organisé par les syndicats qui eut lieu à Élisabethville, les ouvriers obligèrent le délégué de la C.G.T. à accorder la parole à Geismar et à un membre du «22 mars», non parce qu’ils leur reconnaissaient une quelconque importance, mais par simple souci de la démocratie.
À dix heures, l’intervention de la gendarmerie déclencha les heurts. Pendant douze heures, 2000 ouvriers et «étudiants» tinrent tête, dans les champs et les rues des bourgades avoisinantes, à 4000 gendarmes et C.R.S. Ils attendirent en vain les renforts de Paris. En effet les cégétistes avaient empêché tout départ des ouvriers de Boulogne-Billancourt [Dans la nuit du 9 au 10 juin, une délégation des ouvriers de Flins vint demander de l’aide dans les facultés occupées, et à Boulogne-Billancourt. Des étudiants partirent ; mais à Billancourt les piquets de la C.G.T. interdirent l’accès de l’usine à la délégation. Les cloisons étanches qui enfermaient les travailleurs séparaient aussi bien ceux de deux usines d’une même entreprise.], et s’opposèrent, gare Saint-Lazare, à ce que des trains soient mis à la disposition des milliers de manifestants accourus pour aller se battre à Flins. Les organisateurs de la manifestation, Geismar et Sauvageot en tête, furent aussi brillants. Ils cédèrent devant la C.G.T. et achevèrent ce qu’elle avait commencé, en dissuadant ceux qui croyaient aller au secours de Flins de s’emparer d’un train, et en les appelant à se disperser devant les premiers barrages de police. Le pauvre Geismar n’en fut pas récompensé pour autant. Cet endormeur fut quand même traité de «spécialiste de la provocation» par un communiqué particulièrement crapuleux de la C.G.T., qui n’hésita pas à qualifier les révolutionnaires de Flins de «groupes étrangers à la classe ouvrière», de «formations, entraînées quasi-militairement, qui se sont déjà signalées à l’occasion d’opérations de même nature dans la région parisienne», et qui «agissent visiblement au service des pires ennemis de la classe ouvrière», car «il est difficile de croire que l’arrogance du patronat de la métallurgie, le soutien qu’il reçoit du gouvernement, les brutalités policières contre les travailleurs et les entreprises de provocation ne sont pas concertés».
Un peu partout les syndicats réussissaient à faire reprendre le travail ; on leur avait déjà jeté quelques miettes. Seuls les métallurgistes continuaient à résister. Après l’échec de Flins, l’État allait encore tenter sa chance à Sochaux, chez Peugeot. Le 11 juin, les C.R.S. intervinrent contre les ouvriers ; l’affrontement, très violent, dura plusieurs heures. Pour la première fois, au cours de cette longue crise, les forces de l’ordre tirèrent dans la foule. Deux ouvriers furent tués. C’était le moment où elles pouvaient le faire sans provoquer de riposte. Le mouvement était déjà vaincu et la répression politique commençait. Pourtant, le 12 juin, une dernière nuit d’émeutes, après la mort d’un lycéen lors des combats de Flins, connut quelques innovations : la multiplication rapide des barricades et le lancement systématique de cocktails Molotov sur le service d’ordre depuis les toits.
Dès le lendemain, l’État décréta la dissolution des organisations trotskistes et maoïstes, et du «22 mars», en vertu d’une loi du Front populaire, originellement dirigée contre les ligues para-militaires d’extrême-droite [Le prétexte était mal choisi, ces groupements n’ayant jamais armé de milices. Tous les révolutionnaires manifesteront évidemment leur solidarité pratique contre cette répression. De telles mesures policières sont du reste singulièrement inadaptées en regard du caractère d’organisation autonome non-hiérarchique qu’a revêtu l’aspect le plus original du mouvement. De nombreux commentaires sur ces mesures de dissolulution se sont plus à assimiler les situationnistes au «22 mars». C’est uniquement dans de telles circonstances que l’IS n’avait pas, bien sûr, à démentir publiquement cette assertion.]. À la même extrême-droite le gaullisme faisait des appels du pied. Ce fut l’occasion de retrouver le premier 13 mai. Les responsables exilés de l’O.A.S. regagnèrent la France. Salan quitta Tulle, tandis que l’extrême-gauche commençait à peupler la redoute de Gravelle.
Il y avait quelque chose de pourri dans l’air depuis que les drapeaux tricolores de la Concorde étaient apparus. Marchands, provocateurs, curés, patriotes relevaient la tête, et la ramenaient dans les rues où ils n’avaient pas osé se montrer quelques jours plus tôt. Des harengs à la solde de la police provoquèrent Arabes et Juifs à Belleville, et fournirent ainsi une diversion bien à propos au moment où se poursuivaient les opérations de dégagement des entreprises et des bâtiments encore occupés. Une campagne de calomnies visa les «Katangais de la Sorbonne». Les lamentables gauchistes ne manquèrent pas de s'y laisser prendre.
«Katangais» de la Sorbonne arrêtés par la Police
après avoir été désavoués par les étudiants
après avoir été désavoués par les étudiants
«Une telle attitude a coutume d’être la première réaction du savoir auquel on présente ce qui était inconnu, et ce, pour sauver sa propre liberté, sa propre façon de voir, sa propre autorité contre une autorité étrangère (car c’est sous cet aspect que se manifeste ce qui est appris pour la première fois).»
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit.
Après l’échec de l’expérience de démocratie directe, la Sorbonne avait vu s’installer diverses féodalités, aussi dérisoires que bureaucratiques. Ceux que la presse appela les «Katangais», ex-mercenaires, chômeurs et déclassés, eurent vite fait de se tailler la part du chef dans une république de chefaillons. La Sorbonne eut ainsi les maîtres qu’elle méritait alors, mais bien que les Katangais aient aussi joué le jeu de l’autorité, ils ne méritaient pas d’aussi piètres compagnons. Venus là pour participer à la fête, ils ne trouvèrent que les pourvoyeurs pédants de l’ennui et de l’impuissance, les Kravetz et les Peninou. Lorsque les étudiants les expulsèrent, c’était dans l’espoir stupide d’obtenir par cette bassesse qu’on leur concède la gestion durable d’une Sorbonne désinfectée, en tant qu’«Université d’été». Un des Katangais put faire remarquer justement : «Les étudiants sont peut-être instruits, mais ils ne sont pas intelligents. Nous étions venus les aider…» Le repli des indésirables sur l’Odéon y provoqua aussitôt l’intervention des forces de l’ordre. Les derniers occupants de la Sorbonne eurent juste quarante-huit heures pour nettoyer les murs et chasser les rats, avant que la police vienne leur signifier que la plaisanterie était finie. Ils s’en allèrent sans même un simulacre de résistance. Après l’échec du mouvement, il n’y avait plus que ces imbéciles pour croire que l’État ne reprendrait pas la Sorbonne.
Afin d’assurer le succès de la campagne électorale, il fallait liquider le dernier îlot de résistance de la métallurgie. Les syndicats, et non le Capital, cédèrent sur les accords. Ce qui permit à L’Humanité d’applaudir la «reprise victorieuse du travail», et à la C.G.T. d’appeler les métallurgistes à «prolonger leur succès par la victoire de l’union véritable des forces de gauche sur un programme commun aux prochaines élections législatives». Renault, Rhodiaceta, Citroën reprirent le 17 et le 18. La grève était finie. Les ouvriers savaient qu’ils n’avaient presque rien obtenu ; mais en prolongeant la grève au-delà du 30 mai, et en mettant si longtemps pour la rompre, ils avaient affirmé à leur façon qu’ils voulaient autre chose que des avantages économiques. Sans pouvoir le dire, sans avoir le temps de la faire, c’est la révolution qu’ils avaient désirée.
Après sa défaite, il était naturel que l’affrontement électoral des différents partis de l’ordre finisse par la victoire écrasante de celui qui était le mieux placé pour le défendre.
Le succès gaulliste s’accompagnait des dernières opérations pour ramener les choses à leur point de départ. Tous les bâtiments occupés furent évacués. Il est à noter que l’État a attendu la première semaine de juillet pour utiliser l’argument juridique fondamental, à savoir que «l’occupation des immeubles affectés à un service public quel qu’il soit est illégale». Pendant près de deux mois, il n’avait pu opposer cet argument au mouvement des occupations [Il avait fallu des prétextes plus ou moins fallacieux pour justifier les reprises, par la police, de l’Odéon, de la Sorbonne, et de l’École des Beaux-Arts.].
Les actes de vandalisme qui avaient marqué le début du mouvement se retrouvèrent, d’autant plus violents, à sa fin, témoignant du refus de la défaite et de l’intention bien arrêtée de continuer le combat. Ainsi, pour ne citer que deux actes exemplaires, pouvait-on lire dans Le Monde du 6 juillet : «Moquettes engluées d’œufs, de beurre, de talc, de poudre à lessive, de peinture noire et d’huile ; téléphones arrachés et peints en rouge ; machines I.B.M. massacrées à coups de marteau ; vitres peintes en noir ; médicaments éparpillés et maculés de peinture ; dossiers de malades inutilisables, couverts d’encre à duplicateur ; fichiers de traitements noircis de peinture au pistolet ; inscriptions obscènes ou injurieuses, tel est le spectacle qu’offrait mercredi matin l’ensemble des bureaux médicaux (comprenant le secrétariat et le service social baptisé, par une inscription rageuse, «service anti-social») de l’un des plus importants services de neuro-psychiatrie de l’hôpital Sainte-Anne. Un tableau étrangement analogue à celui que l’on a pu observer à Nanterre et où l’on retrouvait, sur tous les murs, des inscriptions du même style ou du même esprit… On peut se demander s’il n’y a pas une relation entre de récentes mutations intervenues dans ce service, pour des raisons strictement professionnelles, et ces actes de vandalisme.» Et dans Combat du 2 juillet : «Monsieur Jacquenod, proviseur du lycée-pilote de Montgeron, écrit : “Dans l’intérêt général il est de mon devoir de vous faire part des agissements absolument scandaleux dont se sont rendus coupables dans la région de l’Essonne, ces derniers temps, des commandos irresponsables d’Enragés se réclamant d’une certaine Internationale situationniste. Contrairement à ce que la presse en avait laissé entendre, ces tristes individus se sont révélés plus nuisibles que folkloriques. L’heure n’est plus à la bienveillance, et les honteuses dégradations de monuments aux morts, églises, monastères, édifices publics, etc. auxquelles ils se sont livrés sont tout simplement intolérables. Après s’être introduits frauduleusement dans l’enceinte de notre établissement, dans la nuit du 13 au 14 juin, ils s’y sont appliqués à coller quelque 300 affiches, tracts, chansons, bandes dessinées, etc. Mais les dommages survenus furent essentiellement occasionnés par un barbouillage systématique, à la peinture, des murs du grand collège et du collège technique. Le 21 juin, alors même que la police avait ouvert une enquête, et comme pour la défier, de nouvelles dégradations (affiches, tracts, inscriptions à l’encre) furent commises en plein jour à l’intérieur des bâtiments.” M. Jacquenod juge de son devoir d’alerter l’opinion publique sur ces “actes de vandalisme, fortement préjudiciables au climat de paix que nous recouvrons peu à peu”.»
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