La lutte dans la rue
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations
Chapitre III
La lutte dans la rue
La lutte dans la rue
«Je sais que vous les comptez pour rien, parce que la cour est armée ; mais je vous supplie de me permettre de vous dire que l’on doit les compter pour beaucoup, toutes les fois qu’ils se comptent eux-mêmes pour tout. Ils en sont là : ils commencent eux-mêmes à compter vos armées pour rien, et le malheur est que leur force consiste dans leur imagination ; et l’on peut dire avec vérité qu’à la différence de toutes les autres sortes de puissance, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu’ils croient pouvoir.»
Cardinal de RETZ, Mémoires.
En lui-même, le meeting du 3 mai était banal : trois ou quatre cents assistants, comme d’habitude, avaient répondu au mot d’ordre. Les quelques dizaines de fascistes du groupe «Occident» contre-manifestèrent en début d’après-midi sur le boulevard Saint-Michel. Plusieurs Enragés qui étaient dans la Sorbonne suggérèrent d’organiser l’autodéfense. On dut briser des meubles pour suppléer à l’absence de matraques. Le recteur Roche et ses policiers crurent pouvoir saisir ce prétexte pour sévir. La police et la gendarmerie mobile envahirent la Sorbonne sans rencontrer de résistance. Les étudiants furent encerclés dans la cour. On leur proposa de se retirer librement. Ils acceptèrent, et on laissa effectivement passer les premiers. L’opération prit du temps, et d’autres étudiants commencèrent à s’attrouper dans le quartier. Les deux cents derniers manifestants de la Sorbonne, parmi lesquels tous les responsables, furent arrêtés. Sur le passage des cars qui les emmenaient [L’un d’eux ne livra pas tous ses captifs à destination. Trois policiers seulement les y gardaient. Ils furent molestés, et quelques dizaines de manifestants s’échappèrent.], le Quartier latin se souleva.
C’était la première fois depuis très longtemps qu’à Paris quelques milliers de manifestants résistaient à la police, si longuement et si énergiquement. Des charges incessantes, accueillies à coups de pavés, ne parvenaient pas, pendant plusieurs heures, à dégager le boulevard Saint-Michel et les rues avoisinantes. Six cents personnes furent appréhendées.
En réaction immédiate, le Syndicat national de l’Enseignement supérieur, puis l’U.N.E.F., lancèrent le mot d’ordre d’une grève illimitée dans l’enseignement supérieur. La condamnation de quatre manifestants à des peines de prison fermes, prononcées le dimanche 5 mai, contribua davantage à durcir la manifestation qui avait été prévue pour le 6, afin de faire pression sur le Conseil de l’Université.
Les staliniens faisaient naturellement de leur mieux pour casser le mouvement. L’éditorial de Georges Marchais dans L’Humanité du 3 mai, qui exposait cette politique à un niveau presque parodique indigna la masse des étudiants. C’est à partir de ce moment que les staliniens se virent refuser la parole dans tous les centres d’agitation révolutionnaire que le mouvement des étudiants allait créer.
Toute la journée du 6 mai fut marquée par des manifestations qui, des le début de l’après-midi, tournèrent à l’émeute. Les premières barricades furent dressées place Maubert, et défendues pendant trois heures. Simultanément, des combats se déroulaient en bas du boulevard Saint-Michel, place du Châtelet, puis dans les Halles. Au début de la soirée, les manifestants, qui étaient plus de dix mille, tenaient principalement la zone de la place Saint-Germain-des-Prés où ils avaient été rejoints par le gros du cortège organisé par l’U.N.E.F. à Denfert-Rochereau, à partir de 18 heures seulement [Il convient de relever à ce propos le décalage entre l’attitude des organisateurs et la lutte réelle qui se déroulait depuis des heures : «Aux abords de la place Denfert-Rochereau, où on ne note la présence d’aucun policier … des barricades sont élevées à l’aide de matériaux de divers chantiers avoisinants malgré les injonctions du service d’ordre de l’U.N.E.F. et de diverses autres organisations étudiantes.» (Le Monde, 8 mai.)]. «Ce qui va succéder, écrivait Le Monde du 8 mai, va dépasser en violence et en ampleur tout ce qui s’est produit durant cette journée déjà surprenante à tous égards. Ce sera une sorte de combat de rue atteignant parfois une sorte de frénésie, où chaque coup porté est aussitôt rendu, où le terrain à peine conquis est déjà repris… Moments dramatiques et déraisonnables durant lesquels, pour l’observateur, semblait souffler un vent de folie.» Et L’Aurore, du 7 mai, note : «On aperçoit aux côtés des manifestants des bandes de blousons noirs, armés de barres de fer, qui sont descendus des portes de Paris pour prêter main-forte aux étudiants.» Les derniers affrontements continuèrent après minuit, surtout à Montparnasse.
Pour la première fois, les voitures avaient été renversées en travers des rues, et incendiées ; les rues dépavées pour faire des barricades ; des magasins pillés. La pratique de ces inscriptions subversives expérimentées à Nanterre commença ce jour-là à se répandre dans plusieurs quartiers de Paris. À mesure que se renforçaient les barricades, et les capacités de contre-attaque des émeutiers, les forces de police étaient contraintes d’abandonner la méthode des charges directes pour une lutte de positions, employant principalement la grenade offensive et les gaz lacrymogènes.
Ce jour marque l’intervention dans la lutte des premiers ouvriers, des lycéens qui avaient organisé dès le matin d’importantes manifestations, des blousons noirs et des jeunes chômeurs. La spontanéité et la violence de cette suite d’émeutes contrastaient vivement avec la platitude des buts et des slogans proposés par ses initiateurs universitaires [«Halte à la répression», «Libérez nos camarades», «Roche démission», «Liberté syndicale», «La Sorbonne aux étudiants». La même arriération est à relever dans le ton de la déclaration du bureau national de la F.E.R. qui, le lendemain, «salue les milliers d’étudiants et de jeunes travailleurs qui, à l’appel de l’U.N.E.F., se sont, pour la défense des libertés démocratiques et syndicales, trouvés opposés toute la journée de lundi aux forces de répression de l’État gaulliste.» (Souligné par l’auteur.)]. Et déjà le fait que des blousons noirs aient pu se battre en criant «La Sorbonne aux étudiants !» montrait la fin de toute une période. Huit jours après, ces blousons noirs politisés étaient eux-mêmes à la Sorbonne.
L’U.N.E.F., qui n’avait cessé de désavouer les violences tout au long des manifestations, se vit obligée dès le lendemain de corriger verbalement son attitude afin d’échapper au discrédit total, et de pouvoir ainsi poursuivre son activité modératrice. En revanche, les staliniens de la C.G.T., faisant la part du feu, préférèrent se couper complètement de la masse des étudiants, pour préserver leur contrôle sur les ouvriers maintenus dans l’isolement. Seguy, dans une conférence de presse du 7 au matin, proclamait : «Aucune complaisance envers les éléments troubles et provocateurs qui dénigrent la classe ouvrière, l’accusant d’être embourgeoisée, et ont l’outrancière prétention de venir lui inculquer la théorie révolutionnaire et diriger son combat. Avec d’autres gauchistes, des éléments s’emploient à vider le syndicalisme étudiant de son contenu revendicatif, démocratique et de masse au préjudice de l’U.N.E.F. Mais ils agissent à la satisfaction du pouvoir…» C’est dans ce contexte précis que Geismar, Sauvageot et Cohn-Bendit purent devenir les leaders apparents d’un mouvement sans leaders. La presse et la radio-télévision, qui cherchaient des chefs, ne trouvèrent qu’eux. Ils devinrent les inséparables vedettes photogéniques d’un spectacle plaqué à la hâte sur la réalité révolutionnaire. Acceptant ce rôle, ils parlaient au nom d’un mouvement qu’ils ne comprenaient pas. Certes, pour ce faire, ils durent aussi accepter, à mesure qu’elles s’y manifestaient, la plus grande partie de ses tendances révolutionnaires (Cohn-Bendit étant celui qui sut en refléter un peu mieux le contenu radical). Mais cette Sainte-Famille du néo-gauchisme improvisé, ne pouvant qu’être la déformation spectaculaire du mouvement réel, en présenta aussi l'image la plus caricaturale. Leur Trinité sans cesse offerte aux mass-media représentait en fait le contraire de la communication véritable qui se cherchait et se réalisait dans la lutte. Ce trio de charme idéologique en 819 lignes ne pouvait évidemment dire que l’acceptable — donc le déformé et le récupéré — qu’un tel mode de transmission supporte ; alors que justement le sens du moment qui les avait propulsés hors du néant était purement l’inacceptable.
La manifestation du 7 mai fut si bien encadrée, par l’U.N.E.F. et ses noyauteurs empressés, qu’elle se borna à une interminable promenade permise sur un itinéraire aberrant : de Denfert à l’Étoile et retour. Les organisateurs ne demandaient que la réouverture de la Sorbonne, le retrait des policiers du quartier Latin, la libération des étudiants condamnés. Ils continuèrent à amuser le tapis pendant les deux jours suivants, où n’eurent lieu que des accrochages mineurs. Mais le gouvernement tarda à satisfaire leurs modestes exigences. Il promettait bien de rouvrir la Sorbonne, mais Sauvageot et Geismar, déjà accusés de trahison par la base impatiente, avaient dû annoncer que le bâtiment serait occupé jour et nuit pour permettre un sit-in consacré à «des discussions sur les problèmes de l’Université». Dans ces conditions, le ministre Peyrefitte maintint la garde policière de la Sorbonne, tout en rouvrant Nanterre comme test pour mesurer la «bonne volonté» des étudiants.
Les Actualités françaises
Le vendredi 10 mai [Le Conseil de l’Université, qui devait siéger ce jour-là pour juger l’affaire de Nanterre, décida de reporter sa session, en considérant que les conditions de sérénité requises n’étaient plus réunies. Un tract anonyme distribué à partir du 6, Conseil de l’Université de Paris, mode d’emploi, avait révélé les adresses personnelles et les numéros de téléphone de tous les membres. La déclaration de René Riesel, Le château brûle !, ne put donc être lue aux juges : elle fut seulement distribuée aux manifestants.] plus de vingt mille personnes se réunirent, encore une fois, place Denfert-Rochereau. Les mêmes organisateurs discutèrent de l’endroit où ils pourraient conduire la manifestation. Après un long débat, ils se décidèrent pour l’O.R.T.F. — mais avec un détour préalable par le ministère de la Justice. Arrivant au Quartier latin, les manifestants trouvèrent barrées toutes les issues vers la Seine, ce qui achevait de condamner un itinéraire déjà absurde. Ils résolurent de rester dans le Quartier latin tant que la Sorbonne ne leur serait pas rendue. Vers 21 heures, on commença spontanément à élever des barricades. Chacun y reconnut instantanément la réalité de ses désirs. Jamais la passion de la destruction ne s’était montrée plus créatrice. Tous coururent aux barricades.
Les leaders n’avaient plus la parole. Ils durent accepter le fait accompli, en essayant sottement de le minimiser. Ils crièrent que les barricades seraient seulement défensives ; que l’on ne provoquerait pas la police ! Sans doute, les forces du maintien de l’ordre avaient commis une lourde faute technique en laissant s’élever les barricades, sans prendre immédiatement le risque d’un assaut pour les enlever. Mais l’installation d’un système de barricades tenant solidement tout un quartier était déjà un pas impardonnable vers la négation de l’État : n’importe quelle forme de pouvoir étatique était obligée de reconquérir à très court terme la zone des barricades qui lui avait échappé, ou bien de disparaître [C’est à cause de cet excès de distorsion idéologique soutenu par leurs abusifs porte-paroles que tant de gens croyaient, dans les barricades, que la police pourrait renoncer à les attaquer.].
Le quartier des barricades était circonscrit par le boulevard Saint-Michel à l’ouest, la rue Claude-Bernard au sud, la rue Mouffetard à l’est, la rue Soufflot et la place du Panthéon au nord, lignes que ses défenses bordaient sans les contrôler. Ses principales artères étaient les rues Gay-Lussac, Lhomond et Toumefort, orientées nord-ouest-sud-est ; et la rue d’Ulm dans la direction nord-sud. Les rues Pierre-Curie et Ursulines-Thuillier constituaient ses seules communications d’est en ouest. Le quartier aux mains des insurgés connut une existence indépendante entre 22 heures et 2 heures du matin. Attaqué à 2 heures 15 par les forces qui le cernaient de toutes parts, il réussit à se défendre plus de trois heures, perdant toujours du terrain dans l’ouest et résistant jusqu’à 5 heures 30 aux abords de la rue Mouffetard.
Entre 1500 et 2000 barricadiers étaient restés dans le périmètre au moment de l’attaque. On pouvait y compter les étudiants pour bien moins d’une moitié. Étaient présents un grand nombre de lycéens et de blousons noirs, et quelques centaines d’ouvriers [Pas seulement des jeunes ouvriers.]. C’était l’élite ; c’était la pègre. Beaucoup d’étrangers, et beaucoup de filles, participèrent à la lutte. Les éléments révolutionnaires de presque tous les groupes gauchistes s’y retrouvèrent ; notamment une forte proportion d’anarchistes — certains même appartenant à la F.A. —, portant les drapeaux noirs qui avaient commencé à paraître dans la rue le 6 mai, et défendant âprement leur place-forte au carrefour des rues de l’Estrapade, Blainville et Thouin. La population du quartier montra sa sympathie pour les émeutiers mêmes qui brûlaient ses voitures : en leur offrant des vivres, en lançant de l’eau pour combattre l’effet des gaz, enfin en leur donnant asile.
Les soixante barricades, dont une vingtaine étaient très solides, permettaient une défense assez prolongée, et un repli en combattant, mais à l’intérieur d’un périmètre restreint. Le faible armement improvisé, et surtout l’inorganisation qui interdisait de lancer des contre-attaques ou de manœuvrer dans le but d’élargir la zone des combats, laissaient les émeutiers pris dans une nasse.
Les dernières prétentions de ceux qui aspiraient à se placer à la tête du mouvement s’écroulèrent cette nuit-là dans la démission honteuse, ou bien dans la pure impuissance. La F.E.R., qui avait la troupe la mieux encadrée, fit parader ses cinq cents militants jusqu’aux barricades, pour y déclarer qu’il s’agissait d’une provocation, et qu’il fallait donc s’en aller. Ce qu’ils firent, drapeau rouge en tête. Pendant ce temps Cohn-Bendit et Sauvageot, toujours prisonniers de leurs obligations de vedettes, allaient signifier au recteur Roche que, «pour éviter toute effusion de sang», il fallait que la police se retirât du quartier. Cette extravagante demande, présentée dans un tel moment à un sous-fifre, était tellement dépassée par les événements qu’elle ne pouvait qu’entretenir pour une heure les illusions des plus naïfs. Roche conseilla simplement à ceux qui avaient consenti à venir lui parler de faire rentrer chez eux «les étudiants».
La bataille fut très dure. Les C.R.S., la police, la gendarmerie mobile réussirent à rendre intenables les barricades par un bombardement intense de grenades incendiaires, de grenades offensives, et de gaz «au chlore», avant de se risquer à les prendre d’assaut. Les émeutiers ripostaient à coups de pavés et de cocktails Molotov. Ils incendièrent les voitures, renversées en chicane, pour retarder l’avance de l’ennemi ; certains se postèrent sur les toits pour lancer toutes sortes de projectiles. En plusieurs occasions, la police dut reculer. Les révolutionnaires, le plus souvent, mettaient le feu aux barricades sur lesquelles ils ne pouvaient plus se maintenir. Il y eut plusieurs centaines de blessés, et cinq cents arrestations. Quatre ou cinq cents émeutiers furent accueillis dans les bâtiments de l ’École normale supérieure, rue d’Ulm, que la police n’osa pas envahir. Deux ou trois cents autres avaient pu se retirer vers la rue Monge, ou trouver refuge chez des habitants du quartier, ou fuir par les toits. Jusqu’à la fin de la matinée, la police ratissa le quartier, assommant et emmenant tout ce qui lui paraissait suspect.
C’était la première fois depuis très longtemps qu’à Paris quelques milliers de manifestants résistaient à la police, si longuement et si énergiquement. Des charges incessantes, accueillies à coups de pavés, ne parvenaient pas, pendant plusieurs heures, à dégager le boulevard Saint-Michel et les rues avoisinantes. Six cents personnes furent appréhendées.
En réaction immédiate, le Syndicat national de l’Enseignement supérieur, puis l’U.N.E.F., lancèrent le mot d’ordre d’une grève illimitée dans l’enseignement supérieur. La condamnation de quatre manifestants à des peines de prison fermes, prononcées le dimanche 5 mai, contribua davantage à durcir la manifestation qui avait été prévue pour le 6, afin de faire pression sur le Conseil de l’Université.
Les staliniens faisaient naturellement de leur mieux pour casser le mouvement. L’éditorial de Georges Marchais dans L’Humanité du 3 mai, qui exposait cette politique à un niveau presque parodique indigna la masse des étudiants. C’est à partir de ce moment que les staliniens se virent refuser la parole dans tous les centres d’agitation révolutionnaire que le mouvement des étudiants allait créer.
Toute la journée du 6 mai fut marquée par des manifestations qui, des le début de l’après-midi, tournèrent à l’émeute. Les premières barricades furent dressées place Maubert, et défendues pendant trois heures. Simultanément, des combats se déroulaient en bas du boulevard Saint-Michel, place du Châtelet, puis dans les Halles. Au début de la soirée, les manifestants, qui étaient plus de dix mille, tenaient principalement la zone de la place Saint-Germain-des-Prés où ils avaient été rejoints par le gros du cortège organisé par l’U.N.E.F. à Denfert-Rochereau, à partir de 18 heures seulement [Il convient de relever à ce propos le décalage entre l’attitude des organisateurs et la lutte réelle qui se déroulait depuis des heures : «Aux abords de la place Denfert-Rochereau, où on ne note la présence d’aucun policier … des barricades sont élevées à l’aide de matériaux de divers chantiers avoisinants malgré les injonctions du service d’ordre de l’U.N.E.F. et de diverses autres organisations étudiantes.» (Le Monde, 8 mai.)]. «Ce qui va succéder, écrivait Le Monde du 8 mai, va dépasser en violence et en ampleur tout ce qui s’est produit durant cette journée déjà surprenante à tous égards. Ce sera une sorte de combat de rue atteignant parfois une sorte de frénésie, où chaque coup porté est aussitôt rendu, où le terrain à peine conquis est déjà repris… Moments dramatiques et déraisonnables durant lesquels, pour l’observateur, semblait souffler un vent de folie.» Et L’Aurore, du 7 mai, note : «On aperçoit aux côtés des manifestants des bandes de blousons noirs, armés de barres de fer, qui sont descendus des portes de Paris pour prêter main-forte aux étudiants.» Les derniers affrontements continuèrent après minuit, surtout à Montparnasse.
Pour la première fois, les voitures avaient été renversées en travers des rues, et incendiées ; les rues dépavées pour faire des barricades ; des magasins pillés. La pratique de ces inscriptions subversives expérimentées à Nanterre commença ce jour-là à se répandre dans plusieurs quartiers de Paris. À mesure que se renforçaient les barricades, et les capacités de contre-attaque des émeutiers, les forces de police étaient contraintes d’abandonner la méthode des charges directes pour une lutte de positions, employant principalement la grenade offensive et les gaz lacrymogènes.
Ce jour marque l’intervention dans la lutte des premiers ouvriers, des lycéens qui avaient organisé dès le matin d’importantes manifestations, des blousons noirs et des jeunes chômeurs. La spontanéité et la violence de cette suite d’émeutes contrastaient vivement avec la platitude des buts et des slogans proposés par ses initiateurs universitaires [«Halte à la répression», «Libérez nos camarades», «Roche démission», «Liberté syndicale», «La Sorbonne aux étudiants». La même arriération est à relever dans le ton de la déclaration du bureau national de la F.E.R. qui, le lendemain, «salue les milliers d’étudiants et de jeunes travailleurs qui, à l’appel de l’U.N.E.F., se sont, pour la défense des libertés démocratiques et syndicales, trouvés opposés toute la journée de lundi aux forces de répression de l’État gaulliste.» (Souligné par l’auteur.)]. Et déjà le fait que des blousons noirs aient pu se battre en criant «La Sorbonne aux étudiants !» montrait la fin de toute une période. Huit jours après, ces blousons noirs politisés étaient eux-mêmes à la Sorbonne.
L’U.N.E.F., qui n’avait cessé de désavouer les violences tout au long des manifestations, se vit obligée dès le lendemain de corriger verbalement son attitude afin d’échapper au discrédit total, et de pouvoir ainsi poursuivre son activité modératrice. En revanche, les staliniens de la C.G.T., faisant la part du feu, préférèrent se couper complètement de la masse des étudiants, pour préserver leur contrôle sur les ouvriers maintenus dans l’isolement. Seguy, dans une conférence de presse du 7 au matin, proclamait : «Aucune complaisance envers les éléments troubles et provocateurs qui dénigrent la classe ouvrière, l’accusant d’être embourgeoisée, et ont l’outrancière prétention de venir lui inculquer la théorie révolutionnaire et diriger son combat. Avec d’autres gauchistes, des éléments s’emploient à vider le syndicalisme étudiant de son contenu revendicatif, démocratique et de masse au préjudice de l’U.N.E.F. Mais ils agissent à la satisfaction du pouvoir…» C’est dans ce contexte précis que Geismar, Sauvageot et Cohn-Bendit purent devenir les leaders apparents d’un mouvement sans leaders. La presse et la radio-télévision, qui cherchaient des chefs, ne trouvèrent qu’eux. Ils devinrent les inséparables vedettes photogéniques d’un spectacle plaqué à la hâte sur la réalité révolutionnaire. Acceptant ce rôle, ils parlaient au nom d’un mouvement qu’ils ne comprenaient pas. Certes, pour ce faire, ils durent aussi accepter, à mesure qu’elles s’y manifestaient, la plus grande partie de ses tendances révolutionnaires (Cohn-Bendit étant celui qui sut en refléter un peu mieux le contenu radical). Mais cette Sainte-Famille du néo-gauchisme improvisé, ne pouvant qu’être la déformation spectaculaire du mouvement réel, en présenta aussi l'image la plus caricaturale. Leur Trinité sans cesse offerte aux mass-media représentait en fait le contraire de la communication véritable qui se cherchait et se réalisait dans la lutte. Ce trio de charme idéologique en 819 lignes ne pouvait évidemment dire que l’acceptable — donc le déformé et le récupéré — qu’un tel mode de transmission supporte ; alors que justement le sens du moment qui les avait propulsés hors du néant était purement l’inacceptable.
La manifestation du 7 mai fut si bien encadrée, par l’U.N.E.F. et ses noyauteurs empressés, qu’elle se borna à une interminable promenade permise sur un itinéraire aberrant : de Denfert à l’Étoile et retour. Les organisateurs ne demandaient que la réouverture de la Sorbonne, le retrait des policiers du quartier Latin, la libération des étudiants condamnés. Ils continuèrent à amuser le tapis pendant les deux jours suivants, où n’eurent lieu que des accrochages mineurs. Mais le gouvernement tarda à satisfaire leurs modestes exigences. Il promettait bien de rouvrir la Sorbonne, mais Sauvageot et Geismar, déjà accusés de trahison par la base impatiente, avaient dû annoncer que le bâtiment serait occupé jour et nuit pour permettre un sit-in consacré à «des discussions sur les problèmes de l’Université». Dans ces conditions, le ministre Peyrefitte maintint la garde policière de la Sorbonne, tout en rouvrant Nanterre comme test pour mesurer la «bonne volonté» des étudiants.
Le vendredi 10 mai [Le Conseil de l’Université, qui devait siéger ce jour-là pour juger l’affaire de Nanterre, décida de reporter sa session, en considérant que les conditions de sérénité requises n’étaient plus réunies. Un tract anonyme distribué à partir du 6, Conseil de l’Université de Paris, mode d’emploi, avait révélé les adresses personnelles et les numéros de téléphone de tous les membres. La déclaration de René Riesel, Le château brûle !, ne put donc être lue aux juges : elle fut seulement distribuée aux manifestants.] plus de vingt mille personnes se réunirent, encore une fois, place Denfert-Rochereau. Les mêmes organisateurs discutèrent de l’endroit où ils pourraient conduire la manifestation. Après un long débat, ils se décidèrent pour l’O.R.T.F. — mais avec un détour préalable par le ministère de la Justice. Arrivant au Quartier latin, les manifestants trouvèrent barrées toutes les issues vers la Seine, ce qui achevait de condamner un itinéraire déjà absurde. Ils résolurent de rester dans le Quartier latin tant que la Sorbonne ne leur serait pas rendue. Vers 21 heures, on commença spontanément à élever des barricades. Chacun y reconnut instantanément la réalité de ses désirs. Jamais la passion de la destruction ne s’était montrée plus créatrice. Tous coururent aux barricades.
Les leaders n’avaient plus la parole. Ils durent accepter le fait accompli, en essayant sottement de le minimiser. Ils crièrent que les barricades seraient seulement défensives ; que l’on ne provoquerait pas la police ! Sans doute, les forces du maintien de l’ordre avaient commis une lourde faute technique en laissant s’élever les barricades, sans prendre immédiatement le risque d’un assaut pour les enlever. Mais l’installation d’un système de barricades tenant solidement tout un quartier était déjà un pas impardonnable vers la négation de l’État : n’importe quelle forme de pouvoir étatique était obligée de reconquérir à très court terme la zone des barricades qui lui avait échappé, ou bien de disparaître [C’est à cause de cet excès de distorsion idéologique soutenu par leurs abusifs porte-paroles que tant de gens croyaient, dans les barricades, que la police pourrait renoncer à les attaquer.].
Périmètre de défense et emplacement des principales barricades
du quartier occupé le 10 mai
du quartier occupé le 10 mai
Le quartier des barricades était circonscrit par le boulevard Saint-Michel à l’ouest, la rue Claude-Bernard au sud, la rue Mouffetard à l’est, la rue Soufflot et la place du Panthéon au nord, lignes que ses défenses bordaient sans les contrôler. Ses principales artères étaient les rues Gay-Lussac, Lhomond et Toumefort, orientées nord-ouest-sud-est ; et la rue d’Ulm dans la direction nord-sud. Les rues Pierre-Curie et Ursulines-Thuillier constituaient ses seules communications d’est en ouest. Le quartier aux mains des insurgés connut une existence indépendante entre 22 heures et 2 heures du matin. Attaqué à 2 heures 15 par les forces qui le cernaient de toutes parts, il réussit à se défendre plus de trois heures, perdant toujours du terrain dans l’ouest et résistant jusqu’à 5 heures 30 aux abords de la rue Mouffetard.
Entre 1500 et 2000 barricadiers étaient restés dans le périmètre au moment de l’attaque. On pouvait y compter les étudiants pour bien moins d’une moitié. Étaient présents un grand nombre de lycéens et de blousons noirs, et quelques centaines d’ouvriers [Pas seulement des jeunes ouvriers.]. C’était l’élite ; c’était la pègre. Beaucoup d’étrangers, et beaucoup de filles, participèrent à la lutte. Les éléments révolutionnaires de presque tous les groupes gauchistes s’y retrouvèrent ; notamment une forte proportion d’anarchistes — certains même appartenant à la F.A. —, portant les drapeaux noirs qui avaient commencé à paraître dans la rue le 6 mai, et défendant âprement leur place-forte au carrefour des rues de l’Estrapade, Blainville et Thouin. La population du quartier montra sa sympathie pour les émeutiers mêmes qui brûlaient ses voitures : en leur offrant des vivres, en lançant de l’eau pour combattre l’effet des gaz, enfin en leur donnant asile.
Les soixante barricades, dont une vingtaine étaient très solides, permettaient une défense assez prolongée, et un repli en combattant, mais à l’intérieur d’un périmètre restreint. Le faible armement improvisé, et surtout l’inorganisation qui interdisait de lancer des contre-attaques ou de manœuvrer dans le but d’élargir la zone des combats, laissaient les émeutiers pris dans une nasse.
Les dernières prétentions de ceux qui aspiraient à se placer à la tête du mouvement s’écroulèrent cette nuit-là dans la démission honteuse, ou bien dans la pure impuissance. La F.E.R., qui avait la troupe la mieux encadrée, fit parader ses cinq cents militants jusqu’aux barricades, pour y déclarer qu’il s’agissait d’une provocation, et qu’il fallait donc s’en aller. Ce qu’ils firent, drapeau rouge en tête. Pendant ce temps Cohn-Bendit et Sauvageot, toujours prisonniers de leurs obligations de vedettes, allaient signifier au recteur Roche que, «pour éviter toute effusion de sang», il fallait que la police se retirât du quartier. Cette extravagante demande, présentée dans un tel moment à un sous-fifre, était tellement dépassée par les événements qu’elle ne pouvait qu’entretenir pour une heure les illusions des plus naïfs. Roche conseilla simplement à ceux qui avaient consenti à venir lui parler de faire rentrer chez eux «les étudiants».
La bataille fut très dure. Les C.R.S., la police, la gendarmerie mobile réussirent à rendre intenables les barricades par un bombardement intense de grenades incendiaires, de grenades offensives, et de gaz «au chlore», avant de se risquer à les prendre d’assaut. Les émeutiers ripostaient à coups de pavés et de cocktails Molotov. Ils incendièrent les voitures, renversées en chicane, pour retarder l’avance de l’ennemi ; certains se postèrent sur les toits pour lancer toutes sortes de projectiles. En plusieurs occasions, la police dut reculer. Les révolutionnaires, le plus souvent, mettaient le feu aux barricades sur lesquelles ils ne pouvaient plus se maintenir. Il y eut plusieurs centaines de blessés, et cinq cents arrestations. Quatre ou cinq cents émeutiers furent accueillis dans les bâtiments de l ’École normale supérieure, rue d’Ulm, que la police n’osa pas envahir. Deux ou trois cents autres avaient pu se retirer vers la rue Monge, ou trouver refuge chez des habitants du quartier, ou fuir par les toits. Jusqu’à la fin de la matinée, la police ratissa le quartier, assommant et emmenant tout ce qui lui paraissait suspect.
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations