Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (1)
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations
Chapitre VI
Profondeur et limites de la crise révolutionnaire
Profondeur et limites de la crise révolutionnaire
«C’était une fête sans commencement ni fin ; je voyais tout le monde et je ne voyais personne, car chaque individu se perdait dans la même foule innombrable et errante ; je parlais à tout le monde sans me rappeler ni mes paroles ni celles des autres, car l’attention était absorbée à chaque pas par des événements et des objets nouveaux, par des nouvelles inattendues.»
BAKOUNINE, Confession.
Le mouvement des occupations, qui s’était emparé des zones-clés de l’économie, atteignit très rapidement tous les secteurs de la vie sociale, s’en prit à tous les points de contrôle du capitalisme et de la bureaucratie. Le fait que la grève s’étendait maintenant à des activités qui avaient toujours échappé à la subversion rendait plus évidentes encore deux des plus anciennes constatations de l’analyse situationniste : la modernisation croissante du capitalisme entraîne la prolétarisation d’une couche sans cesse plus grande de la population ; à mesure que le monde de la marchandise étend son pouvoir à tous les aspects de la vie, il produit partout l’extension et l’approfondissement des forces qui le nient.
La violence du négatif fut telle que, non seulement elle mobilisa les réserves aux côtés des troupes de choc, mais qu’en plus elle permit à la canaille qui s’employait à renforcer le positif du monde dominant de se payer une manière de contestation. Ainsi a-t-on vu se développer parallèlement les luttes réelles et leur caricature, à tous les niveaux et à tous les moments. Dès le début, l’action engagée par les étudiants dans les universités et dans la rue avait trouvé son prolongement dans les lycées. Malgré certaines illusions syndicalistes des Comités d’action lycéens (C.A.L.), les lycéens prouvèrent, par leur combativité et leur conscience, qu’ils annonçaient moins les futurs étudiants que les prochains fossoyeurs de l’Université. Plus que les universitaires, les professeurs de lycée surent se faire éduquer par leurs élèves. Ils rejoignirent massivement la grève, où à leur tour les instituteurs avaient pris une position très ferme. En occupant les lieux de travail, les employés des banques, des sociétés d’assurances, des grands magasins, protestaient à la fois contre leur condition de prolétaire et contre un système de services qui fait de chacun le serviteur du système. De même les grévistes de l’O.R.T.F., en dépit de la croyance à une «information objective», avaient entrevu confusément leur réification et ressenti le caractère fondamentalement mensonger de toute communication habitée par la hiérarchie. La vague de solidarité qui emportait l’enthousiasme des exploités ne connut pas de limites. Les étudiants du Conservatoire d’Art dramatique s’installèrent dans les locaux et participèrent massivement aux phases les plus dynamiques du mouvement. Ceux du Conservatoire de Musique réclamaient une «musique sauvage et éphémère», dans un tract où ils proclamaient «il faudra que nos revendications soient acceptées dans un temps donné, sinon ce sera la révolution» ; ils retrouvaient ce ton congolais que lumumbistes et mulélistes rendirent populaire au moment même où le prolétariat des pays industrialisés commençait à expérimenter son indépendance possible, et qui exprime si bien ce que tous les pouvoirs redoutent, la spontanéité naïve des gens qui naissent à la conscience politique. Semblablement, la formule, en soi dérisoire, «nous sommes tous des juifs allemands» prenait, dans la bouche des Arabes qui la scandaient le 24 à la Bastille, une résonance vraiment inquiétante, car chacun pensait qu’il faudrait bien venger un jour le massacre d’octobre 1961, et qu’aucune diversion sur le thème de la guerre israélo-arabe ne pourrait l’empêcher. La prise du paquebot France par son équipage, au large du Havre, eut, malgré son peu de conséquence, le mérite de rappeler à ceux qui réfléchissent maintenant aux chances d’une révolution que le geste des marins d’Odessa, de Cronstadt et de Kiel n’appartenait pas au passé. L’insolite devenait quotidien à mesure que le quotidien s’ouvrait à d’étonnantes possibilités de changement. Les chercheurs de l’Observatoire de Meudon mirent en autogestion l’observation astronomique. L’Imprimerie nationale était en grève. Les fossoyeurs occupèrent les cimetières, les footballeurs chassèrent les dirigeants de leur fédération, et rédigèrent un tract où ils réclamaient «le football aux footballeurs». La vieille taupe n’épargnait rien, ni les anciens privilégiés, ni les nouveaux. Les internes et les jeunes médecins avaient liquidé la féodalité régnant dans leur faculté, ils avaient craché sur des «patrons» avant de les expulser, ils avaient pris parti contre l’Ordre des Médecins et fait le procès des conceptions médicales. Les «cadres contestataires» allèrent jusqu’à mettre en cause leur propre droit à l’autorité, comme privilège négatif de consommer plus et donc de vivre moins. Il n’est pas jusqu’aux publicitaires qui n’aient suivi le modèle des prolétaires exigeant la fin du prolétariat, en souhaitant la liquidation de la publicité.
Cette volonté, clairement manifestée, d’un changement réel, mettait d’autant mieux en lumière les manœuvres dérisoires et dégoûtantes des falsificateurs, de ceux qui font métier d’habiller le vieux monde de changements apparents. Si les curés ont pu la ramener sans que les églises leur tombent sur la tête, c’est parce que la spontanéité révolutionnaire — celle qui prescrivit dans l’Espagne de 1936 le bon usage des édifices religieux — subissait encore le joug du stalino-guevarisme. Dès lors, il n’y avait rien d’étonnant à ce que synagogues, temples, églises se reconvertissent en «centres de contestation» pour servir la vieille mystification au goût du jour, et avec la bénédiction de ceux qui alimentent la soupe moderniste depuis un demi-siècle. Puisqu’on tolérait les consistoires occupés et les théologiens léninistes, il devenait difficile d’étouffer dans leur propre outrecuidance les directeurs de musée réclamant l’assainissement de leurs entrepôts, les écrivains réservant l’Hôtel de Massa, qui en avait vu d’autres, aux vidangeurs d’élite de la culture, les cinéastes récupérant sur pellicule ce que la violence insurrectionnelle n’aurait pas le temps de détruire, les artistes enfin ressuçant la vieille hostie de l’art révolutionnaire.
Cependant, en l’espace d’une semaine, des millions de gens avaient rompu avec le poids des conditions aliénantes, avec la routine de la survie, avec la falsification idéologique, avec le monde à l’envers du spectacle. Pour la première fois depuis la Commune de 1871, et avec un plus bel avenir, l’homme individuel réel absorbait le citoyen abstrait ; en tant qu’homme individuel dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels, il devenait un être générique et reconnaissait ainsi ses propres forces comme forces sociales. La fête accordait enfin de vraies vacances à ceux qui ne connaissaient que les jours de salaire et de congé. La pyramide hiérarchique avait fondu comme un pain de sucre au soleil de mai. On se parlait, on se comprenait à demi-mot. Il n’y avait plus ni intellectuels ni ouvriers mais des révolutionnaires dialoguant partout, généralisant une communication où seuls les intellectuels ouvriéristes et autres candidats dirigeants se sentaient exclus. Dans ce contexte, le mot «camarade» avait retrouvé son sens authentique, il marquait vraiment la fin des séparations ; et ceux qui l’employèrent à la stalinienne comprirent vite que parler la langue des loups ne les dénonçait que mieux comme chiens de garde. Les rues étaient à ceux qui les dépavaient. La vie quotidienne, soudain redécouverte, devenait le centre de toutes les conquêtes possibles. Des gens qui avaient toujours travaillé dans les bureaux maintenant occupés déclaraient qu’ils ne pourraient plus jamais vivre comme avant, même pas un peu mieux qu’avant. On sentait bien, dans la révolution naissante, qu’il n’y aurait plus que des reculs tactiques et non plus des renoncements. Lors de l’occupation de l’Odéon, le directeur administratif se retira au fond de la scène puis, le moment de surprise passé, il fit quelques pas en avant et s’écria : «Maintenant que vous l’avez pris, gardez-le, ne le rendez jamais, brûlez-le plutôt» — et que l’Odéon momentanément rendu à sa chiourme culturelle n’ait pas brûlé montre seulement qu’on n’en était qu’aux prémices. Le temps capitalisé s’était arrêté. Sans train, sans métro, sans voiture, sans travail, les grévistes rattrapaient le temps si tristement perdu dans les usines, sur les routes, devant la télé. On flânait, on rêvait, on apprenait à vivre. Les désirs commençaient à devenir peu à peu réalité. Pour la première fois, il y eut vraiment une jeunesse. Non pas la catégorie sociale inventée pour les besoins de la cause marchande, par les sociologues et les économistes, mais la seule jeunesse réelle, celle du temps vécu sans temps mort, celle qui rejette la référence policière à l’âge au profit de l’intensité («Vive l’éphémère jeunesse marxiste-pessimiste», disait une inscription). La théorie radicale, réputée difficile par les intellectuels bien incapables de la vivre, devenait tangible pour tous ceux qui la ressentaient dans leurs moindres gestes de refus, et c’est pourquoi ils n’avaient aucune peine à exposer sur les murs la formulation théorique de ce qu’ils souhaitaient vivre. Il avait suffi d’un soir de barricades pour que les blousons noirs se politisent et se trouvent en parfait accord avec la fraction la plus avancée du mouvement des occupations. Aux conditions objectives, prévues par l’I.S. et venant naturellement renforcer et propager ses thèses, s’ajouta l’aide technique des imprimeries occupées. Certains imprimeurs furent parmi les rares grévistes [Une entreprise de la banlieue ouest fabriqua des walkies-talkies à l’usage des manifestants. Les postiers de plusieurs villes assurèrent les communications pour les grévistes.] qui, dépassant le stade stérile de l’occupation passive, décidèrent de soutenir pratiquement ceux qui se tenaient à la pointe du combat. Des tracts et des affiches appelant à la constitution des Conseils ouvriers atteignirent ainsi de très forts tirages. L’action des imprimeurs obéissait à une conscience nette de la nécessité où le mouvement se trouvait de mettre au service de tous les grévistes les instruments de production et les centres de consommation, mais aussi à une solidarité de classe qui prit chez d’autres travailleurs une forme exemplaire. Le personnel de l’usine Schlumberger tint à préciser que sa revendication «ne portait aucunement sur les salaires», et entra en grève pour soutenir les ouvriers particulièrement exploités de Danone, l’usine voisine. Les employés de la F.N.A.C. déclarèrent pareillement dans un tract que : «Nous, travailleurs des magasins de la F.N.A.C., nous nous sommes mis en grève non pas pour la satisfaction de nos revendications particulières mais pour participer au mouvement qui mobilise actuellement 10 millions de travailleurs manuels et intellectuels…» Le réflexe d’internationalisme, que les spécialistes des coexistences pacifiques et des guérillas exotiques avaient prématurément enterré dans l’oubli ou dans les oraisons funèbres du stupide Régis Debray, reparut avec une force qui laisse bien augurer du prochain retour des Brigades internationales. Du même coup, tout le spectacle de la politique étrangère, Vietnam en tête, s’était subitement dissous en révélant ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : faux problèmes pour fausses contestations. On acclama la prise du Bumidom par les Antillais, les occupations de résidences universitaires internationales. Rarement tant de drapeaux nationaux furent brûlés par tant d’étrangers résolus à en finir une fois pour toutes avec les symboles d’État, avant d’en finir avec les États eux-mêmes. Le gouvernement français sut répondre à cet internationalisme en livrant aux prisons de tous les pays les Espagnols, les Iraniens, les Tunisiens, les Portugais, les Africains et tous ceux qui rêvaient en France d’une liberté interdite chez eux.
Le commissariat de la rue Beaubourg au lendemain du 24 mai
«À ces différents bilans il convient d’ajouter les dommages propres que la Préfecture de Police a eu à subir et qui s’analysent de la façon suivante : 9 locaux de police saccagés (commissariat Odéon-Sainte-Avoie — Plaisance — Saint-Thomas-d’Aquin — Saint-Germain-des-Prés — Batignolles — Clignacourt — Montparnasse — Goutte d’Or) ; 3 cars de police-secours incendiés ; 10 véhicules détériorés…»
Liaisons, Bulletin de la Préfecture de police, no 151.
Tout le bavardage sur les revendications partielles ne suffirait pas pour effacer un seul moment de liberté vécue. En quelques jours, la certitude du changement global possible avait atteint un point de non-retour. Touchée dans ses fondements économiques, l’organisation hiérarchique cessait d’apparaître comme une fatalité. Le refus des chefs et des services d’ordre, comme la lutte contre l’État et ses policiers, était d’abord devenu une réalité dans les lieux de travail, où patrons et dirigeants de tous grades avaient été chassés. Même la présence d’apprentis-dirigeants, hommes des syndicats et des partis, ne pouvait effacer de l’esprit des révolutionnaires que ce qui s’était fait de plus passionnant s’était opéré sans dirigeants, et donc contre eux. Le terme «stalinien» fut ainsi reconnu par tous comme la pire insulte dans la chiennerie politique.
Dans l’agressivité dont ont fait preuve les masses, c’est indiscutablement le système de la marchandise qui était visé. S’il y eut peu de pillages, beaucoup de vitrines de magasins subirent la critique du pavé. Il y a longtemps que les situationnistes prévoyaient que l’incitation permanente à profiter des objets les plus divers, en échange d’une insidieuse contrepartie en argent, provoquerait la colère des masses abusées et traitées en agents consommateurs. Les voitures automobiles qui cumulent en elles l’aliénation du travail et du loisir, l’ennui mécanique, la difficulté de se déplacer et la rogne permanente de leur propriétaire, attirèrent principalement l’allumette (on est en droit de s’étonner de ce que les humanistes, habituellement prompts à dénoncer les violences, n’aient pas cru devoir applaudir à un geste salutaire qui sauve de la mort un bon nombre de personnes promises chaque jour aux accidents de la route). Le manque d’argent, entraîné par la fermeture des banques, ne fut pas ressenti comme une gêne mais comme un allègement des rapports humains. Vers la fin mai, on commençait à se faire à l’idée d’une disparition de la monnaie. La solidarité effective palliait les déficiences de l’entretien individuel. De la nourriture était distribuée gratuitement en beaucoup d’endroits occupés par les grévistes. Personne n’ignorait d’ailleurs qu’en cas de prolongation de la grève, il eût fallu recourir aux réquisitions, et inaugurer ainsi une vraie période d’abondance.
Cette façon de saisir les choses à la racine était vraiment la théorie réalisée, le refus pratique de l’idéologie. De sorte que ceux qui agissaient ainsi radicalement se trouvaient doublement habilités à dénoncer la distorsion du réel qu’opèrent, dans leur palais des miroirs, les appareils bureaucratiques en lutte pour imposer partout leur propre reflet : ils se battaient pour les objectifs les plus avancés du projet révolutionnaire, et donc pouvaient parler au nom de tous et en connaissance de cause. Ils mesuraient mieux la distance qui existe entre la pratique de la base et les idées des dirigeants. Dès les premières assemblées de la Sorbonne, ceux qui prétendirent parler au nom d’un groupe traditionnel et d’une politique spécialisée furent hués et mis dans l’impossibilité de prendre la parole. Les barricadiers ne jugèrent jamais nécessaire de se faire expliquer par des bureaucrates confirmés, ou en puissance, pour qui ils se battaient. Ils savaient assez, par le plaisir qu’ils y prenaient, qu’ils se battaient pour eux, et cela leur suffisait. Ce fut l’élément moteur d’une révolution qu’aucun appareil ne pouvait tolérer. Là s’exercèrent principalement les coups de frein.
La critique de la vie quotidienne commença à modifier avec succès le décor de l’aliénation. La rue Gay-Lussac s’appela rue du 11-Mai, les drapeaux rouges et noirs prêtèrent une apparence humaine aux façades des édifices publics, la perspective haussmannienne des boulevards fut corrigée, les zones de verdure redistribuées et interdites à la circulation rapide. Chacun fit à sa manière la critique de l’urbanisme. Quant à la critique du projet artistique, ce n’était pas chez les commis-voyageurs du happening ni chez les raclures d’avant-garde qu’il fallait la chercher, mais dans la rue, sur les murs et dans le mouvement général d’émancipation qui portait en lui la réalisation même de l’art. Des médecins, si souvent attachés à la défense d’intérêts corporatistes, passèrent dans le camp de la révolution en dénonçant la fonction policière qui leur est imposée : «La société capitaliste, sous le couvert d’une apparente neutralité (libéralisme, vocation médicale, humanisme non-combattant…) a rangé le médecin aux côtés des forces de répression : il est chargé de maintenir la population en état de travail et de consommation (ex. : médecine du travail), il est chargé de faire accepter aux gens une société qui les rend malades (ex. : psychiatrie).» (Médecine et répression, tract édité par le Centre national des jeunes médecins). Ce fut l’honneur des internes et des infirmiers de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne de dénoncer pratiquement cet univers concentrationnaire en occupant les lieux, en chassant les ordures que Breton souhaitait voir crever, et en prenant dans le comité d’occupation des représentants des prétendus malades.
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