L'occupation de la Sorbonne (3)
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations
Chapitre IV
L’occupation de la Sorbonne (fin)
L’occupation de la Sorbonne (fin)
Devant l’accumulation de ces nouvelles, tous les groupes gauchistes de la Sorbonne se rallièrent à une marche immédiate sur Billancourt, à 20 heures. Le Comité d’occupation convint qu’il fallait repousser l’assemblée générale, qu’il était pourtant impatient de mettre en face de ses responsabilités. Son communiqué, peu avant 20 heures, déclarait : «En accord avec différents groupes politiques, le Mouvement du 22 mars, l’U.N.E.F., le Comité d’occupation décide de reporter l’assemblée générale du 16 mai à 20 heures au 17 mai à 14 heures. Tous place de la Sorbonne à 20 heures pour marcher sur Billancourt.»
L’entrée dans la lutte de Renault-Billancourt, la plus grande usine de France, qui avait eu si souvent un rôle déterminant dans les conflits sociaux, et surtout la menace d’une jonction entre les ouvriers et les occupations révolutionnaires qui s’étaient développées à partir de la lutte des étudiants, épouvantèrent le parti dit communiste et le gouvernement. Avant même d’apprendre le projet d’une marche sur Billancourt, ils réagirent d’une manière presque identique aux mauvaises nouvelles qu’ils connaissaient déjà. À 18 heures 30, un communiqué du bureau politique stalinien «met les travailleurs et les étudiants en garde contre tout mot d’ordre d’aventure». Peu après 19 heures, un communiqué du gouvernement était diffusé : «En présence de diverses tentatives annoncées ou amorcées par des groupes d’extrémistes pour provoquer une agitation généralisée, le Premier ministre rappelle … que le gouvernement ne pourra tolérer que l’ordre républicain puisse être atteint … Dès lors que la réforme universitaire ne serait plus qu’un prétexte pour plonger le pays dans le désordre, le gouvernement a le devoir de maintenir la paix publique…» Le gouvernement décida aussitôt le rappel de 10.000 réservistes de la gendarmerie.
Trois ou quatre mille occupants de la Sorbonne allèrent, en deux cortèges, jusqu’à Billancourt, toujours avec les drapeaux rouges et noirs. La C.G.T., qui tenait toutes les portes de l’usine, réussit à empêcher la rencontre avec les ouvriers. Quant au projet d’une marche sur l’O.R.T.F., que le Comité Enragés-Internationale situationniste avait essayé de faire adopter par l’assemblée générale dès le 14, et défendu encore le 15, le «22 mars», l’U.N.E.F. et le S.N.E. sup. s’étaient déterminés à le réaliser le lendemain 17 mai. Sitôt cette décision connue, la C.G.T., le 16 à 21 heures, déclara qu’elle prenait «l’allure d’une provocation qui ne peut que servir le pouvoir personnel». À 22 heures 30, le parti stalinien reprit le mot. À minuit le S.N.E. sup. et l’U.N.E.F. obtempérèrent, en faisant savoir qu’ils annulaient leur appel.
Dans la nuit, à la Sorbonne, la contre-offensive des manipulateurs commençait. Profitant de l’absence des éléments révolutionnaires qui étaient autour des usines Renault, ils tentèrent d’improviser une assemblée générale avec ce qui restait sur place. Le Comité d’occupation y envoya deux délégués qui dénoncèrent le caractère factice d’une assemblée issue de cette manœuvre. Comprenant qu’elle avait été jouée, l’assemblée se dispersa aussitôt.
Au petit jour, les ouvriers des N.M.P.P. firent demander des occupants de la Sorbonne pour renforcer leurs piquets de grève, qui n’avaient pas encore réussi à imposer l’arrêt du travail. Le Comité d’occupation envoya des volontaires. Sur la ligne no 2 du métro, un comité d’action anti-syndical entreprit de mettre en grève la R.A.T.P. Une centaine d’usines allaient être occupées dans la journée. Dès le matin, les ouvriers des entreprises parisiennes en grève, à commencer par Renault, arrivaient à la Sorbonne pour établir ce contact que les syndicats empêchaient aux portes des usines.
L’assemblée générale de 14 heures discuta en priorité une seconde marche sur Billancourt, et renvoya à sa séance du soir le règlement de tous les autres problèmes. La F.E.R. tenta vainement d’envahir la tribune, et son leader parla, tout aussi vainement, pour empêcher cette seconde marche ; ou au moins, si elle devait avoir lieu tout de même, pour qu’elle arbore un seul slogan — para-stalinien : «Front unique ouvrier». La F.E.R. se voyait déjà sans doute reconnue dans un tel «Front», avec la S.F.I.O. et le P.C. Dans toute la crise, la F.E.R. fut au parti stalinien ce que le parti stalinien est au gaullisme : le soutien passa avant la rivalité, et les mêmes bons offices eurent évidemment, à leurs niveaux respectifs, le même salaire d’ingratitude. Un communiqué de la C.G.T.-Renault venait de paraître, déconseillant «vivement aux initiateurs de cette marche de maintenir cette initiative». La marche eut lieu ; elle fut reçue comme la veille. La C.G.T. s’était discréditée encore plus auprès des ouvriers, en affichant à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine la ridicule calomnie qui suit : «Jeunes travailleurs, des éléments révolutionnaires cherchent à susciter la division dans nos rangs pour nous affaiblir. Ces extrémistes ne sont que des suppôts de la bourgeoisie touchant même de grosses récompenses du patronat.»
Le Comité d’occupation avait encore édité, à 13 heures, un tract émanant des ouvriers qui avaient lancé la grève chez Renault, expliquant comment des jeunes travailleurs avaient entraîné la base de certains départements, obligeant les syndicats à approuver tardivement le mouvement qu’ils avaient essayé d’éviter : «Les ouvriers attendent que chaque nuit viennent aux portes des gens pour soutenir en masse un mouvement de masse». À la même heure, des télégrammes étaient envoyés dans plusieurs pays, exposant la position révolutionnaire de la Sorbonne occupée.
Le Comité d’occupation rend compte de son mandat
à l’assemblée générale, le soir du 17 mai
à l’assemblée générale, le soir du 17 mai
Quand l’assemblée générale se réunit enfin à 20 heures, les conditions qui avaient altéré son fonctionnement à ses débuts ne s’étaient aucunement améliorées. La sonorisation ne marchait que pour la durée exacte de certaines interventions, et s’arrêtait précisément pour d’autres. La direction des débats, et surtout la mise aux voix éventuelle d’une motion, dépendaient techniquement d’un grotesque inconnu, évidemment homme de paille de l’U.N.E.F., qui s’était nommé au premier instant de l’occupation président permanent des assemblées générales et qui, réfractaire à tout désaveu et à toute humiliation, s’accrocha à ce poste jusqu’à la fin. La F.E.R., qui avait naïvement publié dès le matin son intention de «reprendre en main» le mouvement, essaya encore d’envahir la tribune. Les manipulateurs de toutes les sectes coopérèrent pour empêcher l’assemblée générale de se prononcer sur les activités du Comité d’occupation qui venait de rendre son mandat — et principalement sur l’appel à l’occupation des usines. Cette obstruction s’accompagna d’une campagne de dénigrement, portant plus volontiers sur des détails destinés à noyer le poisson : une «allure Saint-Germain-des-Prés» du désordre dans le bâtiment, le mépris témoigné aux petits partis gauchistes et à l’U.N.E.F., un commentaire sur l’occupation de Sainte-Anne où certains prétendirent avoir entendu un appel à la «libération des fous», d’autres misères. L’assemblée se montra incapable de se faire respecter. L’ex-Comité d’occupation, n’ayant pu obtenir un vote sur sa gestion, et ne voulant à aucun degré jouer un rôle dans les luttes d’influence et les compromis qui se faisaient en coulisse pour la désignation du Comité suivant, annonça qu’il quittait la Sorbonne où la démocratie directe était dès à présent étranglée par les bureaucrates. Tous ses partisans sortirent en même temps, et le service d’ordre se trouva dissous, tandis que la F.E.R., qui depuis plus d’une heure menaçait la tribune, en profitait pour s’y ruer. Elle ne put pas pour autant s’annexer la gestion de la Sorbonne, où les mêmes partages d’influence devaient se poursuivre jusqu’à la fin. Le verdict du Comité d’occupation fut malheureusement confirmé par tous les faits.
Le Comité d’occupation annonce sa décision de quitter la Sorbonne
(au centre, de profil et en blouson clair, Guy Debord)
(au centre, de profil et en blouson clair, Guy Debord)
Si l’échec d’une ébauche de démocratie de conseil dans la Sorbonne fut sans doute nuisible pour la suite du mouvement des occupations, qui devait connaître précisément sur ce terrain son principal manque, duquel découla son échec général, il est de toute façon certain qu’au point atteint à ce moment par la crise, aucun groupe n’avait plus la force suffisante pour intervenir dans un sens révolutionnaire avec un effet notable. Toutes les organisations qui pesèrent effectivement sur le développement ultérieur étaient ennemies de l’autonomie ouvrière. Tout devait dépendre du rapport de forces dans les usines entre les ouvriers, partout isolés et séparés, et la puissance conjointe de l’État et des syndicats.
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations