Les origines de l'agitation en France
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations
Chapitre II
Les origines de l’agitation en France
Les origines de l’agitation en France
«Certes, les utopistes aussi peuvent voir correctement la situation de fait dont il faut partir. S’ils restent de simples utopistes, c’est qu’ils ne sont en mesure de la voir que comme un fait ou, tout au plus, comme un problème à résoudre, sans parvenir à comprendre que c’est justement là, dans le problème lui-même, que sont aussi données et la solution et la voie menant à la solution.»
LUKÁCS, Histoire et conscience de classe.
Le refus qui était déjà, dans plusieurs pays, porté par de larges couches de la jeunesse, n’était encore signifié en France que par une frange minime de groupes avancés. On ne pouvait observer aucune tendance à la «crise» économique, ni même politique. L’agitation déclenchée en janvier 1968 à Nanterre par quatre ou cinq révolutionnaires qui allaient constituer le groupe des Enragés, devait entraîner, sous cinq mois, une quasi-liquidation de l’État. Voilà qui donne à penser. La crise profonde qui était donc latente en France existe pareillement dans toutes les autres sociétés bourgeoises modernes. Ce qui manquait, c’était la conscience d’une réelle perspective révolutionnaire et son organisation pratique. Jamais une agitation entreprise par un si petit nombre d’individus n’a entraîné, en si peu de temps, de telles conséquences.
Enragés de Nanterre dans un amphithéâtre, février 1968
Le régime gaulliste, en lui-même, n’avait aucune importance particulière dans l’origine de cette crise. Le gaullisme n’est rien d’autre qu’un régime bourgeois travaillant à la modernisation du capitalisme, tout autant que le travaillisme de Wilson. Sa principale caractéristique, et son succès, résident dans le fait que l’opposition en France se trouve encore plus handicapée qu’ailleurs pour se rendre attractive avec le but de faire la même chose. Il faut noter cependant deux traits spécifiques : l’accession au pouvoir du gaullisme par complots et putsch militaire, qui l’a marqué d’un certain mépris de la légalité ; le souci personnel d’un prestige archaïque chez de Gaulle [L’ironie des temps a fait que ce prestige, qui manquait si complètement à la France depuis près de cent ans, n’a commencé à reparaître qu’avec le mouvement récent, justement en faisant voler en éclats le prestige en staff du gaullisme.].
Sans présenter aucun caractère dramatique, la modernisation de l’économie française et son adaptation au Marché commun n’allaient pas sans entraîner une certaine tendance à la récession, un léger tassement des salaires réels par le biais des ordonnances gouvernementales sur la Sécurité sociale, un accroissement des difficultés de l’emploi, principalement pour les jeunes travailleurs. Ce fut le prétexte de l’exemplaire émeute ouvrière de Caen en janvier, les travailleurs outrepassant les revendications syndicales et pillant les magasins. En mars, les métallurgistes de l’usine Garnier à Redon surent entraîner dans leur grève victorieuse toutes les entreprises de la ville, en créant leur propre liaison indépendante des syndicats, et organisèrent l’autodéfense pour faire retirer les C.R.S.
Les répercussions directes du coup de Strasbourg s’étaient d’abord fait sentir à la cité universitaire de Jussieu, près de Lyon, dont les résidents, dès le printemps de 1967, avaient pendant plusieurs semaines radicalement aboli tout règlement, dépassant ainsi le débat académique sur la réforme des statuts anti-sexuels. Des «étudiants» de Nantes, à partir de novembre 1967, n’en restèrent pas là. Après s’être saisis de la section locale de l’U.N.E.F. [Dont Yvon Chotard devint le président. Voir ci-après, dans les Documents, des extraits de leur plate-forme.], comme à Strasbourg, ils décidèrent la fermeture du «Bureau d’aide psychologique universitaire» (B.A.P.U.). Après quoi, ils organisèrent à plusieurs reprises l’invasion des résidences universitaires : les garçons chez les filles, puis la réciproque. Ensuite, en février, ils occupèrent le rectorat de Nantes, et se heurtèrent durement à la police. Comme l’écrivait Rivarol du 3 mai 1968, «on oublie peut-être trop que, dès février, les émeutes de Nantes montraient le vrai visage de ces “situationnistes”, 1500 étudiants derrière des drapeaux rouges ou noirs, le Palais de Justice occupé…»
ORTF, 26 mars 1968
La formation du groupe des Enragés s’est opérée à l’occasion d’une lutte contre la présence policière dans le campus de Nanterre. Des policiers en civil furent photographiés. Le 26 janvier, les clichés agrandis furent promenés sur des panneaux à l’intérieur de la faculté. Cet acte entraîna immédiatement, sur appel du Doyen Grappin [Dit, depuis cette date, Grappin-la-Matraque.], l’intervention d’une soixantaine de policiers en uniforme, qui furent repoussés après un bref affrontement. Tous les militants des groupes gauchistes, eux-mêmes quelque cent, s’étaient joints au noyau initial. Celui-ci se composait des Enragés proprement dits et d’une dizaine d’anarchistes. Les Enragés figuraient tous parmi les éléments inassimilables dans l’actuel système universitaire. De plus, ces «voyous de campus» avaient trouvé leur accord théorique dans la plate-forme de l’Internationale situationniste. Ils se proposèrent de perturber systématiquement l’insupportable ordre des choses, à commencer par l’Université.
Plan du complexe universitaire de Nanterre. Chauliat & Chauliat architectes
Le terrain était particulièrement révoltant. Nanterre était moderne dans le choix des titulaires de chaires exactement comme dans son architecture. C’est là que pontifiaient les cuistres de la pensée soumise, les faquins de la récupération, les paltoquets modernistes de l’intégration sociale, les Lefebvre et les Touraine [Touraine avait découvert, dès la fin des années 50, que le prolétariat avait disparu. Il persiste, en juillet 1968 : «Je le dis, la classe ouvrière en tant que classe n’est plus dans son ensemble une classe révolutionnaire en France.» (in Labro, Ce n’est qu’un début.)]. Le décor était à l’avenant : aux «grands ensembles» et aux bidonvilles qui leur sont complémentaires, l’urbanisme de l’isolement avait greffé un centre universitaire, comme microcosme des conditions générales d’oppression, comme esprit d’un monde sans esprit. Le programme, donc, de ne plus laisser parler ex cathedra les spécialistes du truquage, et de disposer des murs pour un vandalisme critique, devait faire le plus grand effet. Ce fut une ouverture pour échapper à la stérile protestation ressassée depuis des années contre les tracasseries d’internats dans les résidences ou la réforme Fouchet, tartes à la crème de l’U.N.E.F. et de tous ceux qui en convoitaient la direction.
Quand les Enragés commencèrent à interrompre les cours des sociologues, et de quelques autres, l’U.N.E.F. et ses noyauteurs gauchistes réagirent avec indignation. À plusieurs reprises, ils essayèrent d’assurer eux-mêmes la protection des maîtres. Les anarchistes, quoique ayant aussi quelques visées sur le bureau local de l’U.N.E.F., restèrent neutres. Parmi eux Daniel Cohn-Bendit, qui s’était déjà taillé une manière de réputation en s’excusant d’avoir insulté un ministre, n’en fut pas moins menacé d’être exclu de l’U.N.E.F. — car il en était — par une motion des trotskistes de la future «Fédération des étudiants révolutionnaires» (alors C.L.E.R.). C’est seulement parce que Cohn-Bendit, de nationalité allemande, se trouva à ce moment cité à comparaître devant la commission d’expulsion de la préfecture de Police, que le C.L.E.R. retira sa motion. Une certaine agitation politique faisait déjà écho aux scandales des Enragés. La coutume de distribuer des tracts à l’intérieur des locaux s’instaura. La chanson des Enragés sur Grappin — la célèbre «Grappignole» —, leur première affiche en forme de bande dessinée, parurent à l’occasion de la «journée nationale» d’occupation des résidences universitaires, le 14 février. De tous les côtés, le ton montait.
Le 21 février, Le Nouvel Observateur pleurait sur Nanterre : «La gauche est éclatée» ; et ce jusqu’au «groupe des Enragés qui ne comprend guère que trois ou quatre représentants de l’Internationale situationniste». Le même jour, un tract des Enragés précisait qu’ils «n’ont jamais appartenu à l’Internationale situationniste, et en conséquence ne sauraient la représenter. La répression aurait trop beau jeu si toute manifestation quelque peu radicale sur un campus était le fait d’un complot situationniste ! (…) Cela dit, nous tenons à réaffirmer en la circonstance notre sympathie à l’égard de la critique situationniste. On pourra juger sur nos actes de notre accord avec la théorie radicale.»
Le 22 mars, les groupes gauchistes, pour protester contre l’interpellation à Paris de six «militants anti-impérialistes», envahirent le bâtiment administratif et tinrent une assemblée dans la salle du Conseil de faculté. Au nom des Enragés, René Riesel exigea tout de suite que soient expulsés deux observateurs de l’administration et les quelques staliniens présents. Un responsable anarchiste, collaborateur habituel de Cohn-Bendit, ayant alors soutenu que «les staliniens qui sont ici ce soir ne sont plus des staliniens», les Enragés quittèrent aussitôt l’assemblée pour protester contre cette lâche illusion. Ils avaient en outre été accusés de vouloir piller les locaux. Ils se mirent en devoir d’écrire leurs slogans [«Prenez vos désirs pour la réalité» ; «L’ennui est contre-révolutionnaire» ; «Les syndicats sont des bordels» ; «Ne travaillez jamais».] sur tous les murs, inaugurant ainsi une forme d’agitation dont le succès fut foudroyant, et qui allait devenir une des caractéristiques originales de la période des occupations. Le rassemblement d’éléments gauchistes d’appartenances diverses, qui devait, dans les semaines suivantes, recevoir de la presse ses noms successifs — «Mouvement des 142», puis «Mouvement du 22 mars» — commença donc ce soir-là à se constituer, sans les Enragés et contre eux.
Le «Mouvement du 22 mars» était dès le départ un conglomérat éclectique d’individus adhérant à titre personnel. Tous s’accordaient sur le fait qu’il leur était impossible de s’entendre sur aucun point théorique, et comptaient sur «l’action commune» pour dépasser ce manque. Il y avait cependant un consensus sur deux sujets, une banalité dérisoire et une exigence nouvelle. La banalité, c’était la «lutte» anti-impérialiste, héritage de la période groupusculaire contemplative qui allait finir : Nanterre, Vietnam de banlieue, soutenant résolument le juste combat de la Bolivie insurgée. La nouveauté, c’était la démocratie directe dans l’organisation. Il est vrai que cette intention n’a été que très partiellement réalisée dans le «22 mars» du fait de la double appartenance, discrètement tue ou jamais prise en considération, de la majorité de ses membres. Il y avait des maoïstes, des J.C.R., des anarchistes de toutes sortes — des ruines de la «Fédération anarchiste» aux activistes de la «Fédération ibérique des jeunesses libertaires» —, et jusqu’aux suspects ou comiques des «groupes de recherche institutionnelle» (F.G.E.R.I.) [Il n’y a jamais eu, dans ce fourré-tout, un seul situationniste, contrairement au mensonge d’Émile Copfermann dans sa présentation du recueil d’inepties publié par le «22 mars» sous le titre Ce n’est qu’un début, continuons le combat (Éditions Maspero).].
Cohn-Bendit lui-même appartenait au groupe anarchiste indépendant, et semi-théoricien, de la revue Noir et Rouge. Tant de ce fait que par ses qualités personnelles, Cohn-Bendit se situait dans la tendance la plus radicale du «22 mars» ; se trouvait même être plus réellement révolutionnaire que tout le reste du mouvement dont il devint le porte-parole, et qu’il dut donc supporter [Cohn-Bendit, dans quantité d'interviews, a multiplié les concessions au maoïsme ; par exemple dans Le Magazine littéraire de mai 1968 : «Le maoïsme, moi, je ne sais pas très bien ce que c’est ! J’ai lu des “trucs” dans Mao qui sont très vrais. Sa thèse d’appui sur la paysannerie a toujours été une thèse anarchiste.»]. Insuffisamment intelligent, confusément informé par personnes interposées des problèmes théoriques de l’époque, habile pour amuser un public d’étudiants, assez franc pour faire tache sur le forum des manœuvres politiques gauchistes, assez souple pour composer avec leurs responsables, c’était un révolutionnaire honnête quoique sans génie. Il savait beaucoup moins que ce qu’il aurait dû savoir ; et de ce qu’il savait, il n’a pas fait le meilleur usage. De plus, acceptant sans critique réelle le rôle de vedette qui s’exhibe pour le tout-venant des reporters de l’information spectaculaire, il devait naturellement voir ses propos, qui toujours ont mélangé de la lucidité et quelques sottises, aggravés dans ce dernier sens par la déformation inhérente à une communication de cette nature. En avril, il déclarait encore à qui voulait l’entendre qu’il était un modérateur, et aucunement un enragé. C’était le moment où, à la suite d’un ministre, la presse commençait à appeler «enragés» tous les mécontents de Nanterre.
En effet, le «22 mars» avait obtenu en quelques jours le principal succès dont l’ensemble du mouvement lui est effectivement redevable, et qui est sans relation aucune avec ses bavardages sur «l’université critique», démarqués des exemples allemand et italien qui en avaient déjà révélé l’inanité [Tous les éloges sociologico-journalistiques sur l’«originalité» du «22 mars» masquent le simple fait que son amalgame gauchiste, nouveau en France, est la copie directe du S.D.S. américain également éclectique, démocratique, et fréquemment noyauté par diverses vieilles sectes gauchistes. Le Sunday Times du 21 juillet, exposant avec une parfaite incompréhension les thèses de l’I.S. qu’il considère comme «probablement la plus avancée des fractions radicales», voit tout de même que «Cohn-Bendit est un conservateur dépassé» si on le compare à de tels «absolutistes»…]. Tandis que tous les efforts de sa commission «Culture et Créativité» n’ont jamais dépassé un esthétisme révolutionnaire que des traces négligeables de «situationnisme» ne parvenaient pas à rendre intéressant, le projet, tout bêtement «anti-impérialiste», de tenir un meeting à Nanterre le 29 mars amena le Doyen Grappin à la première, et la plus lourde de conséquences, de la série de bévues administratives qui allaient permettre l’extension rapide de l’agitation. Grappin ferma sa faculté pour deux jours. Le spectre menaçant d’«une dizaine d’enragés» devenait dès lors une hantise à l’échelle nationale.
Parmi les plus inquiets, L’Humanité du 29 mars dénonçait les «actions de commando entreprises par un groupe d’anarchistes et de “situationnistes” dont l’un des mots d’ordre macule, en lettres géantes, la façade de la faculté : “Ne travaillez pas !” Pour cette quarantaine d’étudiants, l’action consistait depuis des semaines à “intervenir” dans les amphis, dans les séances de travaux pratiques… à occuper des bâtiments et éventuellement à en couvrir les murs d’inscriptions géantes. Comment une quarantaine d’éléments irresponsables a-t-elle pu provoquer des décisions aussi graves concernant 12.000 étudiants en Lettres et 4000 en Droit ?»
La répression qui commença à ce moment était trop tardive. Sans doute, un membre du groupe des Enragés, Gérard Bigorgne, put être, le 1er avril, exclu pour cinq ans de tous les établissements d’enseignement supérieur de France [On lui reprochait son mépris ouvert des règles universitaires ; et son attitude devant le Conseil de l’Université fut effectivement scandaleuse.], sans que le «22 mars», ses journalistes, ni bien sûr aucun autre groupe gauchiste n’en fassent mention. Mais les menaces d’expulsion renouvelées contre Cohn-Bendit, déjà assez célèbre, et certainement plus défendable pour beaucoup de gens, la décision annoncée de déférer le 6 mai, devant la commission d’instruction du Conseil de l’Université de Paris, Cohn-Bendit, Riesel et six autres agitateurs de Nanterre, puis la nouvelle fermeture sine die de Nanterre à partir du 2 mai, provoquèrent un élargissement de la protestation parmi les étudiants de Paris. Le «22 mars» et l’U.N.E.F. appelèrent, pour le vendredi 3 mai, à un meeting dans la cour de la Sorbonne. En essayant de disperser ce meeting, les autorités découvrirent la force déjà accumulée par le mouvement, et lui donnèrent l’occasion de franchir le seuil décisif. Combien un tel développement paraissait impossible aux observateurs spécialisés, voilà ce dont témoigne à la perfection la fine prophétie du ridicule Escarpit, écrivant dans Le Monde paru le même jour (daté du 4 mai) : «Rien n’est moins révolutionnaire, rien n’est plus conformiste que la pseudo-colère d’un casseur de carreaux, même s’il habille sa mandarinoclastie d’un langage marxiste ou situationniste.»
Dossier Mai 68
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations
I. Le retour de la révolution sociale
II. Les origines de l’agitation en France
III. La lutte dans la rue
IV. L’occupation de la Sorbonne (suite & fin)
V. La grève générale sauvage
VI. Profondeur et limites de la crise révolutionnaire (suite)
VII. Le point culminant
VIII. Le «Conseil pour le maintien des occupations» et les tendances conseillistes
IX. Le rétablissement de l’État
X. La perspective de la révolution mondiale après le mouvement des occupations