Le Comitatus, ou l'invention de la Terreur (3)

Publié le par la Rédaction



III

undefined «Croit-on, qu’à 67 ans, je vais commencer une carrière de dictateur ?»

Le dictateur, à Rome, est un magistrat doté des pleins pouvoirs pour six mois, par le sénat et l’un des deux consuls, en cas de péril extraordinaire, notamment d’invasion, et jouissant de l’impunité à l’issue de sa dictature. Sylla et César lui donnèrent une si mauvaise réputation que cette magistrature fut abolie sous Auguste. De Gaulle qui méprise le régime populacier d’un Hitler ou d’un Mussolini, ne ménage pas, en revanche, son estime au général Franco, militaire et catholique comme lui. Sa constitution de la Ve République, adoptée en septembre 1958 par 80% des électeurs, stipule : que le président de la République assure la continuité de l’État (article 5) ; qu’il nomme aux emplois civils et militaires (article 13) ; qu’il est le chef des armées (article 15) ; et — voici la dictature — que : «Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par les circonstances…»

C’est le célébrissime article 16, qui lui laisse le soin de définir la gravité et l’urgence de la menace, l’opportunité de mesures d’exception, la nature de ces mesures et leur durée application. De Gaulle qui, dans les premières années de son règne, use à répétition des pleins pouvoirs et de l’état d’urgence, s’en sert du 23 avril au 29 septembre 1961, lorsque la faction ultra des officiers d’Algérie, décidément déçue, tente de défaire par un nouveau coup d’État, le roi qu’elle avait fait trois ans plus tôt. Passons sur ces luttes d’appareil, et remarquons que les constitutions des nouveaux États de l’Afrique française, reprennent toutes une forme expéditive de l’article 16 (cf. Une guerre noire, G. Périès, D. Servenay, 2007, La Découverte). Expédient commode, en effet, pour tous ces gouverneurs indigènes, souvent de rustiques sous-officiers mis par la France à la tête d’États vassaux, afin de perpétuer l’empire, et liés à elle par de prévoyants accords de «coopération militaire». Ce que peut la conjonction de la dictature constitutionnelle, de la Défense Opérationnelle du Territoire, et de la stratégie de «guerre contre-révolutionnaire», c’est au Rwanda et en Algérie qu’on l’a vu le plus récemment, mais cette moderne école de la terreur répand depuis un demi-siècle dans le monde le génie français. Des officiers de toutes les armées viennent s’initier in situ durant la bataille d’Alger, au Centre d’Instruction à la Pacification et à la Contre-Guérilla (CIPCG) d’Arzew, et à l’École Supérieure de Guerre. Lacheroy, Aussaresses, Bentresque, De Naurois, Badie, Nouguès, et alii, font des tour
nées de conférences, enseignent la traque, la torture, l’élimination, au Pentagone, à Fort Bragg, Fort Benning, au centre d’instruction à la contre-guérilla de Manaus, à l’École Supérieure de Mécanique de la Marine (ESMA), à Buenos Aires déjà infesté d’anciens nazis, miliciens, et tueurs de l’OAS. Ils enseignent également l’impunité.

Dès le 22 mars 1962, De Gaulle amnistie «tous les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne.» Deux mois après la grande peur de Mai, le 31 juillet 1968, cette amnistie s’étend aux conjurés du Putsch des Généraux, et à ceux de l’OAS condamnés à mort en exil. Le parti du pouvoir se réunifie face à la subversion. Sachant qu’on estime à 1500 en 15 mois, le nombre des victimes de l’OAS, et à 9 en 8 ans, celui des victimes d’Action directe, dont les derniers prisonniers croupissent encore en geôle, vingt ans après leur condamnation, on voit que sous notre république, il est au moins vingt fois plus pardonnable de tuer 150 quidams par mois, Arabes ou arabophiles, qu’un policier ou un général par an.

Une fois n’est pas coutume. Tandis qu’en Indochine, les officiers français élaborent une technique de guerre à l’ennemi intérieur, à Washington, les politiciens américains en formulent la doctrine politique, dite «de sécurité nationale».

Le 11 mars 1947, Harry Truman déclare au congrès : «Je crois que les États-Unis doivent soutenir les peuples libres qui résistent à des tentatives d’asservissement par des minorités armées, ou des pressions venues de l’extérieur. Je crois que nous devons aider les peuples libres à forger leur destin de leurs propres mains.» (cf. Les escadrons de la mort, L’école française, Opus cité)

Six mois plus tard, le congrès vote à l’unanimité le «National Security Act», et la création du «National Security Council» autour du président.

Cette «sécurité nationale», c’est celle de l’Empire et de ses marches, face à l’empire rival et à ses partis locaux. La CIA couvre l’Europe de réseaux clandestins, dits «Stay Behind», souvent recrutés parmi les anciens commandos de la Deuxième guerre mondiale et ceux des services secrets, comme Aussaresses, afin d’opérer derrière les lignes d’une éventuelle invasion soviétique ou de combattre une éventuelle insurrection. C’est le réseau italien, dit «Gladio», qui fomente, de l’attentat de la piazza Fontana le 12 décembre 1969, au massacre de la gare de Bologne, le 2 août 1980, la «Stratégie de la tension» (cf. L’Orchestre noir, Opus cité), et le réseau belge, peut-être, qui est derrière les «tueurs fous du Braban
t», au début des années 1980. C’est la «Sécurité nationale» qui sert de prétexte au coup d’État des colonels grecs en 1967. Des années 1950 aux années 1970, du Guatémala au cône sud, elle devient la doctrine officielle des dictatures militaires et la justification des exterminations perpétrées par les escadrons de la mort.

Le croisement de la Sécurité nationale et de la guerre contre-révolutionnaire produit ainsi le «plan Condor» (1975), modelé sur la bataille d’Alger, avec la création par les polices secrètes du Chili, d’Argentine, d’Uruguay, du Paraguay et de Bolivie, d’une banque de données commune, et d’un système de communication centralisé, afin d’éliminer leurs opposants. Ou encore le massacre préventif, par les généraux argentins, de tous ceux qui n’étaient pas avec eux (1976). Cette même année 1975, sous la présidence de Giscard, voit le jour le projet «Safari» de fichage informatique de tous les Français. Le tollé subséquent aboutit en 1978 à la création de la Commission Nationale Informatique et Liberté (CNIL), qui a depuis avalisé tous les fichiers «de sécurité» (Stic, Judex, etc), avant de résigner, de son propre mouvement, jusqu’à ses minces prérogatives entre les mains de la police. On sent bien que c’est une commission informatique et liberté qui a manqué aux suppliciés du Plan Condor, et que des fichiers de police «encadrés» et «légalisés» auraient fait toute la différence.

Entre la junte gorille d’Argentine et le gouvernement français, une telle cordialité de rapports qu’elle révèle les dessous du «libéralisme avancé». On se rappelle soudain que Giscard a fait son stage d’officier de réserve dans le bureau de Lacheroy, le doctrinaire de la guerre contre-révolutionnaire. Que son âme damnée, Poniatovski, complotait avec l’OAS. Qu’il a remis en service les tueurs et/ou fascistes, Robert Griotteray, Hubert Bassot, Pierre Sergent, Claude Dupont, Madelin, Longuet, Devedjian, Jacques Douffiagues, Claude Goasguen (cf. Génération Occident, F. Chapier, 2005, Le Seuil). Qu’il a nommé Bigeard au secrétariat d’État à la Défense (1975-1976) ; que Bastien-Thiry, condamné à mort pour l’attentat du Petit-Clamart, l’a désigné parmi ses commanditaires (Le Monde, 12 février 63) ; que son grand-père Bardoux, et son père, Edmond d’Estaing, furent des notables pétainistes voire un peu plus que cela ; et que somme toute, il y aurait lieu d’examiner la contiguïté entre la doctrine de «Sécurité nationale», et la politique «sécuritaire» développée sous Giscard (Vigipirate, loi Sécurité et Liberté).

Selon l’idée reçue, cependant, si les paras ont gagné la bataille d’Alger, le FLN a gagné la guerre d’Algérie, ce qui est faux militairement et vrai politiquement, le peuple algérien faisant les frais de la victoire comme de la défaite. C’est la théorie de la «guerre asymétrique», nouveau nom de la guerre révolutionnaire dans la bouche des doctes.


«La guérilla ou le terrorisme vont en effet occuper une place croissante, car c’est la seule technique dont dispose le faible pour résister au fort. Les conflits asymétriques, ou guerres irrégulières (…) indiquent que les forts peuvent être mis en échec. À condition, pour les faibles, d’accepter d’en payer le prix. (…) Lors de tels conflits, le rapport des pertes humaines entre les deux camps est en moyenne de 1 à 8. L’équilibre est ainsi rétabli. L’asymétrie fondée sur la technologie, n’est qu’apparente. Les guerres irrégulières démontrent, comme en Irak et en Afghanistan, voire au Liban sud, leur redoutable efficacité. Elles ne permettent pas de gagner militairement, mais acculent l’adversaire et jouent sur le “temps”, facteur capital.» (Gérard Chaliand au Monde, 18/19 février 07)

Cette vision optimiste des guérillas, datée du temps où Chaliand était leur compagnon de route, se trouble dès que l’on considère le point de vue d’ensemble. Selon le Monde du même jour, les pertes américaines en Irak s’élèvent alors à 3000 morts depuis 2003. «Côté irakien, officiellement de 100.000 à 150.000. La revue britannique The Lancet les estime pour sa part à 650.000.» L’Organisation mondiale de la santé a ramené ce chiffre dans une fourchette de 104.000 à 223.000 morts violentes entre mars 2003 et juin 2006 (cf. Le Monde, 11/01/08). Mais l’OMS est-elle plus fiable que le Lancet ?

Pour décider qui gagne et qui perd, il faut considérer les buts de guerre réels, et non pas officiels, des belligérants. Les États-Unis font-ils la guerre en Irak pour y créer une bourgeoise démocratie parlementaire ? Peut-être. Mais l’essentiel pour l’oligarchie, pour le complexe militaro-industriel, le lobby pétrolier, le groupe Halliburton, la société Blackwater, tient à l’industrie pétrolière irakienne, sans doute la seule chose à fonctionner dans le pays ; aux marchés de guerre financés par les contribuables américains et les investisseurs chinois ; à la rente politico-médiatique que cette guerre constitue depuis quatre ans sur le front domestique ; au champ d’essai pour les drones, les capteurs, les visées infrarouges, la biométrie, que Bagdad offre à l’industrie sécuritaire. 3000 morts à 650.000 pour ce qu’en sait le Lancet. Un ratio réminiscent de la conquête du Mexique, ou des expéditions coloniales du XIXe siècle. Rarement «l’asymétrie» technologique n’a joué aussi meurtrièrement en faveur du plus avancé. Et encore n’a-t-on pas vu le «fantassin du futur», bardé de nanotechnologies par le M.I.T et le programme «Félin» (Fantassin à équipements et liaisons intégrées) de la Sagem (lunettes à intensification de lumière et thermiques infrarouges, viseurs, afficheurs, vision nocturne, moyens de communication, sources d’énergie individuelles, plateforme électronique portable, protection anti-agressions balistiques et risques NBC - nucléaire, biologique, chimique).

L’exagération de l’épouvantail guérillero et terroriste vise non seulement l’intoxication des opinions et de l’épouvantail lui-même, le camouflage de l’obscène disproportion des forces en présence, mais au-delà, la suppression des libertés domestiques et l’extorsion de crédits militaro-sécuritaires. Ces 3000 morts, d’ailleurs, ne sont pour l’essentiel que des noirs, des hispaniques et des blancs pauvres, quantité doublement négligeable. Que les troupes américaines quittent l’Irak du jour au lendemain, comme elles l’ont envahi, l’oligarchie n’y perdrait rien d’autre que la face, et peut-être pas même, tant la conscience des gains amassés depuis quatre ans dans cette expédition de pillage et de destruction devient aussi claire à l’Américain qu’à l’Irakien moyen. C’est cette conscience, bien davantage que l’efficacité de la «guerre asymétrique», qui peut maintenant contraindre l’empire au retrait.

Le Monde cite en exemple trois autres «conflits asymétriques».

1979-1989, guerre d’Afghanistan. Environ 13.500 morts russes et au moins 50.000 morts chez les Afghans. Plaisante asymétrie où l’armée russe fut prise en tenaille entre des fantassins équipés du meilleur matériel de l’arsenal américain, en particulier des missiles Stinger, et les ingénieurs de la «Guerre des étoiles» qui la saignaient financièrement, et l’écrasaient technologiquement. Cette bataille afghane fut précisément la dernière de la «guerre froide» entre le «monde libre» et le «camp socialiste» enfin réunis dans la «mondialisation» et le «nouvel ordre mondial». Quant aux Stinger ingénieusement livrés aux combattants islamistes de Ben Laden et Gulbudin Hekmatyar, il semble qu’ils n’aient pas tous épuisé leur vertu asymétrique.

1961-1973, guerre du Vietnam. Pertes : 58.000 soldats américains et un million de Vietnamiens. Soit un ratio de 1 contre 20. Sans doute, l’Empire eut-il préféré conserver cette province du Sud-Vietnam, comme il avait conservé le sud de la Corée, mais en dépit de la «théorie des dominos», aussi captieuse que celle des «guerres asymétriques», ses dirigeants, avec raison, n’ont pas considéré le Vietnam comme un enjeu stratégique. Pour mémoire, les pertes consenties lors de la guerre de Sécession entre le Nord industriel et le Sud rural, furent de 620.000 morts (364.000 au Nord, 258.000 au Sud).
    Cette guerre du Vietnam, d’abord envisagée par l’Empire comme une exhibition de force et une expédition temporaire, se mua en vallée d’abondance pour le complexe militaro-industriel, et en terrain d’essai pour ses innovations. Pour 58.000 morts, un coût négligeable, l’Empire a effectivement transformé le Vietnam en champ de ruines, encore accablé trente ans plus tard des effets écologiques, économ
iques, sanitaires, etc, de la guerre. Le Vietnam, comme la Chine voisine, s’est rendu à l’économie de marché. Stratégiquement, l’Empire a vaincu et la «théorie des dominos» a fonctionné à rebours de l’idée reçue. Tactiquement, l’Opération Phoenix (1967), modelée sur le plan de la bataille d’Alger, avec son quadrillage, ses listes noires, ses Unités de Reconnaissance Provinciales encadrées par les Bérets Verts et la CIA, sa priorité au renseignement, à la torture, à l’extermination (R&D, research and destroy), a bel et bien liquidé 20 à 60.000, des 80 à 100.000 membres du FNL sud-vietnamien. Notamment dans le delta du Mékong. Les chiffres diffèrent suivant les sources, mais non le résultat. Quant à l’armée du Nord-Vietnam, adossée à la Chine, sanctuarisée par la décision américaine de ne pas franchir le 17e parallèle, elle a disposé grâce à l’URSS de la technologie nécessaire pour abattre les hélicoptères et les B-52 américains — au temps pour l’asymétrie —, et pour écraser sous ses chars, après le retrait du corps expéditionnaire, son adversaire sudiste. Ni en Corée, ni au Vietnam, ni nulle part, les stratèges de l’Empire n’ont choisi le roll-back (refoulement) plutôt que le containment (endiguement). Plutôt qu’une troisième guerre mondiale nucléaire, ils ont mené de 1945 à 1989 une guerre d’usure techno-économique, profitant de leur supériorité militaire pour multiplier aux moindres frais des contre-offensives limitées au coût exorbitant pour l’ennemi. Les plus fictifs et les plus reçus des contes et légendes du Vietnam sont ceux de la «guerre asymétrique», et de la «défaite américaine».

1954-1962, guerre d’Algérie. Pertes : au moins 250.000 hommes côté algérien, 30.000 pour les forces françaises. Soit ce fameux ratio de 1 à 8 caractéristique, selon Chaliand, des guerres asymétriques, auquel s’ajoutent, selon les associations pieds-noirs, 9000 morts dans leur population. «Côté algérien, dit Marie-Monique Robin, les estimations varient entre 400.000 et un million de victimes.» L’autre asymétrie inhérente à ce type de conflit, c’est le flou des pertes estimées du côté des supposés vainqueurs.

On a vu comme la 10e division parachutiste, lors de la bataille d’Alger, avait mis à jour les méthodes de la Gestapo berlinoise. De même qu’aux frontières tunisiennes et marocaines, les lignes Challe et Morice, minées et électrifiées, avaient remis à jour le mur d’Hadrien ; cependant que l’armée, comme depuis des siècles, renfermaient les paysans dans des «postes–villages» fortifiés, afin de les soustraire à l’action des insurgés ou des envahisseurs. Ces victoires ne furent pas sans lendemain. La France moderne et technologique (De Gaulle/Mendès), avait décidé contre la France désuète et corporative (
Pétain/Poujade) de se concentrer sur les nouvelles sources de puissance et de richesse : industrie de pointe et haute technologie. L’Algérie ravagée, le FLN purgé de ses meilleurs éléments, c’est à «l’Armée des frontières», à ses officiers déserteurs de l’armée française, à ses policiers formés par le KGB qu’elle sous-traite le territoire et la population algérienne. Les clauses secrètes des accords d’Évian scellent le pacte de sang entre les deux États, les deux armées et leurs services secrets. La France conserve jusqu’en 1967 les bases nucléaires et spatiales de Reggane, In-Ekker, Colomb-Béchar, Hammaguir, et jusqu’en 1978 la base d’essai d’armes chimiques de B2-Namous. Elle a accès au pétrole algérien, à une main d’œuvre abondante, bon marché, et expulsable à merci ; à un marché insatiable en matière d’emprunts, d’armements, de biens de consommations et de denrées alimentaires, et munificent en commissions occultes qui profitent aussi bien aux généraux d’Alger qu’à leurs bailleurs français.

Comme souvent lorsqu’il s’agit du pouvoir et de ce qui s’y rapporte, la réalité est à l’inverse de ce qu’en imagine le public sur la foi des fictions officielles. Derrière les querelles de façade, surtout destinées à entretenir les rancœurs de leurs plèbes respectives, les plus cyniques admireront dans Françalgérie, crimes et mensonges d’États (L. Aggoun, J.-B. Rivoire, La Découverte, 2004), l’énormité des complots entre les deux sociétés secrètes qui règnent de Dunkerque à Tamanrasset.

Contre une population désespérée au point de régresser vers l’islam le plus oppresseur et mystificateur, et de voter pour les charlatans du FIS, les généraux vampires lancent le 11 janvier 1992 une guerre, jamais éteinte depuis, et dont le bilan, «estimé» une fois de plus, oscille entre 150 et 200.000 morts et 15 à 20.000 disparus. Ces généraux «janviéristes», Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Mohammed Lamari, Mohamed Médiène, Smaïl Lamari, Kamel Abderrahmane, présentent la particularité d’avoir été formés par l’armée française et d’avoir fait leur carrière à l’ombre de Boumediène, le chef de «l’armée des frontières». Naturellement, extraordinairement, ils répliquent les méthodes de la guerre contre-révolutionnaire dont les généraux français avaient démontré quarante ans plus tôt toute l’efficacité. Quadrillage du territoire, maillage de la population, priorité au renseignement — fichage, rafles et tortures, escadrons de la mort, déplacements, regroupements et confinements de populations, créations de milices, de faux maquis islamistes non moins égorgeurs que les vrais. Massu reconnaît les siens et dans une tribune au Monde (2 novembre 94), exhorte le gouvernement Balladur à leur fournir des hélicoptères : «Les forces de l’ordre ont la responsabilité capitale du futur de leur pays. Avec l’aide de l’occident, leurs moyens doivent leur permettre de réussir.» (cf. Françalgérie, crimes et mensonges d’États, Opus cité) Tout juste leur fait-il le reproche immérité, d’hésiter «à utiliser des méthodes adaptées à la lutte contre le terrorisme»
. C’est-à-dire la torture.

La même année, en moins de cent jours l’armée rwandaise, instruite, encadrée, soutenue par l’armée française, organise l’abattage de 800.000 Tutsis. De 1990 à 1993, rappelle Patrick de Saint-Exupéry, 150 hommes de la 11e division parachutiste, l’unité d’origine d’Aussaresses, le vivier du service Action de la DGSE, ont formé les officiers et sous-officiers rwandais à la guerre contre-révolutionnaire et à la Défense Opérationnelle du Territoire (DOT). (cf. L’Inavouable, 2004, Les Arènes)

Celui qui, mieux que Massu ou Bigeard, incarne cette banalité et cette continuité du terrorisme d’État, c’est Maurice Schmitt. Saint Cyrien comme son père, Schmitt saute à 25 ans sur Dien Bien Phu et reste quatre mois prisonnier du Vietminh. Il dirige durant l’été 1957, avec le capitaine Chabanne, le centre de torture de l’école Sarouy à Alger, et reçoit une citation honorant «un chef de section de parachutistes particulièrement dynamique et courageux», s’étant «brillamment distingué au cours des opérations de maintien de l’ordre» conduisant à «l’arrestation d’éléments terroristes importants.» Il poursuit sa carrière dans les néo-colonies (Sénégal, Djibouti, Fort de France), et devient chef d’état-major de l’armée française de 1987 à 1991. En 1988, entre les deux tours des élections présidentielles, il ordonne l’assaut de la grotte d’Ouvéa, où des indépendantistes canaques se sont retranchés avec des otages. Deux militaires meurent, et dix-neuf indépendantistes, dont cinq exécutés après leur reddition. C’est sous sa direction que l’armée française commence la formation au génocide de l’armée rwandaise. On voit Schmitt en conférence avec ses pairs algériens au ministère algérien de la Défense, dans les mois suivant leur coup d’État (cf. Françalgérie, crimes et mensonges d’États, Opus cité). En 2001, alors qu’Aussaresses publie ses souvenirs de torture, trois anciens du FLN, Malika Koriche, Ali Moulaï et Rachid Ferrahi, accusent le général Schmitt d’avoir dirigé leurs supplices quarante-quatre ans plus tôt à l’école Sarouy.

Un Livre blanc de l’armée en Algérie, signé par «521 officiers généraux ayant servi en Algérie», dont Schmitt, riposte à ce qui est présenté comme une «campagne contre l’armée», orchestrée par Le Monde et l’Humanité, avec la complicité d’Aussaresses, «mythomane avide de notoriété, atteint d’un exhibitionnisme sénile» et «connu pour son goût des boissons alcooliques». (cf. Escadrons de la mort, L’école française, Opus cité) Ce qui, admettons-le, en fait une exception parmi les soldats passés, présents et futurs de l’Armée française. Rachid Ferrahi persiste dans Le Monde du 19 mars 2005. «Schmitt dirigeait les interrogatoires. Il jouissait quand l’un de nous était humilié. Il a ainsi fait danser, nu, un des chefs de la résistance. Cet homme s’était déjà complètement vidé de ses tripes. Alors qu’il avait tout déballé, Schmitt s’amusait à lui crier : “Danse ! Danse !” Et l’autre, brisé, a dû obéir.»

L’Algérie, c’est la France.


Tapie derrière toutes sortes de grilles et de tentures, la sécurité militaire algérienne, le comitatus, le «cœur réel du pouvoir» (cf. Françalgérie, crimes et mensonges d’Etats, Opus cité), quels que soient les noms et les masques dont elle se voile depuis un demi-siècle, a noué avec le régime français une alliance qui tourne parfois à l’osmose, en vue d’une commune entreprise de prédation. L’effet de ce demi-siècle de coopération éclate dans le paysage même.

«Certes comme pays souverain, l’Algérie perdure en tant que contour géographique dans les atlas. Mais, dans sa réalité politique et sociale, elle s’est scindée en deux entités inconciliables, en état de guerre latente : une minorité qui possède tout, profondément ancrée à la France et dont la capitale symbolique est bien plus Paris qu’Alger ; et l’écrasante majorité, réduite par la première à l’état de soumission absolue.
    Ces deux populations antagonistes sont déployées sur deux espaces distincts. Un territoire utile pour la première, constitué du Sahara et de ses richesses en hydrocarbures, piloté principalement depuis un réduit à l’Ouest d’Alger, autour d’une petite localité emblématique, le Club des pins, qui agglomère tout ce que la région compte comme terrain viable, soit peu ou prou, ce que Bugeaud préconisait du temps de la conquête comme espace de la “colonisation restreinte”
.»
    Au sud, des investissements colossaux se concentrent dans le seul secteur des hydrocarbures. Les multinationales grouillent en pays conquis : TotalFinaElf, JGC, Halliburton, Anadarko, Exxon Mobil, Burlington Ressources, BP Amoco, Kellog-Brown and Root, British Petroleum, ENI, Cepsa et Endesa. Dans ce Sahara «qui n’a plus d’algérien que le nom», «le Pentagone envisageait fin 2003 de construire une base militaire et la NSA un centre d’écoute». «Hormis un personnel trié sur le volet pour le compte des compagnies étrangères, les “autochtones” sont quasiment interdits de séjour depuis le début des années 1990. Sur les plages de l’Ouest algérois, les Algériens sont également persona non grata, pour permettre à la nomenklatura de prendre ses aises. À Staouéli, Zéralda, Tipaza, Cherchell, Ténès, Chlef, les massacres n’ont jamais cessé…»

Retranchés dans cette enclave dorée, une centaine de milliers de charognards roulent en décapotables et se reçoivent dans leurs villas du bord de mer. Généraux, compradores, mafieux, trafiquants, parasites, chaouchs, éléments décoratifs et distrayants, «auxquels tout est permis, au-dessus des lois, disposant de tout le pouvoir économique, politique, militaire et médiatique, protégés par le tout-puissant DRS (NDR, un des alias de la sécurité militaire), et entretenant dans le pays réel des réseaux de plusieurs centaines de milliers d’obligés.» Miliciens et profiteurs.


Hors de cet espace utile, «une bande de terre d’une centaine de kilomètres de large tout au long du littoral, où jouent des coudes plus de trente millions d’individus déchus de leurs plus élémentaires droits». Immense terrain vague jonché de bidonvilles, hanté par une population clochardisée en proie à la terreur militaire et islamiste, au chômage, au banditisme, à la mendicité, à l’ignorance, à la faim, à la résurgence d’épidémies moyenâgeuses : peste, gale, choléra. C’est-à-dire qu’en Algérie, comme dans nombre d’autres zones de l’économie mondialisée, les spoliations et expulsions de populations par l’appareil local du pouvoir global, multiplient de toutes pièces les effectifs du vagabondage et des classes dangereuses ; qu’il s’agit ensuite de contrôler, sur place, ou dans ce que l’on nommait jadis l’Europe, et aujourd’hui l’Espace Shengen.

«Treize ans après avoir été instauré, l’État d’urgence — avec tous les excès qu’il autorise — est ainsi toujours en vigueur. Et le quadrillage policier continue à se renforcer : après le projet de construction de quarante-deux prisons et quinze écoles de police, en juillet 2005, le chef de la police, Ali Tounsi, annonce que, en plus des 120.000 éléments formant actuellement le corps, il “prévoit le recrutement de 45.000 autres”, son intention étant de placer la police “dans le cœur du citoyen”.»

Et si cela ne suffit pas ? Il faudra, selon le président Bouteflika, procéder à «la recolonisation de l’Algérie»
(Le Matin, 9 octobre 01).

Mais quand donc fut-elle décolonisée ? Non seulement «les gens du pouvoir sont les nouveaux colons de l’Algérie», selon le mot d’un fils de chahid (Le Monde, 30 janvier 07), mais ils la saignent en indivision avec leurs commanditaires français et planétaires. Où l’on voit que les guerres asymétriques, quelles que soient les pertes consenties, ne renversent pas fatalement la domination des forts sur les faibles.

Le Monde (18/19 février 07) omet de citer dans ses exemples celui de l’Indochine, pourtant tenu par les doctes comme le type même du conflit asymétrique, et celui où, pour la première fois, face à la «guerre révolutionnaire» du Vietminh se dressa sa contrefaçon militaire. Dommage. À l’examen se découvre une guerre plus symétrique que prétendu. Pendant neuf ans, sur un territoire de 750.000 km2 (Vietnam, Laos, Cambodge) les troupes du Vietminh, 100.000 hommes en 1946, dont la moitié de réguliers, équipés et entraînés par les Chinois et les Américains pour combattre le Japon, guerroyèrent contre le corps expéditionnaire d’une armée exsangue : 115.000 hommes en septembre 1947, opérant à 13.500 kilomètres et 20 jours de mer de la France. Durant ces neuf années, les deux armées quadruplèrent leurs effectifs : 400.000 hommes pour le Vietminh, 450.000 pour l’Union française, dont 68.000 Européens.
(cf. La guerre d’Indochine, J. Dalloz, 1987, Le Seuil) La supériorité technologique de l’armée française tenait aux chars, inutilisables en dehors des routes, à l’aviation, essentielle mais déficiente, et à l’artillerie. Mais dès la victoire de Mao en 1949, le Vietminh dispose de l’immense arrière chinois pour s’entraîner et s’équiper, sans compter le renfort des sapeurs et conseillers chinois, tandis qu’à partir de 1950, les USA équipent et financent l’armée française, bientôt à hauteur de 80%. On verra quatre ans plus tard, à Dien Bien Phu, que non seulement le Vietminh disposait de meilleurs généraux et d’une meilleure logistique, mais aussi d’une meilleure artillerie et d’une DCA qui annulaient l’asymétrie aérienne.

Fourchette des pertes estimées du côté Vietminh : 4 à 500.000 morts. Du côté français : 100.000 morts dont 30.000 Européens, y compris 11.000 légionnaires. Soit un ratio de 1 à 4 ou 5. Cette disparité reflète certes la précaire supériorité matérielle des forces françaises, mais aussi le coût meurtrier de l’offensive, et surtout des vagues d’assaut. Quant à l’autre champ de bataille, la population, on ne sait à combien chiffrer le nombre de ses morts entre 800.000 et 2 millions. On voit qu’il ne s’agit ni de dommages collatéraux, ni des traditionnels désastres de la guerre, mais de tactique de terreur, et de l’extermination par les deux belligérants de tout «ce qui n’est pas avec nous».

En somme, on se trompe de guerre. La supériorité technologique d’une puissance européenne lui permet la conquête de l’Indochine en 1858, avec quelques canonnières et milliers d’hommes, mais non sa reconquête en 1946. L’armée française a finalement été battue à la régulière, lors de batailles frontales plus réminiscentes de Verdun que de la Vendée. Le sort de son corps expéditionnaire rappelle celui de son prédécesseur au Mexique, un siècle plus tôt, face à une armée républicaine plus nombreuse, aussi bien armée, et mieux commandée.


Publié dans Théorie critique

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