Le Comitatus, ou l'invention de la Terreur (1)
Après «L’invention de la “théorie du complot”», «L’invention du “sécuritaire”» et «L’invention du contrôle», voici la quatrième livraison de notre enquête sur la police des populations à l’ère technologique : «Le Comitatus, ou l’invention de la Terreur».
L’État, c’est le crime organisé. Et c’est pourquoi son appareil de terreur en forme le noyau dur, l’État dans l’État, avec au centre de ce dispositif gigogne, les services secrets de renseignement et d’action. Rien de plus naturel. Il faut pour régner des yeux, des oreilles et des mains. Le souverain des âges héroïques s’appuie sur le comitatus, le groupe de ses partisans armés, ses compagnons, ses comtes, diront les chansons de geste. Sa garde rapprochée, si l’on veut. Mi-comité, mi-commando, quoiqu’il n’y ait pas de filiation entre les trois termes. Le comité, c’est un anglicisme pour «commission» (mettre ensemble). Exemple : KGB, Comité pour la sécurité de l’État. Le commando, c’est un lusitanisme, pour le «groupe de combat» auquel on commande un coup de main.
Dans ces pages, on examine ce que tout ennemi de l’État, citoyen, contestataire, révolutionnaire, doit savoir de la répression à l’ère de la Défense Opérationnelle du Territoire (DOT), des doctrines de «sécurité nationale» et de «guerre contre-révolutionnaire», et de la recherche-développement appliquée à la détection, traçabilité, élimination des dissidents.
I
On sait qu’entre autres innovations, la Gestapo et la Milice introduisirent la baignoire dans le supplice de l’eau. C’était évidemment une abomination, dont les victimes eurent raison de se plaindre. En revanche, Le Monde du 26 septembre 2006 n’arrive pas à trancher si le gouvernement américain a proscrit ou non le waterboarding de ses méthodes d’interrogatoire. Auquel cas les tourmentés auraient tort de se plaindre de ces tortures licites, la loi américaine prévalant sur les risibles Conventions de Genève. Un décret présidentiel dont seule une partie vient d’être publiée dans l’inattention générale a réglé ce point. La perle en est le secret maintenu sur les moyens autorisés pour faire parler un détenu. Sans doute prohibe-til en termes vagues et amphigouriques «les actes volontaires et atroces d’abus commis dans l’intention d’humilier ou de dégrader de manière si grave que toute personne raisonnable, selon les circonstances, les jugerait en dehors des limites de la décence humaine» (Libération, 23 juillet 07). Mais cette manière de torturer le langage trahit le secret de ce décret : les circonstances sont élastiques et les services américains ne manquent pas de tortionnaires raisonnables pour qui les simulacres de noyade et autres supplices n’excèdent pas les limites de la décence humaine.
Pour torturer les gens, encore faut-il les tenir à merci. Le pouvoir américain, allié de ses complices locaux, n’a pas jugé plus indécent d’enlever «30 à 50 personnes» en Europe, depuis le 11 septembre 2001 (Le Monde, 19 mai 06), y compris des ressortissants italiens ou allemands, pour les séquestrer dans des prisons clandestines en Roumanie, Pologne, Afghanistan ; ou les «restituer» à des régimes qui se chargeraient de ses basses œuvres, Égypte et Maroc, notamment.
Ces faits quasi-officiels sont détaillés par Stephen Grey (Les vols secrets de la CIA : comment l’Amérique a sous-traité la torture, 2007, Calmann-Lévy), lequel souligne que c’est dans les années 1980, sous Reagan, que le terme de «restitution» rentre dans le «lexique officiel pour désigner l’action de capturer et de ramener aux États-Unis toute personne soupçonnée de crime». «Bill Clinton, lui, systématise les “restitutions extraordinaires” et la possible “externalisation de la torture”» (Libération, 13 août 07).
Enlèvements, séquestrations et tortures : quoi de neuf diront les blasés, les historiens et les lecteurs du rapport annuel d’Amnesty International. Après tout, le pouvoir chinois reconnaît l’usage de la torture par la police (Le Monde, 22 novembre 06), et les membres du Fa Lun Gong alimentent à leur corps défendant le trafic d’organes. En fait, la terreur constituant l’ultima ratio du pouvoir, l’aberration serait de découvrir un État qui ne l’utilise pas, fût-ce à titre dissuasif, contre ses opposants ou sa population. Le recours à la terreur et sa publicité obéissent à des considérations de circonstances : rapports de force, efficacité, facteur humain. Certains régimes la proclament, d’autres la cachent. Le pouvoir américain joue sur les deux tableaux. En règle générale, il dissimule. Cependant, il laisse dire et, assez souvent, finit par avouer. Cette relative franchise rassure la majorité silencieuse, tout en menaçant tacitement les minorités agissantes. Stephen Grey a publié son enquête, mais c’est dans cinquante ans, quand la CIA aura besoin d’une nouvelle opération «transparence», que l’on saura peut-être le nombre exact de détenus torturés dans ses prisons clandestines, au début du XXIe siècle. Si les archives n’ont pas été détruites comme les enregistrements vidéo des sévices infligés aux prisonniers de Guantanamo (Le Monde, 11 décembre 07). Sévices infligés au su des parlementaires démocrates et républicains, comme de la Maison Blanche, dont les juristes, après avoir couvert les tortionnaires, ont logiquement couvert la destruction des preuves de leurs tortures (Le Monde, 21 décembre 07).
Cinquante ans, c’est le temps qu’il a fallu pour que la CIA publie 693 pages de dossier sur ses menées durant la guerre froide. On y apprend entre assassinats et enlèvements que dès 1963, elle finançait des recherches sur les modifications de comportement auxquelles des cobayes américains contribuaient à leur insu. Mais comme le rapporte Kissinger : «Helms (NDR, ancien directeur de la CIA) a dit que toutes ces histoires n’étaient que la partie visible de l’iceberg. Si elles sortent, le sang va couler» (Le Monde, 24/25 juin 07).
Le sang coule et elles ne sortent pas. Du moins pas au-delà de ce qui est visible pour tous. L’État, c’est le crime organisé. Non qu’il monopolise la terreur. Il la partage avec ses rivaux extérieurs et intérieurs (factions, partis, églises), avec ses symbiotes maffieux et économiques. Mais l’État seul se constitue pour et par la terreur, et c’est pourquoi son appareil militaire en forme le noyau dur, l’État dans l’État, avec au centre de ce dispositif gigogne, les services secrets de renseignement et d’action : le complot permanent. Rien de plus naturel. Il faut pour régner, des yeux, des oreilles, et des mains. Le souverain des âges héroïques s’appuie sur le comitatus, le groupe de ses partisans armés, ses compagnons, ses comtes, diront les chansons de geste. Sa garde rapprochée, si l’on veut. Mi-comité, mi-commando, quoiqu’il n’y ait pas de filiation entre les trois termes. Le comité c’est un anglicisme pour «commission» (mettre ensemble) — exemple : KGB, Comité pour la Sécurité de l’État. Le commando c’est un lusitanisme pour le groupe de combat auquel on commande un coup de main. Selon Chaliand, «spécialiste des guérillas et du terrorisme, professeur invité à Harvard, UCLA, Berkeley, l’ENA et au Collège Interarmées de Défense», «en Irak, c’est le noyau d’un État qui a constitué le fer de lance de l’insurrection : services secrets, fedayins, garde républicaine spéciale. L’insurrection a disposé d’emblée de combattants, d’armes, d’argent, de renseignements» (Le Monde, 18 février 07).
Le premier geste du fondateur de la France libre, rivale de l’État français, c’est naturellement de reconstituer des forces armées, et dès juillet 1940, un Bureau Central de Renseignement et d’Action (BCRA), matrice de toutes les polices secrètes qui se sont succédé en France, jusqu’aux actuelles DST [Direction de la surveillance du territoire], DRM [Direction du renseignement militaire] et DGSE [Direction générale de la sécurité extérieure, ex-SDECE : Service de documentation extérieure et de contre-espionnage]. C’est un complot du comitatus, DST, SDECE (future DGSE), régiments parachutistes de Massu, qui le ramène au pouvoir, le 13 mai 1958. Et c’est auprès de Massu, à Baden-Baden, qu’il va chercher l’appui de la 7e division blindée, le 31 mai 68, lorsque les escholiers poussent un peu la chienlit. Si c’était un stratagème, il réussit, tant les peuples mutinés s’attendent à l’écrasement sous les chars, comme on le vit à Prague cet été-là.
Le règne de la terreur est un pléonasme. Des origines à nos jours le règne n’a jamais procédé que de la menace ou de l’infliction de la violence aux fins de dissuasion, de contrainte, ou de neutralisation. Dans son essai «sur la violence» (Calman Levy, 1972), Arendt relève sur ce point l’accord des auteurs antiques, classiques et modernes. Qu’ils attaquent ou défendent la domination, tous de Xénophon à Mao, en passant par Clausewitz, Marx, ou Weber pourraient souscrire à la célébrissime formule du Président : «Le pouvoir est au bout du fusil.» Quant à l’intérêt d’un État, d’une violence organisée, «les concitoyens, dit Xénophon, se gardent mutuellement, sans solde, contre les esclaves et ils se gardent contre les malfaiteurs pour qu’aucun citoyen ne meure de mort violente» (Hiéron, IV, 3). Athènes comptait, suivant les époques, de deux à dix fois plus d’esclaves que de citoyens. La justification de l’esclavage étant de libérer les citoyens des tâches serviles afin de pouvoir remplir leurs devoirs civiques — qui consistaient en grande partie à se garder mutuellement des esclaves — on voit là un raisonnement circulaire sur lequel les subtils logiciens grecs ont glissé. Mais ils étaient citoyens.
Dans l’ensemble, la terreur a réussi à la domination et écrasé l’émancipation. La déclaration de Victor Serge suivant laquelle «il n’est pas de force au monde qui puisse endiguer le flot révolutionnaire quand il monte, et que toutes les polices, quels que soient leur machiavélisme, leurs sciences et leurs crimes, sont à peu près impuissantes…» (Ce que tout révolutionnaire doit savoir sur la répression, 1921), est une profession de foi dans l’héroïsme des opprimés et le sens de l’Histoire. Elle porte la marque de ce lendemain de révolution russe et du volontarisme surhumain de ses militants alors que déjà «la terreur sous Lénine» (Baynac), avait commencé d’en broyer les meilleurs (cf. A. Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant). Rapportée à la pléthore des insurrections serviles, bagaudes paysannes, révoltes communales, «journées» ouvrières, guérillas populaires massacrées par la milice des maîtres, elle semblerait indiquer que le flot révolutionnaire, finalement, n’atteint à peu près jamais sa crue. L’histoire de la révolution est un monstrueux martyrologe que commémore et reconduit le militant, dans l’attente douloureuse et messianique du triomphe final. Quant aux révolutions réussies, si l’on excepte les coups d’État, révolutions de palais, simples renversements de gouvernement et guerres d’indépendance, l’histoire moderne n’en connaît que deux conformes à la définition canonique : le renversement d’une classe par une autre. La première, fille de l’absolutisme royal, introduisit le terme de terreur (terror, tremblement de peur), dans le vocabulaire politique. Elle porta, sous la menace ennemie, la centralisation et la férocité de l’Etat à un degré inouï jusqu’alors. La seconde, fille de l’autocratie et de son Okhrana, et non moins menacée, montra bien qu’un parti de révolutionnaires professionnels soumis à une discipline d’acier préfigurait ce type d’État qualifié depuis de «totalitaire». Rien de plus naturel si l’on songe que l’un des grands mérites des ouvriers industriels aux yeux de Marx, était leur accoutumance à la «discipline de fabrique», elle-même calquée sur la caserne, avec ses officiers contremaîtres et ses directeurs généraux ; et que son disciple réclamait pour combattre l’appareil tsariste, «une organisation militaire d’agents» (Que faire ? 1902). Bref, si l’État totalitaire est une technique — «la technique des techniques» comme le dit Bernanos — cette technique superlative est militaire, et l’État totalitaire, un militarisme paroxystique. Mais quoi, la technique et le militaire ne fusionnent-ils pas dans le primat de l’efficacité, ordonné à leur propre pouvoir ?
Ainsi la révolution confronte-t-elle une double défaite ; soit par refus de la terreur et de l’étatisme (Commune de Paris, Catalogne libertaire), soit par leur adoption. Aucune expérience de conseils n’a duré assez pour démontrer qu’elle était l’issue enfin trouvée à ce dilemme ; ce qui alimente la foi des conseillistes et le scepticisme des autres. En revanche, il s’est tenu assez d’assemblées générales depuis les soviets de 1905 pour mesurer leur vulnérabilité aux manœuvres des factions et aux assauts de l’autorité. Vaincraient-elles que rien ne serait résolu. Une assemblée générale n’étant jamais que la reconstitution du peuple dissous, où de nouveaux comitatus se reformeraient autour de personnalités dominantes. La conséquence pour le peuple révolutionnaire, c’est qu’il ne verra jamais la terre promise ; la liberté et la justice seront toujours à gagner par chacun.
Bien entendu, la terreur a une histoire, et même un progrès. Bien avant que la Convention ne lui donnât son nom, et n’en fît par là un usage ouvertement raisonné et légitimé, le règne l’employait, soit dans ses affaires étrangères (Gengis Khan et ses pyramides de crânes, Louis XIV en Palatinat), soit dans ses affaires domestiques (proscriptions de Sylla, Saint-Barthélémy). La Restauration substitua la «terreur blanche» à la terreur bleue et les deux se réconcilièrent lors des Journées de Juin dans le sang des ouvriers, pour combattre la «terreur rouge». En somme, la France est le pays classique de la terreur, banalisée par l’armée lors de la conquête de l’Algérie, et par les Versaillais lors de la «Semaine sanglante», acclimatée du reste par tous les pouvoirs du monde. Et c’est aussi ce que signifiait Engels lorsqu’il remarquait dans sa préface au 18 Brumaire de Louis Bonaparte : «La France est le pays où les luttes de classes ont été menées chaque fois, plus que partout ailleurs, jusqu’à la décision complète…» y revêtant «des formes aiguës, inconnues ailleurs». Dommage qu’il n’ait pas connu l’Allemagne de 1919 à 1933 ; il aurait pu y observer des formes de luttes menées jusqu’à leur décision la plus aiguë. Et notamment la guerre atroce que se livrèrent Sections d’assaut et Centuries prolétariennes, mues chacune par des appareils clandestins d’espionnage et d’assassinat. Jamais dans l’Histoire, un si petit nombre d’hommes n’avait décidé du sort d’un si grand nombre, et quand en 1933, la Police Secrète d’État (Gestapo), éradiqua du sol allemand la Direction de la Politique d’Etat (Guépéou), c’est non seulement le destin de l’Allemagne, mais celui de l’Europe et du monde, qui bascula dans la guerre.
C’est cette guerre que raconte Sans patrie ni frontières, autoroman de Richard Krebs, alias Jan Valtin, marin de Hambourg et agent du Komintern. Voici 66 ans, depuis sa fracassante sortie aux États-Unis, que ce livre sert, dans les écoles trotskystes notamment, à l’étude des collisions et collusions entre hitlériens et staliniens. Isaac Don Levin, le co-auteur de Valtin, son nègre sans doute, a également publié L’homme qui a tué Trotsky, et la dernière édition de l’ouvrage, chez Actes Sud, est post-facée par un ancien journaliste de la Ligue Communiste. Mais le crédit de Valtin s’étend bien au-delà des seuls trotskystes, dans tous les courants politiques, sauf chez les staliniens qui lui firent des procès en justice et en Sorbonne, et le vilipendèrent à longueur d’Humanité, pour avoir entre autres révélations, livré les noms d’agents français du Komintern (cf. Préface de Jacques Baynac à l’édition parue chez JC Lattès en 1975). Ecrivant de mémoire, sans archive, un récit de 800 pages, Valtin peut bien errer sur quelques détails, mais son témoignage corroboré par trop de faits, de protagonistes et d’études ultérieures, reste aujourd’hui le rapport véridique et indépassé sur cette guerre d’avant-guerre.
«À cette époque, deux ans donc avant l’accession de Hitler au pouvoir, la structure de la Gestapo existait déjà. Les nazis avaient adopté le modèle et la technique de la Tchéka, et l’élite des sections d’assaut s’était révélée très douée pour copier le genre de terreur que les Soviets les premiers avaient utilisé contre les masses. Désormais, c’était terrorisme contre terrorisme.»
«À Berlin, le capitaine Goering venait d’être chargé d’organiser une police secrète d’un nouveau type : la Geheime Staatspolizei (Gestapo). Que cela signifiait-il ? (…)
Andree eut un ricanement amer : “Ces bandits sont en train d’essayer de copier notre propre Guépéou”, dit-il.» (Sans patrie ni frontières, Jan Valtin, Actes Sud)
La sûreté française avait utilisé la photo pour traquer les communards, comme l’Okhrana avait procédé au fichage exhaustif et minutieux des révolutionnaires russes, mais depuis, le Guépéou et la Gestapo avaient perfectionné les méthodes de recherche et destruction, y apportant cette planification industrielle et cette implacabilité rationnelle caractéristiques du siècle des ingénieurs.
«La liste (NDR, le rôle) des antinazis qui devaient être arrêtés avait été dressée longtemps d’avance par l’organisation de Himmler. (…) Là encore, Himmler s’était inspiré des méthodes de la Guépéou. Nous aussi nous avions la liste toute prête de ceux qui devaient être saisis et fusillés, ou détenus comme otages, dans le cas d’une insurrection communiste. Tout comme la Guépéou, les nazis agissaient la nuit. Ils emmenaient les gens en prison sans faire savoir ensuite à leurs familles s’ils étaient morts ou vivants. Ils saisissaient les femmes, les mères et les enfants de ceux qui s’étaient enfuis et les gardaient comme otages. Des histoires macabres filtraient à travers les portes des prisons surpeuplées. Des camarades que je connaissais bien et dont j’appréciais l’amitié avaient sauté par la fenêtre pour échapper à la torture ; d’autres avaient été trouvés dans le parc, la gorge coupée, ou repêchés dans le fleuve, leur visage écrasé de coups (…).»
Il y a là des questions de paternité intellectuelle. Le Guépéou, bien sûr, n’a pas inventé l’action nocturne, vieille comme le banditisme et les luttes de factions, mais peut-être fut-il la première police à en faire un procédé ordinaire. Quant à la disparition, promise à un bel avenir en Algérie (affaire Audoin, «crevettes Bigeard») et en Amérique latine, il semble qu’il faille en attribuer au régime nazi le premier usage régulier et raisonné.
«C’est ainsi qu’un décret de 1941, baptisé “Nuit et brouillard”, ordonne de limiter les peines capitales et préconise la déportation clandestine des ennemis. “Les prisonniers doivent être emmenés secrètement en Allemagne, dit une directive du maréchal Wilhem Keitel. Cette mesure aura un effet d’intimidation, parce que les prisonniers disparaîtront sans laisser de trace et personne ne pourra donner d’informations sur ce qui leur est arrivé.”» (cf. M.M. Robin, Escadrons de la mort, l’école française, 2004, La Découverte)
Le général Paul Aussaresses, «chef d’orchestre, selon ses propres dires, de la contre-terreur», durant la bataille d’Alger : «J’avais été très marqué par la lecture de Sans patrie ni frontières, un livre de Jan Valtin, lequel, originaire d’Europe de l’Est (NDR, non, de Hambourg en Allemagne, mais pour Aussaresses, un communiste étranger peut-il naître ailleurs qu’en Mitteleuropa ?), avait été associé de près aux partis communistes. Cette lecture avait renforcé ma conviction selon laquelle dans le phénomène communiste les structures avaient au moins autant d’importance que l’idéologie qu’elles servaient. Ce que je connaissais de l’organisation des partis communistes en général et du PCA (NDR, Parti communiste algérien) en particulier me montrait que les différents services étaient séparés par des cloisons verticales et étanches. (…)
Nos recherches se fondaient sur les travaux d’exploitation de renseignements qui avaient été effectués dès le début de la bataille d’Alger, notamment le recensement de la population.» (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Général Aussaresses, Perrin, 2001)
On laissera aux historiens le soin de trancher qui du Guépéou ou de la Gestapo a le plus torturé ; quant aux semailles de cadavres mutilés dans la ville, le procédé porte davantage la marque des bruyantes Sections d’assaut que de la secrète police d’État, mais les premières travaillaient alors pour la seconde. Aux débuts du régime, en pleine extermination de ses pires ennemis, l’étalage des victimes relevait sans doute autant du calcul que de la négligence et de l’improvisation. Le Hambourgeois qui butait le matin dans ces cadavres au coin des rues apprenait au moins une chose : mieux valait ne pas attirer l’attention de la société secrète, toute-puissante et sanguinaire, qui s’était emparée de sa ville. Les Chinois disent : égorger un poulet pour en effrayer cent.
Aussaresses : «Le couvre-feu décidé par Massu fut rapidement mis en place. Les patrouilles exécutèrent les ordres et tirèrent sur tout ce qui bougeait. On laissa les morts sur place. On n’avait pas le temps de s’en occuper et il fallait qu’on les voie bien. Pour être crédibles, les parachutistes devaient en effet se montrer plus redoutables que le FLN.
Des exécutions sommaires ainsi pratiquées dans les rues d’Alger prouvaient la détermination du gouvernement dont nous étions le bras armé. Elles frappèrent tant les esprits que, le lendemain, les dénonciations commencèrent à affluer.» (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Opus cité)
Valtin : «Dans un premier temps, la Gestapo s’employa à arrêter tous les militants — dans la mesure où on pouvait les dénicher — dont les noms figuraient sur les listes de sang. Beaucoup d’entre eux échappèrent en changeant chaque nuit de domicile. Mais cela devenait difficile. Le nombre d’appartements pouvant servir de planques diminuait rapidement. Les familles chez qui la Gestapo trouvait un militant communiste caché étaient perdues. Les voisins se méfiaient les uns des autres, les parents avaient peur de leurs enfants. Après la première vague d’arrestations, il y eut une accalmie. Les listes de sang avaient été épuisées. Nous profitâmes de ces deux jours de répit pour réorganiser nos unités décimées, établir de nouveaux contacts, nous débarrasser des partisans vacillants et fournir au contre-espionnage du Parti les noms des traîtres que nous connaissions.
Puis la Gestapo attaqua à nouveau, et de façon différente. Chaque membre du parti nazi reçut l’ordre de collaborer avec la police d’État. On désigna des mouchards pour découvrir les secrets de chaque usine, de chaque groupe de maisons, de chaque immeuble. Une avalanche de dénonciations s’ensuivit. Des espions nazis qui travaillaient dans les rangs des communistes depuis des années se démasquèrent. On les fit monter dans des voitures, avec des escouades de la Gestapo. Du matin au soir, ces voitures sillonnaient la ville. Chaque fois que l’espion apercevait dans la rue un communiste qu’il connaissait, il le signalait et le camarade était arrêté. Dans une ville comme Hambourg, qui abritait plus de cent mille communistes, pareille tactique eut des résultats catastrophiques. Un espion — Kaiser, l’ancien chef du bureau de chômage communiste — fit arrêter, à lui seul, huit cents communistes ou membres de leurs familles. Et bien d’autres suivirent.» (cf. Sans patrie ni frontières, Opus cité)
À vrai dire, cette promenade des mouchards suivis à distance par des policiers se pratiquait déjà à Paris sous le Second empire. Le mouchard allait par les rues, dans les cafés, les bals, les théâtres. Quand il croisait un truand recherché, «vite il levait sa casquette ou son chapeau d’une certaine manière ; alors les agents s’avançaient et appréhendaient au corps l’individu désigné, qui ignorait complètement par qui il avait été dénoncé et comment on était parvenu à le découvrir. Cela s’appelait faire le Saint Jean.» (Mémoires de Canler, cité dans Histoire de la carte nationale d’identité, P. Piazza, 2004, O. Jacob)
Les paras imiteront la tactique durant la bataille d’Alger, en promenant dans la Casbah des militants du FLN retournés. Les marins argentins imiteront les paras d’Alger, durant la dictature militaire, en promenant dans Buenos Aires les «subversifs» retournés (cf. Escadrons de la mort, l’école française, Opus cité). Et ce stratagème dont une histoire injuste nous cèle l’inventeur et la première occurrence perdurera tant que les miliciens du pouvoir ne disposeront pas d’un appareil de détection des malpensants. Ce qui, grâce aux chercheurs en imagerie cérébrale et aux logiciels de surveillance d’IBM, relève d’un proche avenir (cf. Le Monde, 6/7 mai 07).
«La technique des descentes de la Gestapo, nous dit Valtin, entra ensuite dans une troisième phase, contre laquelle aucune défense ne se révéla efficace. Sans avertissement, plusieurs centaines d’agents de la Gestapo, secondés par des milliers de SS et SA, s’abattaient sur un quartier de la ville. Les SA formaient un cordon serré autour d’un groupe important de maisons. Personne n’était autorisé à entrer dans cette zone ni à en sortir. Un nazi montait la garde devant l’entrée de chaque maison. Aucun habitant ne pouvait quitter celle-ci, personne ne pouvait y entrer. Puis les agents de la Gestapo et les SS perquisitionnaient du grenier à la cave. Aucune pièce, aucun lit, aucun tiroir, aucune tenture n’y échappait. On sondait les murs entre les planchers pour s’assurer qu’ils ne renfermaient pas de cachettes. Hommes, femmes et enfants étaient déshabillés et fouillés. Tous ceux qui ne pouvaient pas fournir de preuves satisfaisantes de leur identité étaient rassemblés tel un troupeau, puis emmenés dans des camions. Le butin fut énorme. Des imprimeries clandestines, des stocks d’armes et d’explosifs, des dépôts de littérature illégale, des codes secrets, des documents, ainsi que des réfugiés faméliques dépourvus de papiers d’identité sortirent de l’ombre au cours de presque chaque rafle.» (Sans patrie ni frontières, Opus cité)
Cette technique, c’est évidemment celle de la battue et du coup de filet, tant chasse à l’homme et guerre aux animaux s’assimilent, et parce que rien n’est rationnel comme le réel, elle obéit aux règles de la méthode, qui prescrit de «diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre».
Sans le fichier, le rôle, le répertoire, la liste noire — la liste de sang, dit Valtin —, la descente et la rafle frappent à l’aveuglette. Le premier soin d’une police, celle du pouvoir ou celle de l’opposition, consiste à ficher — inventorier — amis et ennemis, afin de les contre-rôler (cf. L’Invention du contrôle ou les complots du pouvoir, Pièces et Main d’Œuvre, 3/07/07).
À Paris, entre les deux guerres, parmi les 135 inspecteurs des Renseignements généraux qui surveillent les militants de gauche, des anarchistes aux syndicalistes, une quarantaine se consacrent à plein temps au Parti Communiste. Ces spécialistes s’efforcent de tenir à jour l’organigramme du Parti suivant les moyens éprouvés : dépouillement de la presse, des tracts, affiches et publications, assistance aux réunions, surveillance des locaux, filatures des chefs, interceptions de courriers, écoutes téléphoniques, informateurs infiltrés ou retournés, délations multiples, fichage des commissariats de banlieue, moyennant quoi ils ignorent très peu de choses du Parti Communiste, et sans doute pas même l’existence de la Commission Centrale des Cadres, la police interne du PC créée fin 1932. Un service d’une dizaine de militants, formés à Moscou, rapportant à Moscou, qui interrogent et fichent les membres du Parti en quatre listes distinctes, depuis l’élite de catégorie A, jusqu’aux «salauds» de catégories C et D, sur lesquels on enquête, et dont les milliers de noms figurent sur une liste noire diffusée parmi les apparatchiks. «Un État dans l’État», selon Mounette Dutilleul, secrétaire de cette Commission des Cadres. — Tiens. (cf. Liquider les traîtres, La face cachée du PCF 1941-1943, J.-M. Berlière, F. Liaigre, 2007, Robert Laffont)
En septembre 1939, le décret-loi Daladier dissout le Parti Communiste. En mars 1940, les Renseignements généraux créent une Brigade spéciale anticommuniste, doublée en janvier 1942 d’une Brigade spéciale antiterroriste (BS1 et BS2), fortes chacune d’une centaine d’hommes à leur apogée. En août 1941, à Paris, la direction du Parti Communiste lance la lutte armée avec «les Bataillons de la jeunesse». 36 gosses de 16 à 18 ans, les seuls à ce moment-là prêts à tuer et à mourir. Aucun groupe en province. Ce sont trois équipes de Parisiens, les «Brûlots», que l’on envoie commettre trois attentats à Rouen, Nantes, et Bordeaux, afin d’accréditer l’idée d’un mouvement national. Trois mois plus tard, la plupart des membres des Bataillons de la jeunesse sont arrêtés par la P.J. et la Brigade spéciale anticommuniste. Puis fusillés, sauf André Kirschen, 15 ans, en raison de son âge. Fusillés aussi, en représailles, les 50 otages de Châteaubriant, Nantes et Paris (cf. Le sang des communistes, J.-M. Berlière, F. Liaigre, 2004, Fayard).
En avril 1942, pour succéder aux «Bataillons de la jeunesse», le PC lance les FTP-F (Français), et FTPMOI (Main d’Œuvre Immigrée). Les FTP-MOI regroupent «moins de 80 résistants actifs face aux 200 inspecteurs zélés des renseignements généraux» (Le Monde, 11/12 mars 07). En novembre 1943, le groupe est anéanti. La plupart de ses membres emprisonnés ou fusillés.
En septembre 1941, la direction du PC crée à partir de la «Commission des Cadres», une milice interne, le «Détachement Valmy», chargé de liquider ses dissidents (trotskystes ou oppositionnels), des traîtres authentiques (doriotistes ou déatistes) et, à partir d’août 1942, de tuer des Allemands afin de susciter l’émulation des FTP. Cette trentaine de «cadres spéciaux» comme on les nomme, permanents salariés et bien mieux armés que les autres groupes de combat, tuent ou blessent 125 personnes en un an, dont une dizaine de morts allemands. En octobre 1942, treize mois après sa création, le Détachement Valmy est anéanti par la Brigade antiterroriste, et ses membres déportés. Entre juin 1941 et décembre 1942, le bilan de la résistance armée pour le département de la Seine s’établit à 25 Allemands tués. On voit l’intérêt militaire.
De son côté, en douze mois d’existence, la seule Brigade antiterroriste a arrêté 1012 personnes. (cf. Liquider les traîtres, La face cachée du PCF 1941-1943, Opus cité) On voit l’intérêt policier.
Espérance de vie d’un groupe terroriste clandestin ? Quelques mois. Bilan militaire ? Dérisoire. Bilan politique ? Négatif. Trop de dommages collatéraux et d’otages fusillés, les dénonciations pleuvent. Ce n’est qu’après Stalingrad et le Débarquement que la résistance armée devient un choix honorable, puis raisonnable, pour la majorité attentiste. Tous ces gosses, ces immigrés, ces prolos, sont, comme les montagnards des Glières, morts pour la propagande, pour que le PC ou De Gaulle pèse dans l’après-guerre. Ils croyaient résister aux nazis allemands, et ils résistaient déjà aux impérialistes américains ou à l’ogre soviétique. N’auraient-ils pas tiré un coup de feu que les chars de la 2e DB seraient entrés dans Paris, à peu près à la même date.
L’ironie, c’est que ces clandestins présentés par l’Histoire officielle comme des conspirateurs achevés, disciplinés, des hommes de fer, fonctionnent à peu près comme ce qui se nomme aujourd’hui pompeusement les «groupes affinitaires». Ils se recrutent entre copains, connaissent leurs noms respectifs malgré les consignes de cloisonnement et les pseudonymes, vivent dans les mêmes quartiers, voire les mêmes maisons, mangent ensemble, couchent ensemble, se querellent ensemble, se promènent avec des notes, des adresses, des dossiers, et parlent assez vite, une fois arrêtés, pour la bonne raison qu’en dépit des consignes et des grands mots de l’Humanité, la torture, sauf exception, ne laisse pas le choix. Et donc, une arrestation ou une erreur entraîne la chute de tout le groupe. Oubliez la mythique figure du traître, bouc émissaire commode, mais exceptionnel. La plupart des résistants tombent parce qu’ils ne peuvent être que ceux déjà connus, fichés et suivis de longue date des services de police, ceux qui résistaient déjà avant-guerre, et que la clandestinité n’est pas le cadre le plus propice au renouvellement des militants. Le contraste entre les groupes de combat des années quarante et ceux de la période récente reste que les premiers, au moins, s’appuient sur de larges courants organisés, auxquels ils ne se substituent pas, qu’ils ne prétendent pas diriger, et qui assurent dans la mesure de leurs forces le soutien matériel et l’explication politique de leurs actes. Le Parti Communiste d’avant la dissolution, c’est 300.000 membres enracinés dans la classe ouvrière et les couches populaires (cf. Liquider les traîtres, La face cachée du PCF 1941-1943, Opus cité). Le soutien et l’interprète du groupe de combat aujourd’hui, c’est le pathétique et sempiternel «comité anti-répression» qui blottit quelques marginaux penauds sous les robes de l’avocat sauveur qui n’en peut mais.
Comme annoncé par De Gaulle dans son appel du 18 juin, c’est «la force mécanique supérieure», «l’immense industrie des États-Unis », les ressources des «empires» français et britanniques qui triomphent de «la force mécanique, terrestre et aérienne de l’ennemi». «Le destin du monde est là.» A-t-on remarqué qu’outre les «officiers et soldats», la seule catégorie à laquelle s’adresse spécifiquement son appel, est celle des «ingénieurs et des ouvriers des industries d’armement» ? Cependant, même les armées industrielles produisent et emploient des techniciens de la guérilla, soit pour le harcèlement, soit pour des coups de main. Ainsi les commandos Jedburgh, parachutés par équipes de trois, doivent-ils aider, et souvent diriger, les maquis français à l’approche du Débarquement. Parmi ces techniciens hautement qualifiés une centaine de Français, dont Paul Aussaresses, parachuté avec Marcel Bigeard «en Ariège, entre Pamiers et Mirepoix» pour encadrer, fanfaronne-t-il, «un maquis de la Fédération Anarchiste Ibérique» (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Opus cité). C’est que Paul Aussaresses, voyez-vous, se veut un réfractaire et un non-conformiste.