Lisez "Qu'est-ce que la démocratie directe ?"
«On peut dès lors légitimement s’étonner de ce que les Athéniens ne votèrent jamais l’instauration du “communisme”, c’est-à-dire déjà le partage égalitaire des terres. Il se peut qu’ils aient craint d’allumer une sanglante guerre civile, mais aussi que les quelques mécanismes basiques de redistribution des richesses aient suffi à satisfaire l’essentiel des revendications populaires : ainsi l’institution de la “liturgie”, fondée sur la tradition encore vivace de l’économie du cadeau, faisait aux riches une obligation légale en même temps qu’un devoir moral — ou en tout cas un impératif absolu pour être bien vu en société — de financer avec générosité les principales dépenses publiques, à savoir les grandes fêtes et la flotte de guerre ; les inégalités sociales étant au demeurant sans commune mesure avec le gouffre, chaque jour plus insondable, qui sépare les riches et les pauvres dans les sociétés modernes : “Les études qui ont été menées sur les fortunes personnelles suggèrent que pour être l’un de ceux qui assuraient les liturgies, il fallait posséder un patrimoine d’au moins 3 ou 4 talents. 1 talent équivaut à ce qu’un Athénien moyen gagnait en plus de dix ans” (p. 145), et les fortunes dépassant la dizaine de talents étaient exceptionnelles. Si l’on se hasarde à un rapide calcul comparatif avec l’Europe d’aujourd’hui, en posant un généreux revenu annuel médian de vingt-cinq mille euros, il en résulte que tout ce qui ressemblait à un millionnaire (étant considérée la totalité du patrimoine) était lourdement taxé, et qu’une obscénité telle qu’un milliardaire était simplement inconcevable, hors des royaumes mythiques des Midas et des Crésus. Enfin, l’idée perverse de faire payer des impôts sur le revenu du travail n’effleura jamais les Athéniens, et le salaire de la participation politique permettait aux citoyens inaptes au travail, vieillards, handicapés et invalides de guerre, d’avoir un revenu minimum en se rendant utiles, ainsi dans les tribunaux pour y juger les petites causes quotidiennes. Si donc l’égalité économique (comprise bien sûr en un sens moins déprimant que le nivellement uniforme du niveau de vie) ne découle pas nécessairement de la démocratie directe, elle en est une possibilité, dont la réalisation ne dépend que de l’adoption de mesures concrètes, parce que la gestion du Trésor public y est indiscutablement soumise à l’autorité du peuple (dont l’indulgence n’a pas laissé de surprendre les observateurs impartiaux) : “Tant que l’État avait des réserves, les paiements quotidiens [des salaires civiques] pouvaient avoir lieu sans problème, mais en temps d’austérité le risque existait que les pauvres usent de leur nombre pour ‘faire payer les riches’ afin d’assurer les versements — à l’Assemblée en imposant des taxes que seuls les riches avaient à payer, aux tribunaux en les condamnant et en confisquant leurs biens. (…) Nous n’avons pas les moyens de savoir quel danger représentait réellement cette question dans l’Athènes du IVe siècle, mais il est probable que les moments de crise la rendaient d’actualité, à en juger par le Troisième Plaidoyer d’Hypéride, prononcé après le rétablissement de la paix en 338 : on y trouve trois exemples montrant comment les tribunaux athéniens ne cédèrent pas à la tentation de condamner un certain nombre de riches concessionnaires miniers, bien que les propositions de confiscation avancées par les accusateurs aient été très alléchantes. En revanche une autre source dit que dans les mêmes années le plus riche de tous les concessionnaires miniers, Diphilos, fut condamné à mort et exécuté, puis sa fortune, qui s’élevait à 160 talents, distribuée entre les citoyens.” (p. 358-359, souligné dans l’original)»
(Pages 50-53.)
Lisez «Qu’est-ce que la démocratie directe ?» de Fabrice Wolff
(Manifeste pour une comédie historique)
aux Éditions Antisociales, avril 2010.