Le Comitatus, ou l'invention de la Terreur (2)

Publié le par la Rédaction

undefinedDu 3 septembre 1939 au 5 juillet 1962, l’armée française fait la guerre, tantôt à l’ennemi extérieur, jusqu’au 8 mai 1945 ; tantôt à l’ennemi intérieur, de ce même 8 mai 1945 qui voit le massacre de 5.000 insurgés à Sétif [Mais Planche dit 20.000 à 30.000 Algériens tués par les Européens (cf. Sétif 1945, Perrin, 2006)], suivi en novembre 1946 des 6.000 morts du bombardement de Haïphong, des 89.000 morts en 1947, des massacres de Magadascar, des guerres d’Indochine et d’Algérie. L’armée française ne faisait pas, à la différence de la résistance démocratique ou révolutionnaire, la guerre au nazisme, mais à l’armée allemande. Celle-ci terminée, elle se retourne contre les séparatistes indigènes, et parfois contre leurs complices français, coupables, à la faveur de ces six années d’affaiblissement de l’autorité, de porter atteinte à l’unité et à l’intégrité de l’empire, rebaptisé «Union française». C’est dans ces guerres intérieures, ces quasi guerres civiles, au moins en Algérie, que l’armée française s’est forgé une doctrine et des pratiques exportées ensuite dans tous les états-majors du monde libre, et qui perdurent aujourd’hui en métropole à travers toutes sortes d’institutions et de dispositifs, pour combattre l’insécurité et le terrorisme. Voyons ce que tout révolutionnaire d’aujourd’hui, s’il en est pour se prétendre tels, doit savoir de la répression.

Battu en Indochine par les armées de Giap, un groupe d’officiers au savoir-faire expéditif et limité (Lacheroy, Trinquier, Faulques, Aussaresses, Bigeard, Château-Jobert, Massu, Léger, Argoud, etc), croit tirer les leçons de sa défaite en devisant une stratégie de la guerre contre-révolutionnaire (Lacheroy, Guerre révolutionnaire et arme psychologique, 1957. Trinquier, La guerre moderne, 1961. Et des dizaines d’autres livres, manuels, conférences), déduite de la stratégie de la guerre révolutionnaire de Mao (Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine, 1936), elle-même une géniale mise à jour de L’Art de la guerre de Sun Tzu, un traité vieux de vingt-cinq siècles.

Ayant énoncé que la guerre était affaire de vie ou de mort pour l’État, Sun Tzu énumère cinq facteurs fondamentaux dont le premier et le plus important est politique : «Ce qui fait que le peuple est en harmonie avec ses dirigeants, de sorte qu’il les suivra à la vie et à la mort sans craindre de mettre ses jours en péril.» (cf. L’Art de la guerre, Sun Tzu, Flammarion) L’arrière est décisif. D’où «l’action psychologique» avec la création au sein de l’armée, dès 1953, de «services» et de «bureaux» chargés de la conquête des cœurs et des esprits par des campagnes de propagande : tracts, films, meetings, constructions d’école, vaccinations. Ce qu’on nomme aujourd’hui «l’humanitaire». En métropole, simultanément se constituent des milices de réservistes, militairement encadrées, afin de quadriller le territoire et de fournir des listes de «subversifs» à arrêter préventivement en cas de crise. C’est l’époque où Aussaresses et le service Action du SDECE (Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage d
evenu, en 1981, la DGSE, la Direction Générale de la Sécurité Extérieure), constituent des dépôts d’armes clandestins pour résister à une éventuelle invasion soviétique — sans doute dans le cadre des réseaux «Stay behind» de la CIA (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1956, Opus cité). Ce dispositif de Défense Intérieure du Territoire (décret du 27 décembre 1956), se transforme en Défense Opérationnelle du Territoire (DOT) en 1962, pour y intégrer les leçons des «événements». Où l’on voit, qu’en effet, l’Algérie c’est la France.

Mao : «Il ne faut pas déprécier ce proverbe contenu dans le livre de Sun Wu Tzu, le grand expert militaire de la Chine antique : “Connais ton ennemi et connais-toi toi-même, et tu pourras livrer cent batailles sans essuyer un désastre”.» Connaître l’ennemi, sans être connu de lui : l’infaillible clé du succès. D’où l’espionnage, le renseignement, le fichage, l’impérative torture.

Le 29 juillet 1949, un journaliste de Témoignage Chrétien rapporte sa visite au poste de Phul Cong, au Tonkin. «Ici, c’est mon bureau, lui explique l’officier. La table, la machine à écrire, le lavabo ; et là, dans le coin, la machine à faire parler. (…) Oui, la dynamo, quoi ! C’est bien commode pour l’interrogatoire des prisonniers. Le contact, le pôle positif et le pôle négatif ; on tourne, et le prisonnier crache !» (cf. Escadrons de la mort, L’école française, Opus cité) On oublie trop que l’usage de la «gégène» comme instrument de question dans l’armée française remonte à la guerre d’Indochine, et non pas aux prétendues urgences de la guerre aux poseurs de bombes.

Principes tactiques. Toujours prendre l’initiative. Ne combattre que lorsque la victoire est certaine, en position de force écrasante.

Sun Tzu : «Lorsque vous possédez la supériorité à dix contre un, encerclez l’ennemi. À cinq contre un, attaquez-le. (…) À deux contre un, divisez-le.»

Mao (qui paraphrase) : «L’ennemi avance, nous reculons ; l’ennemi s’arrête, nous le harcelons ; l’ennemi s’épuise, nous le frappons ; l’ennemi recule, nous le pourc
hassons.»

Rien que n’eussent pu dire Du Guesclin, capitaine de la «petite guerre», Charrette, général des Chouans, ou les Espagnols insurgés contre l’invasion napoléonienne qui lancèrent le terme de guérilla. Rien que les vaincus de Dien Bien Phu, souvent issus de la Résistance (Bigeard, Aussaresses), n’aient vu de leurs propres yeux, avec les maquis victorieux de Guingoin en Limousin, et l’écrasement des stupides forteresses du Vercors et des Glières, fruits d’une scholastique militaire.

«La distinction entre offensive et défensive, Mao ne s’en souciait pas ; il comprenait comme Sun Tzu avant lui, que nulle guerre ne peut être gagnée en prenant une attitude statique. » (Samuel. B. Griffith, Introduction à L’Art de la guerre, Opus cité)

Dans cette guerre populaire, dite révolutionnaire, mais qui fut aussi souvent réactionnaire, la disparition du front au profit de l’espace, entraîne celle de la défense en ligne au profit de la défense en surface : quadrillage, occupation, patrouille du territoire. Soit les versions successives et renforcées du plan Vigipirate, et les projets de surveillance panoptique et électronique du Gixel (cf. L’Invention du contrôle ou les complots du pouvoir, Pièces et Main d’Œuvre, 3/07/07), avec toujours moins de moyens humains et toujours plus de technologie. L’épouvantail du «terrorisme» s’étant substitué à celui de la «subversion».

Dès l’Indochine, l’armée sécrète sa propre (contre)guérilla, dispersée en unités d’élite, réduites, mobiles, autonomes et partisanes. Formé à l’école des services spéciaux britanniques, Aussaresses intègre en 1946 le «service Action» du SDECE. Au sein de cette armée secrète, il crée le 11e bataillon parachutiste de choc, dit «11e Choc» : 850 hommes basés à la citadelle de Mont-Louis, dans les Pyrénées, rompus au terrorisme et aux opérations commando. «C’est pour avoir créé le 11e Choc que Paul Aussaresses est décoré de la légion d’honneur, à vingt-neuf ans.» (Escadrons de la mort, L’école française, Opus cité)

En 1948, il débarque à Saigon. En 1951, de Lattre de Tassigny, commandant en chef du corps expéditionnaire, ordonne la création du GCMA (Groupement des Commandos Mixtes Aéroportés). Des milices clandestines, recrutées essentiellement parmi les minorités montagnardes et encadrées par les hommes du 11e Choc. Cependant que le colonel Trinquier organise un trafic d’opium pour financer sa «guerre moderne», les capitaines de brousse redécouvrent la féodalité : répartition du territoire en zones, secteurs, sous-secteurs, quartiers, sous-quartiers, jusqu’au plus petit fief, le poste. Villages fortifiés, milices villageoises. Des méthodes enseignées dès 1954 à l’École Supérieure de Guerre, aussitôt appliquées en Algérie et transmises aux armées alliées, de Belgique en Argentine, d’Amérique en Afrique.

«On ne disait pas enlèvement, vols, tortures, mais expédition punitive, recouvrement de matériel, interrogatoires», témoigne un ancien légionnaire, ajoutant que l’officier de renseignement de son bataillon dirigeait une «bande noire», composée de sous-officiers, de déserteurs viets et de repris de justice, qui se livrait à de nombreuses séances de torture. «Cette “bande noire” était vraisemblablement l’une des unités spéciales mises sur pied par Château-Jobert dans son “service Efficacité” auquel collabora le général Aussaresses.» (cf. Escadrons de la mort, L’école française, Opus cité)

En 1957, Trinquier reproduit durant la bataille d’Alger, ce quadrillage cartésien du territoire. «Le principe : Alger et sa banlieue sont divisés en secteurs, sous-secteurs, îlots et groupes de maisons. Au bout de la chaîne, chaque maison est numérotée sur plan, et au pinceau sur la façade. Du jour au lendemain, raconte Yacef Saâdi, la Casbah a été envahie par des centaines de paras ou gendarmes, munis de pots de peinture et d’échelles ! Pendant que certains inscrivaient un numéro sur les maisons, comme B1, B2, etc, les autres recensaient la population, en établissant une fiche par maison. Un travail de fou !» (cf. Escadrons de la mort, L’école française, Opus cité)

Aussaresses : «Il disait (NDR, Trinquier), en effet, avoir été frappé par le fait que Napoléon, pour administrer les villes rhénanes qu’il avait conquises, avait commencé par s’occuper de la numérotation des maisons et du recensement de leurs habitants.» (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Opus cité)

La police des populations commence, encore aujourd’hui, par leur (géo)localisation, d’où la traditionnelle hostilité de l’État envers les nomades et vagabonds ; d’où le recensement obligatoire entre 16 et 18 ans pour les jeunes gens des deux sexes, ostensiblement afin d’être convoqués aux «Journées d’Appel de Préparation à la Défense», sous peine de ne pouvoir se présenter aux examens et concours publics jusqu’à l’âge de 25 ans. Et donc, la contestation de cette police devrait commencer par le sabotage du recensement et de la numérotation des rues, quitte à relever son courrier à la poste du quartier.

La seule vraie différence, de Hambourg, 1933, à Alger, 1957, c’est le personnel employé : la police en Allemagne, l’armée en Algérie. Si de tout temps, l’armée a aussi bien servi contre l’ennemi extérieur que contre l’ennemi intérieur, c’est désormais celui-ci nommé comme tel, le révolutionnaire clandestin, censé baigner dans le peuple «comme un poisson dans l’eau» et le dresser contre l’ordre social ou colonial, qui devient l’ennemi principal. Il faut mépriser les geignements d’officiers contre les œuvres de basse
police dont on les aurait soi-disant chargés malgré eux. Ceux qui refusaient d’espionner et de torturer sont partis ou sont restés à l’écart. Aussaresses donne leurs noms : le colonel de Cockborne, le général de la Bollardière, et de façon beaucoup plus torve, le colonel Godard. Mais l’osmose entre policiers et paras était telle que les inspecteurs de la PJ, vêtus des tenues léopard des paras, les accompagnaient lors de leurs rafles nocturnes. La SA, la SS, et à un moindre degré, la Gestapo, se composaient de militants militarisés, comme les paras d’Algérie soumis à «l’action psychologique» des états-majors se muèrent vite en soldats militants. Ils formèrent l’éternel parti du pouvoir et de la terreur : le comitatus. Dès 1957, explique le capitaine de la Bourdonnaye, «Certains membres de l’équipe que j’ai récupérée étaient devenus complètement fous : ils avaient pris l’habitude de tuer les prisonniers d’un coup de couteau dans le cœur…» (cf. Les escadrons de la mort, L’école française, Opus cité). Mais on sait qu’ils en firent bien d’autres.

Dans une guerre «asymétrique», comme l’on dit maintenant, l’insurrection ne peut survivre et renverser le rapport de forces qu’avec l’appui de la population qui forme ses «arrières», comme le territoire forme l’arrière d’une armée régulière. Avant même de casser un carreau, toute organisation rebelle doit gagner cette population par un mélange variable de persuasion et de coercition. Le Vietminh fut aussi persuasif qu’impitoyable. Le FLN algérien, simplement atroce. D’une atrocité que l’on prétend expliquer par les massacres de la conquête (1830-1849), et de Sétif (8 mai 1945) et justifier par les nécessités de la guerre d’indépendance ; mais qui rappelle celle des guerres civiles, religieuses, et paysannes, auxquelles la guerre d’Algérie doit ses caractéristiques. Les nécessités de la guerre constituent l’excuse de toutes les armées criminelles, et d’abord de l’armée française en Algérie. On a vu depuis que pour le FLN devenu l’État algérien, l’égorgement de population n’était qu’une commodité de gouvernement, et l’indépendance, le nom dont les généraux décideurs couvraient leur dictature et leurs trafics avec le colonisateur honni.

La riposte des «Mercenaires», des «Centurions», des «Prétoriens», comme les exalte leur poète de chevet, sera d’un pragmatisme obtus et sanguinaire : vider l’eau du poisson. Renfermer la population dans des camps et des «hameaux stratégiques». L’épier et l’encadrer comme on surveille et quadrille le territoire. Mouchards, supplétifs. Détection et destruction des éléments subversifs.


À Philippeville, en 1955, Aussaresses est l’OR, l’officier de renseignement de la 41e demi-brigade parachutiste. Pour «opérer», il a deux adjoints, un Kabyle d’origine turque et un Ardéchois qui parlent tous deux arabe. Un vieux de la vieille lui conseille de s’adresser aux Renseignements généraux. «Je compris vite que les RG, c’était le service de renseignement de la sous-préfecture. J’ai donc pris contact avec le commissaire Arnassan qui en était responsable» (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Opus cité). Aussaresses noue de «cordiales relations» et «entretient des rapports fructueux» avec policiers et gendarmes.

«Ils me firent vite comprendre que la meilleure façon de faire parler un terroriste qui refusait de dire ce qu’il savait était de le torturer. (…) J’avais entendu dire que des procédés semblables avaient déjà été utilisés en Indochine, mais de manière exceptionnelle. (…) Les policiers de Philippeville utilisaient donc la torture, comme tous les policiers d’Algérie, et leur hiérarchie le savait. »

Aussaresses se constitue un réseau, il recrute des informateurs : les fonctionnaires des Eaux et Forêts, le juge du tribunal d’instance, un chasseur ancien para, des commerçants, des industriels, des avocats. «J’appris à utiliser aussi le journaliste local, les patrons de bistrots, la patronne de la boîte de nuit et même la tenancière du bordel. Avec l’aide du maire conservateur, Dominique Benquet-Crevaux, et de l’un de ses conseillers, je constituai un fichier des habitants.»

On voit que ce n’est pas d’aujourd’hui que les maires ajoutent la délation aux pouvoirs de police qu’ils exercent sur leurs administrés.

Fort de ses informations, Aussaresses arrête des suspects. «Alors, sans état d’âme, les policiers me montrèrent la technique des interrogatoires “poussés” : d’abord les coups qui, souvent, suffisaient, puis les autres moyens dont l’électricité, la fameuse “gégène”, enfin l’eau. (…) Je suppose que les policiers de Philippeville n’ont rien inventé.»

Non, sans doute. Les traditions se transmettent de tortionnaire en tortionnaire, depuis la découverte par le premier bourreau que l’infliction de la douleur était une façon à la fois jouissive et efficace d’obtenir quelque chose d’autrui. Ce que nous voyons fonctionner là, à l’échelle locale, c’est le comitatus, l’appareil de terreur du pouvoir : soldats, policiers, gendarmes, notables et parasites, le garagiste et son équipe, organisé en «toile», en «système», nous dit Aussaresses, pour, platement, maintenir leur domination. On arme les «ho
nnêtes gens», police et pieds-noirs en détournant des munitions du dépôt militaire, et l’on se prépare à l’affrontement que l’indispensable et omniscient Aussaresses a prévu pour le 20 août.

«Un mois à l’avance, j’avais donc connaissance de cette importante opération, du lieu, de la date, de l’heure, des effectifs et de la tactique. Maintenant, il fallait surtout ne plus bouger et attendre l’ennemi de pied ferme.» (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Opus cité)

Ce samedi-là, à midi, ce n’est pas une émeute spontanée comme à Sétif, dix ans plus tôt, qui éclate dans une trentaine de points du Constantinois, mais une insurrection organisée par le FLN dont 800 combattants, en uniformes et armés de fusils, encadrent 3.000 paysans hérissés de haches, de serpes, de pioches et de gourdins. L’assaut laisse sur le carreau à peu près le même nombre de victimes qu’à Sétif : 26 militaires, 92 civils, dont 71 Européens, des femmes, des enfants massacrés, soit 123 morts. Le chiffre de la répression, comme à Sétif, varie du décuple — 1.273 morts de source officielle — à 5.000, en gros, selon les historiens, avec une orgie de viols et de massacres dans les douars autour de Philippeville. Le comitatus a reçu l’ennemi de pied ferme. Aussaresses dirige les exécutions en masse. De passage deux jours plus tard, Massu s’enquiert, paraît-il, des méthodes de cet officier si renseigné.

«— J’ai fait ce qu’il fallait et j’ai été aidé. — Par qui ? — Notamment par la police. Massu poussa un grognement et remonta dans son hélicoptère sans commentaire.» (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Opus cité)

Cette opération de Philippeville préfigure la bataille d’Alger, seize mois plus tard. Chargé par Robert Lacoste, «ministre résident», c'est-à-dire gouverneur, socialiste, de l’Algérie, de briser l’appareil du FLN à Alger et la grève générale annoncée pour le 28 janvier 1957, Massu organise un état-major «parallèle, pour ne pas dire secret» (Aussaresses), avec le lieutenant-colonel Trinquier pour le renseignement et le commandant Aussaresses pour l’action — c'est-à-dire la boucherie.

Massu : «Non seulement le FLN tient Alger, mais ses principaux chefs y sont installés. Tout le monde le sait. Aujourd’hui, Aussaresses, nous allons les liquider, très vite et par tous les moyens : ordre du gouvernement. Puisque vous n’étiez pas volontaire, vous savez que ce n’est pas un travail d’enfant de chœur.» (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Opus cité)

«Enfant de chœur». Début de l’euphémisme, des mots de code, demi-mots, sous-entendus, non-dits, du complot tacite ; celui qui requiert l’absence d’explication afin de préserver sa négation future. Et parce qu’il est des actes plus faciles à commettre qu’à s’avouer, Massu le «grand capitaine» (Aussar
esses) n’ordonne jamais : Torturez. Exterminez. Il grogne. Il parle à voix basse. Il dit «vous comprenez», «débrouillez-vous», «vu ?» «De toute façon, il avait une immense qualité : celle de toujours couvrir ses subordonnés.»

«Quand nous sommes arrivés à la préfecture, le général m’a montré un bureau qui venait d’être mis à ma disposition, tout près du sien. Pour me donner une couverture administrative, il a fait taper une note de service laconique et vague où il était simplement indiqué que le commandant Aussaresses était chargé des relations entre le général Massu et les services de police et de justice. Cela voulait dire en clair que je devais avoir d’assez bonnes relations avec les policiers pour pouvoir les utiliser et faire en sorte que nous n’ayons jamais affaire à la Justice.»

Premier objectif : le fichier des Renseignements généraux. «Il comprenait près de deux mille noms de responsables du FLN pour Alger et l’Algérois. (…) Arnassan mit aimablement les fiches à ma disposition, afin que je les fasse aussitôt recopier par les officiers de l’état-major préfectoral. C’était un outil indispensable pour commencer à travailler. Au fur et à mesure des arrestations et des interrogatoires, ce fichier s’est complété.» (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Opus cité)

Chaque soir, entre le coucher du soleil et minuit, «la cavalcade commençait». Les paras raflent les suspects, les sympathisants, les proches, les relations connues. La torture est la règle. Pour avoir une idée de la Question, et de ce que requiert le refus d’y répondre, lisez le livre d’Alleg. Un nom entraîne un autre. Le FLN comptait 1.500 militants à Alger. Entre janvier et octobre 1957, les escadrons de la mort comme on les nomme déjà, arrêtent 24.000 personnes, dont 3.024 disparaissent sans laisser de trace (cf. Les escadrons de la mort, L’école française, Opus cité). Faut-il souligner quels gains de production leur auraient apportés les fichiers informatisés, Internet, les pièces d’identité électroniques, infalsifiables, la biométrie, les R.F.I.D., les systèmes de surveillance et de localisation ?

Complot tacite, mais parfaitement sous commande de la hiérarchie militaire et du pouvoir civil. «À la fin de chaque nuit, je relatais les événements sur la page d’un carnet top secret, le manifold, qui permettait de rédiger manuellement un texte en quatre exemplaires, grâce à trois feuilles de carbone. L’original revenait à Massu et il y avait trois copies, une pour le ministre résidant Robert Lacoste, une pour le général Salan, la troisième pour mes archives.(…) Je centralisais les informations que chaque OR m’avait données au cours de la nuit. J’indiquais le nombre d’arrestations de chaque unité, le nombre de suspects abattus
au cours des interpellations, le nombre d’exécutions sommaires pratiquées par mon groupe ou par les régiments. (…)
    Chaque matin, après un dernier café, nous nous retrouvions avec Trinquier et allions voir Jacques Massu à Hydra pour lui raconter ce qui s’était passé. Il nous recevait chez lui, secrètement, de sorte que nous n’avions pas de contact avec les gens de la division. Nous savions qu’après nous avoir entendus, il rencontrait Lacoste.
    En remettant à Massu sa feuille du manifold, je lui donnais de rapides explications sur les opérations. Les exécutions étaient souvent assimilées à des tentatives d’évasion manquées. Je m’efforçais de ne pas trop lui laisser le temps de réfléchir et de ne pas le gêner.
    Massu, par une sorte de code tacite, ne s’exprimait à ce moment que par un grognement dont on ne pouvait dire s’il s’agissait de félicitations ou d’une marque de désapprobation. De toute façon, il avait une immense qualité : celle de toujours couvrir ses subordonnés.» (cf. Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Opus cité)

Le sang monte à la tête de l’exécutant et de l’exécuteur : Trinquier et Aussaresses. Ils tirent des plans pour assassiner en France les dirigeants prisonniers du FLN (Ben Bella, Ait Hamed Hocine, Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, Mustapha Lacheraf), les porteurs de valises et leurs sympathisants. Ils fichent, repèrent, planifient. C’est le moment où Audin disparaît, où Alleg manque disparaître. De grands évènements les distraient soudain de leurs desseins.

C’est une banalité, aujourd’hui reconnue de tous, que le retour de De Gaulle au pouvoir en mai 1958, est le fruit d’un coup d’État ourdi par le comitatus. D’un enchevêtrement de complots reliant Chaban-Delmas, ministre de la Défense, Delbecque, son représentant à Alger, Wybot, directeur de la DST, le service «action» du SDECE (le 11e Choc), les régiments parachutistes de Massu, et les ultras d’Algérie, privés de champion, intégristes catholiques et militaristes, pétainistes sans Pétain, franquistes sans Franco. Ceux-là voudraient simplement l’armée au pouvoir.

Ce coup d’État a une apparence. Un «Comité de Salut Public» présidé par Massu somme le président Coty de céder la place à De Gaulle, «seul capable de conserver l’Algérie, partie intégrante de la République». Il a une réalité. L’opération «Résurrection», un pronunciamiento organisé par un groupe d’officiers, partisans, ambitieux et fanatiques, au cas où Coty regimberait : le général Dulac, adjoint de Salan, chargé de la liaison avec De Gaulle, le colonel Ducasse, chef d’état-major de Massu, le chef d’escadron Vitasse, également de l’état-major de Massu, avec l’appui des généraux Miquel et Descours, des régions militaires de Marseille, Lyon, Toulouse, Dijon.

Il s’agit d’assurer en quelques heures la prise des centres vitaux de la capitale : ministère de l’Intérieur, préfecture de police, radio, électricité, etc, par des paras venus d’Alger.

L’action prévue pour le 30 mai à 2 heures du matin doit être appuyée par les unités paras de Pau et Mont-de-Marsan, «et surtout les blindés du colonel Gribius, stationnés à Saint-Germain-en-Laye, qui doivent faire mouvement sur Paris au premier signe de Colombey. Le plan prévoit également l’arrestation d’un certain nombre d’hommes politiques, dont François Mitterrand, Pierre Mendès-France, Edgar Faure, Jules Moch (NDR, ministre de l’Intérieur socialiste), et toute la direction du parti communiste.» (cf. L’Orchestre noir, F. Laurent, 1978, Stock)

Le 29 au soir, l’opération est reportée. «Ajournement si rapide, écrit Wybot (NDR, le directeur de la DST), qu’on ne parvient pas à prévenir tous les conjurés. Certains qui s’en tiennent à l’heure fixée, démarrent. Ainsi le général Rancourt (…), dont les avions ont pour mission d’aller chercher des renforts de paras à la base du Sud-Ouest, fait décoller l’escadre d’Orléans. Les avions seront rappelés en plein vol…» (cf. L’Orchestre noir, Opus cité)

L’explication vient le lendemain. La république a flanché. De Gaulle est investi président du conseil, le 1er juin, par la chambre des députés.


Publié dans Théorie critique

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