Le travail est toujours plus criminel

Publié le par la Rédaction

Le groupe «De Moker» : la jeunesse rebelle
dans le mouvement libertaire hollandais des Années folles

Le travail est toujours plus criminel (5)

En juillet 1936 en effet, dans la jeune République d’Espagne avait éclaté un soulèvement populaire contre le putsch de Franco. Toutes les forces de la révolution et de la contre-révolution d’Europe se mobilisèrent pour un combat sans merci, et franquistes, fascistes italiens, nazis, staliniens, sociaux-démocrates, marxistes révolutionnaires, anarchistes s’affrontèrent sur tous les terrains. Derrière le front, les prolétaires révolutionnaires des villes et des campagnes entamaient, en un vaste mouvement de collectivisations, l’abolition de la Propriété, de Dieu et de l’État. Hélas, moins d’un an plus tard, après une dernière secousse révolutionnaire en mai 1937 à Barcelone, cette grandiose expérience était écrasée par les campagnes de calomnies et les escadrons de la mort des staliniens qui, s’étant assurés de la passivité complice des bureaucrates sociaux-démocrates et anarcho-syndicalistes, avaient pris le contrôle du gouvernement, de la police et de l’armée républicaine «remilitarisée». Le vieux monde était enfin débarrassé de ses trouble-fête, et la génération rebelle qui, depuis 1917, avait combattu en Russie, en Ukraine, en Allemagne, en Italie, en Hongrie et ailleurs, fut ensevelie dans le silence et l’oubli par la presse bourgeoise et les organes de propagande totalitaires. Les expériences de la révolution furent dissimulées et falsifiées, ses partisans calomniés, traqués et exécutés. Il ne fut plus question de laisser aux prolétaires un quelconque espace de protestation. Un degré supplémentaire fut alors franchi dans l’exploitation, vers l’esclavage pur et simple et l’extermination par les travaux forcés, dans les univers concentrationnaires nazi et stalinien, ainsi que dans les empires coloniaux des «démocraties» plus «civilisées».

Après la nazification de toute l’Europe opérée durant la deuxième guerre mondiale, puis la défaite militaire du fascisme, la «reconstruction» et la «modernisation» de l’Europe de l’Ouest s’effectuèrent sous le contrôle conjoint des «managers» rationalisateurs et des bureaucraties syndicales «responsables», grâce aussi à l’importation de la main-d’œuvre issue des colonies. Le mot d’ordre général «Travail – Famille – Patrie», fut alors seulement tempéré par les promesses mensongères d’une imminente «civilisation des loisirs» censée naître de l’augmentation en flèche de la productivité et des progrès de l’automation. Les nombreuses «nouvelles manières d’empoisonnement […] nécessaires pour maintenir la classe ouvrière dans la passivité», comme disaient les Mokers confrontés aux premières manifestations du spectacle, servirent à maintenir encore les masses en sommeil malgré tant de sanglantes boucheries, mais ne purent étouffer leurs désirs d’émancipation, pas davantage dans les colonies que dans les pays industrialisés. Les «deux blocs» rivaux de la guerre froide employaient toutes leurs forces à empêcher qu’aucune rébellion ne s’affranchît de l’aliénation étatique, ni à l’intérieur de leurs frontières, ni chez le prétendu ennemi, ni dans les colonies «décolonisées», transformées en «tiers monde» à leur disposition. Mais ils ne purent empêcher qu’une lame de fond sortie des profondeurs rejette toutes les idéologies usées et compromises et bouleverse toutes les normes et valeurs régnantes, pour atteindre son paroxysme dans le Mai 68 français ; qui depuis hante partout le système et ses profiteurs. Toutes les crises du pétrole, économiques ou politiques ; la fusion des deux systèmes d’exploitation qui s’étaient partagé le monde au sortir de la deuxième guerre mondiale, en une synthèse de spectacle intégré qui n’a pas tardé à mettre en scène le personnage indispensable du nouvel Ennemi, Goldstein-Ben Laden ; toutes les guerres menées depuis, les nouvelles épouvantes terroristes ; toutes les catastrophes, overdoses de becquerels, de stress, d’innombrables autres pollutions ; la croissance de la précarité et le spectre de la misère et de la famine pour les exclus du confort et du clinquant «offerts» sur le marché ; le retour du travail forcé, les programmes de «réinsertion sociale par le travail» ; enfin toutes les coûteuses campagnes de promotion de tout cela n’ont pas suffi à réhabiliter le travail aux yeux des prolétaires.

En dehors d’une minorité de privilégiés et de carriéristes, les travailleurs en général n’aiment pas leur travail, voire le détestent. C’est une vérité bien banale, un secret public dont on ne parle guère que dans l’intimité des relations amicales. Jeunes et vieux s’obstinent à trouver les moyens d’échapper au travail, quoique le plus souvent encore d’une manière purement individuelle, ou dans des collectivités qui se limitent à défendre les chômeurs et/ou les artistes, à revendiquer un revenu de base… c’est-à-dire au fond qu’ils cherchent à s’accommoder, avec un minimum de contraintes, du système exploiteur en attendant qu’il s’effondre de lui-même. C’est pourquoi les débats sur le travail sont si souvent dominés par des discours métaphysiques sur son obsolescence, tenus par des individus qui, retranchés dans les sphères éthérées de la «théorie grise» — comme auraient dit les Mokers —, n’abaissent jamais leur regard sur la critique en actes du travail et du système maudit qui tire toute sa sève de l’esclavage des masses. On sait bien pourtant que chaque jour d’innombrables travailleurs volent, sabotent, simulent, bref nuisent d’une manière ou d’une autre à leur employeur, à l’entreprise qui les enchaîne — aujourd’hui à plus forte raison encore qu’au temps des Mokers, vu l’échelle infiniment plus grande à laquelle ils produisent de la camelote, du faux, des nuisances, des poisons, des armes, des mensonges, seules marchandises nécessaires à la survie du capitalisme. Mais ces pratiques sont trop rarement collectives et publiques ; et plus rarement encore elles s’attaquent explicitement au système d’exploitation en tant que tel, quand personne ne devrait plus croire désormais pouvoir échapper à cette terrible conclusion du Travail est un crime :

«Si nous ne travaillons pas à l’effondrement du capitalisme,
nous travaillons à l’effondrement de l’humanité !»

Telles sont les conditions dans lesquelles les exploiteurs et leurs larbins s’acharnent à maintenir le système qui les nourrit de sueur, de sang et de larmes. C’est pourquoi, toutes les «autorités» grandes ou petites, chantent en chœur les louanges du travail, font du travail l’unique remède à tous les problèmes ; pourquoi les partis, recyclés ou non, rivalisent à qui remettra le plus de chômeurs au travail ; pourquoi les syndicats ne revendiquent plus le «droit au travail» comme jadis, mais prônent désormais «le devoir de travailler». Ainsi, dans cette ville autrefois relativement libre qu’est Amsterdam, le chef du «Service travail et revenu» (une fusion des équivalents locaux de l’ANPE et de la Mission RMI) pouvait, un an à peine après sa création et après que se soient multipliées les mesures de flicage et les campagnes de propagande, annoncer ses succès : «L’opinion qui domine partout maintenant est que celui qui est en état de travailler, doit travailler. C’était très différent il y a vingt ans, quand les gens trouvaient normal qu’on puisse choisir de toucher une allocation, comme un revenu de base.» Mais le petit néo-Bonaparte qui règne aujourd’hui sur les débris de l’Empire français, a décroché la palme du genre quand, en ouverture de sa campagne électorale, il déclarait, avec toute l’élégance d’un portail de camp d’extermination : «Le travail, c’est la liberté». [1]

C’est aux prolétaires d’aujourd’hui qu’il revient de renverser l’ordre apocalyptique des choses, et rejoindre par la lutte le camp des plus hardis de nos camarades. Pour n’évoquer que quelques-uns des plus dignes de servir d’exemples, citons ceux qui, au printemps 2001, incendièrent la Kabylie officielle en s’organisant en assemblées démocratiques de base, coordonnèrent leurs actions, exclurent par principe tout parti politique et interdirent tout lien direct ou indirect avec le pouvoir en place ; ou ceux qui, à la fin de la même année, voulurent vraiment «que se vayan todos» en Argentine, chassèrent deux présidents à la suite et même bon nombre de patrons, et s’unifiant dans des assemblées d’usine et de quartier, commencèrent de réorganiser la vie économique et sociale ; ou ceux qui, en 2005 dans les banlieues françaises, mirent le feu aux structures de l’État néo-policier — la préfecture, le tribunal, la mairie, le commissariat, l’ANPE, la poste, etc. — en même temps qu’aux symboles de ce qui reste de «bonheur» permis par le capitalisme spectaculaire — la voiture, le MacDo, le grand magasin, le gymnase, etc. — en s’organisant spontanément à coups de blogs et de SMS, sans aucune sorte de caïd, d’idéologue, de gourou ni d’autre imposteur. Cette dernière grande rébellion d’Europe n’a certes pas su dépasser l’œuvre négative, mais a interdit de ce fait toute possibilité de récupération. «Cette guérilla urbaine, imprévisible, insaisissable, s’est caractérisée par l’absence de chefs […]. Tous les gouvernants ont eu de quoi s’effrayer, car ils eurent là un avant-goût de ce qui se passera quand toute la planète va danser, lorsque tous les pauvres s’y mettront.» [2] Car les révolutions du XXe siècle n’ont pas échoué pour avoir manqué de fondements pour construire la société nouvelle, une fois l’ancienne société détruite. Toutes montrent au contraire que là où l’autorité disparaît, les masses commencent spontanément à s’organiser dans des structures démocratiques et à inventer une vie sociale nouvelle. Le malheur est que jamais jusqu’ici la révolution n’a su saper assez profondément les bases de l’ancienne société, ce qui commence quand les prolétaires se défient de tous les «experts» et traitent en ennemi quiconque se propose de les «représenter» ou de négocier en leur nom, tout en gardant à l’esprit que «dans un monde unifié, toute rébellion locale, aussi forte et profonde soit-elle, est sans avenir si elle échoue à s’unifier au monde». [3]

Els van DAELE, août 2007

Notes
1. Outre la formule de sinistre mémoire («Arbeit macht frei») à l’entrée du camp d’Auschwitz, on peut rappeler que les camps staliniens affichaient tous cette citation du «génial continuateur du Grand Lénine» : «Le travail est affaire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroïsme».
2. Citation extraite du texte Les banlieues en feu le spectacle au milieu, Le Fin mot de l’Histoire, 2005.
3. Voir le dernier chapitre, «La lutte des classes au XXIe siècle», dans L’Ultime Razzia. Le 11 septembre 2001 dans l’histoire, Éditions Antisociales, Paris, 2004.



Le travail est un crime, Herman SCHUURMAN (1924)

Le groupe «De Moker» : la jeunesse rebelle
dans le mouvement libertaire hollandais des Annéees folles
, Els van DAELE (2007)
(1) Le soulèvement de la jeunesse
(2) La critique à coups de masse
(3) La grande grève dans les tourbières
(4) Syndicalisme ou révolution ?
(5) Le travail est toujours plus criminel
À télécharger :
Aux Éditions Antisociales
Au fin mot de l’Histoire

Publié dans Histoire

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