"Gloire ici-bas, tous bêcheux !"

Publié le par la Rédaction

 

Dans l’Angleterre du XVIIe siècle, au beau milieu d’une révolution qui se fige en République de propriétaires et porte de nouveaux dominants au pouvoir, se fait entendre la promesse d’un renversement du monde, sous forme de révolte et d’occupation de terres.

 

L’Angleterre du début de l’année 1649 se trouve dans une situation des plus explosives après une première phase révolutionnaire visant à renverser le pouvoir absolu du roi Charles Ier Stuart. Menée par les républicains Niveleurs et les radicaux [Niveleur est le terme permettant de qualifier les républicains qui, durant la Révolution anglaise, ont eu à cœur de réduire les écarts de richesse mais qui n’ont su se résoudre à enterrer la propriété. On désigne ainsi les différents mouvements de pensée issus du protestantisme en rupture avec les différentes hiérarchies religieuses et politiques, et ayant un discours en écart total avec les conceptions admises par Radicaux.], portée par le désir de mettre à bas la féodalité et les privilèges de la vieille noblesse, la première révolution anglaise se met en place dans les dernières années de la décennie 1640-1650, et amène avec elle l’assise du pouvoir d’un Parlement composé pour l’essentiel de propriétaires terriens, d’hommes de loi et d’officiers supérieurs de la nouvelle armée d’Oliver Cromwell. Les terres de la Couronne, de l’Église et des royalistes, après confiscation, sont mises en vente, créant un bouleversement dans la hiérarchie foncière traditionnelle entre propriétaires et tenanciers, renforçant le pouvoir des possédants. Dans le même temps, le mouvement visant à clôturer les biens communaux, afin de délimiter les propriétés privées, s’accélère avec l’aide et l’appui de la loi, pourtant dorénavant supposée être l’émanation d’un Parlement populaire au service du peuple qui l’a mis en place. Plusieurs années consécutives de mauvaises récoltes viennent frapper une population épuisée par des années de guerre civile. Le sentiment d’avoir été floué lors des négociations entre Charles Ier et le Parlement est largement partagé par les différentes composantes populaires du bon peuple anglais, aussi bien par les simples soldats licenciés et sans moyens de subsistance que par la paysannerie roturière, affamée et privée de terre. L’exécution du roi, dont la tête tombe le 30 janvier 1649 après un procès ayant pour but non seulement d’asseoir les positions réformatrices républicaines du Parlement mais aussi d’apaiser les élans révolutionnaires des éléments les plus radicaux, ne parvient pas à éteindre le feu qui couve depuis trop longtemps. Les pamphlets se multiplient comme autant d’appels au renversement de l’ordre du monde. La justice, l’égalité sociale et la propriété collective, véritable retour au «trésor commun» perdu, sont les principes qui animent les mouvements radicaux, dont celui des Bêcheux-euses (Diggers), aussi appelés Vrais Niveleurs.

 

«Travaillez ensemble, rompez le pain ensemble»

 

Dans L’Étendard déployé des Vrais Niveleurs ou L’État de communisme exposé et offert aux Fils des Hommes, le bêcheux Gerrard Winstanley expose clairement les ressorts à la fois sociaux, matériels, symboliques et religieux de cette révolte qui débute le dimanche 1er avril 1649 sur la colline Saint-Georges, dans le Surrey, au son de cet appel : «Travaillez ensemble, rompez le pain ensemble». «Tant que le pouvoir monarchique habitait un seul homme nommé Charles, toutes sortes de gens criaient à l’oppression… Il advint donc que vous autres, petits nobles terriens, assemblés en Parlement, fîtes appel aux pauvres gens du peuple afin qu’ils viennent à votre aide… Cette branche maîtresse de l’arbre de la tyrannie est aujourd’hui émondée et le pouvoir monarchique abattu à l’état présent. Mais hélas, l’arbre de l’oppression est toujours debout et toujours il cache le soleil de la liberté au pauvre peuple.» Prenant acte de la prise de position du Parlement en faveur de la propriété privée, de la réorganisation d’une économie agraire au service des possédants, qui se libéralise, des paysans sans terre, des soldats désœuvrés et des travailleurs journaliers décident d’agir par eux-mêmes et commencent à bêcher la colline Saint-Georges. Ce faisant, ils prennent collectivement possession des terres communales pour y faire pousser du panais, des carottes et des haricots. C’est l’acte de naissance d’un mouvement révolutionnaire dont la radicalité et les aspirations libertaires font trembler les possédants dès les premières semaines. Si les références religieuses et bibliques essaiment l’ensemble des pamphlets bêcheux, ce qui est parfaitement visible à la lecture de L’Étendard déployé des Vrais Niveleurs, elles soutiennent incontestablement un discours égalitaire et communiste, et il est important de ne pas se méprendre sur la portée sociale de la lutte qui s’engage alors. Les Bêcheux-euses œuvrent non seulement pour une égale répartition des ressources, pour une mise en commun des terres, du travail et de ses fruits, mais aussi pour une mise à bas de toutes les hiérarchies. Au moment où Hobbes, en fuite à Paris, élabore son Léviathan à partir de supposées lois naturelles faisant de l’individualisme et de la compétition les principes régissant les agissements humains, nécessitant la constitution d’un État fort et protecteur, Winstanley et quelques autres radicaux, tel Abiezer Coppe, se prêtent à rêver à un monde à l’envers où les actions humaines trouvent leur fondement dans un amour réciproque et dont le mode de fonctionnement ne peut être que coopératif, excluant tout rapport d’autorité. «Il adviendra que l’égalité, le communisme et l’amour universel seront exigés par tous, à la grande confusion de l’orgueil, du crime, de l’hypocrisie, de la tyrannie et de l’oppression, ces abominations», prophétise le même Abiezer Coppe dans un de ses pamphlets de l’année 1649. Ce monde, ils ne font pas que le rêver, ils le construisent par leurs actes, confiants dans le chemin qu’ils prennent, refusant celui emprunté par la Révolution anglaise «constitutionnelle», qui reconnaît le caractère sacré de la propriété et œuvre au plein développement du capitalisme. Comme le prédit le divagateur Abiezer Coppe dès avant la mise en place de la colonie des bêcheux-euses : «Encore un peu de patience et la propriété la mieux établie, que dis-je, celle qui semble la plus honnête et qui entend justifier ses privilèges et prérogatives par les Écritures et la raison profane, se verra confondre et contrainte par la force à devenir bien commun et universel». L’expérience de la colline Saint-Georges entend être une manifestation de la raison afin de «soulager la création de cette servitude sous laquelle elle gémit : la propriété privée» [Gerrard Winstanley, L’Étendard déployé des Vrais Niveleurs, Allia, 2007, p. 26.]. Loin d’être isolée, elle est révélatrice d’une tendance à l’émancipation et à la mise en commun dans l’air du temps. Depuis le Nottinghamshire et le Gloucestershire jusqu’au Kent, dans l’ensemble des régions du sud et du centre de l’Angleterre, il n’est pas un recoin du royaume qui ne porte la trace de l’élan égalitaire de ces squatteurs-euses de l’Ancien Régime dont le souci premier consiste à récupérer et à exploiter collectivement les communaux, les friches et les forêts.

 

L’irréductible égalité bêcheuse

 

D’un point de vue théorique, l’irréductible égalité bêcheuse plonge ses racines dans ce que l’on pourrait, à juste titre, apprécier comme une interprétation sociale de la lecture biblique. Pour preuve, dès les premières lignes de la déclaration que les Bêcheux-euses adressent aux puissants d’Angleterre, les points suivants sont posés : «Chaque être humain, homme ou femme, est une créature parfaite en ellemême ; et ce même esprit qui créa notre globe réside en l’humain afin qu’il gouverne celui-ci. Ainsi, puisque l’humain de chair est sujet de la Raison, son créateur, il trouve en luimême de quoi apprendre et se diriger, et n’a nul besoin de rechercher hors de lui un professeur ou un maître.» [Ibidem, p. 14.] Aucune transcendance invoquée ici, juste une égalité principielle qu’il s’agit de réactiver afin de se réapproprier librement le «trésor commun» qu’est le monde et de mettre à bas non seulement les clôtures de la propriété, la justice et la loi qui la soustend, mais aussi le système monarchique et le pouvoir de l’Église, qui n’en sont que des émanations. Partant de là, la liberté d’agir qu’implique le principe d’égalité ne laisse aucune place à l’exploitation salariale, à la location de terres et à une quelconque forme de vente et d’achat. «Qu’avons-nous besoin de lois instaurant la prison, le fouet ou la potence pour nous réduire mutuellement à la servitude ?» À cette question posée par Winstanley à ses contemporain-e-s, les Vrais Niveleurs-euses apportent une réponse sous forme d’action. Il s’agit pour les Bêcheux-euses de faire advenir le paradis sur terre, maintenant, de leur vivant, et ce paradis passe par la mise en commun matérielle, par l’affirmation de l’égalité universelle et par la mise au ban des agents de l’État, des hommes de loi, des prêcheurs et de tous les professionnels de la foi… En résumé, par la mise au ban de l’État.

 

Libérer les savoirs

 

Afin de ne plus laisser les savoirs enfermés entre les murs bien gardés des universités, des institutions religieuses et des corporations jalouses des pouvoirs matériels et symboliques que ceux-ci leur confèrent [«Il n’y aura pas une seule sorte d’enfants instruits dans la science des livres et aucun autre métier, appelés savants, comme c’est le cas dans un gouvernement de monarchie ; car alors, par oisiveté et un esprit entraîné à ce dessein, ils passent leur temps à trouver des stratagèmes pour s’élever au rang de seigneurs et maîtres audessus de leurs frères travailleurs.» Gerrard Winstanley, La Loi de liberté, 1652, p. 577.], les bêcheux-ses imaginent une éducation ouverte à toutes et tous, sans discrimination de sexe, sans cloisonnement entre travail intellectuel et manuel, et débarrassée de toute idée de spécialisation afin d’éviter de produire à nouveau des classes de doctes savants «qui sont la cause de tous les ennuis du monde» [Gerrard Winstanley, La Loi de liberté, 1652, p. 577.]. Les fonctions locales de pasteur ou de médecin, par exemple, sont tournantes, sans formation spéciale, et sujettes à élections. Celles et ceux qui en ont momentanément la charge ont un impératif de diffusion des connaissances et des informations au sein de la paroisse et doivent, pour ce faire, organiser une fois par semaine des débats philosophiques, animer des discussions sur des sujets aussi variés que l’agronomie, l’histoire ou la pharmacopée.

 

Aborder autrement le monde

 

À partir de 1649, et ce durant un an, profitant de l’entre-deux ouvert par la guerre civile, les Bêcheux-euses opèrent un bouleversement dans leur rapport au monde, rejetant les lois féodales issues de la coutume aussi bien que le nouvel arsenal légal en cours de préparation au Parlement, propice à la propriété privée et au libre-échange marchand. Dans la crainte que la poudrière sociale, tout juste réagencée par les réformateurs, rencontre la flamme allumée par les Vrai-e-s Niveleurs-euses, les seigneurs locaux et le Parlement s’engagent alors dans un démantèlement systématique des colonies bêcheuses, dont plus une ne subsiste à la fin de l’année 1650. Le système communaliste, communiste, égalitaire, libertaire et chrétien que les Bêcheux-euses mettaient en acte et qui se laissait entrevoir aussi bien dans la colonie de la colline Saint-Georges que dans celle de Cobham, représente pour les anciens comme pour les nouveaux tenants du pouvoir le plus grand des dangers dans la mesure où il constitue une preuve par le fait qu’un renversement du monde est à l’ordre du jour.

 

Athanor
Offensive no 28, décembre 2010.

 


Publié dans Histoire

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«Il adviendra que l’égalité, le communisme et l’amour universel seront exigés par tous, à la grande confusion de l’orgueil, du crime, de l’hypocrisie, de la tyrannie et de l’oppression, ces abominations», prophétise le même Abiezer Coppe dans un de ses pamphlets de l’année 1649.<br /> "Communisme" N'y-a-t-il pas anachronisme?
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