La grande grève dans les tourbières
Le groupe «De Moker» : la jeunesse rebelle
dans le mouvement libertaire hollandais des Années folles
La grande grève dans les tourbières (3)
Au printemps 1925, une grève sauvage massive éclata dans le Nord du pays. L’année précédente, pour lutter contre le chômage et la «mendicité», les autorités des provinces de Frise, de Groningue et de Drenthe avaient décidé d’un projet commun d’«assistance par le travail». Il s’agissait de reboisement, de poldérisation, de travaux de canalisation et d’autres formes similaires de travaux forcés. Dans les immenses tourbières — une industrie qui commençait à décliner rapidement à cette époque —, les conditions de vie étaient pourtant restées tout aussi scandaleusement misérables et beaucoup devaient travailler une partie de l’année dans le cadre de ces projets d’«assistance par le travail». Dans les premiers mois de 1925, de petites grèves et des actions de sabotage se répandirent de village en village, jusqu’à aboutir à un mouvement de subversion un peu plus préoccupant pour les propriétaires… Dans la région, contrairement au syndicalisme, le «socialisme libre» était profondément implanté, porté par des «groupes libres», noyaux informels dont l’Association internationale antimilitariste était l’élément coordinateur. Ces groupes organisaient dans leurs villages des manifestations, des pièces de théâtre et des concerts, des conférences et des débats, etc., faisant bon accueil à des orateurs comme Anton Constandse et Jo de Haas ; ils ouvraient des bibliothèques de prêt, disposaient de librairies ambulantes, et diffusaient aussi bien De Moker que De Kreet der Jongeren, De Branding, De Wapens Neder ou encore Alarm. Plusieurs villages avaient vu des groupes de jeunes se prononcer en faveur des Mokers (mais il n’en est guère resté de traces). Les tourbières de Drenthe avaient acquis une certaine renommée depuis la grande grève offensive du printemps 1921, quand des groupes de tourbiers étaient allés en Twente pour tenter de soulever les travailleurs de l’industrie textile pour une lutte commune sans compromis. (Ils furent reçus à bras ouverts dans les ateliers, mais rien de plus. «Une partie des travailleurs y était disposée, pas la majorité», raconte un des participants. [1] La scission entre communistes et libertaires s’était accomplie dans la région au cours de cette grève, avec les premiers échos du massacre de Cronstadt, mais aussi pour des raisons stratégiques. «Pour ce qui nous concerne, la grève était dirigée très clairement contre le système», dit Harmen van Houten, qui précise que ce fut notamment sous l’influence d’Anton Constandse, qui logeait souvent chez lui et qui, dans les meetings, critiquait toute forme de marchandage avec les propriétaires, que les socialistes libres «continuèrent à participer à la grève […] mais plus sous le slogan augmentation des salaires ; ils voulaient le socialisme maintenant». Après dix éprouvantes semaines, marquées par l’échec des tentatives d’extension du mouvement et une dure répression, la grève s’était épuisée. Mais les libertaires avaient acquis un certain prestige : leurs rangs avaient grossi et les «groupes libres» avaient fleuri.
Par ailleurs, si le NAS admettait que la révolte avait été «directe et spontanée», il ajoutait qu’on «ne peut pas se contenter d’une action spontanée, de la révolte à court terme», pour ensuite inviter, en toute bonne logique, les travailleurs à rejoindre ses rangs : «Combattez avec nous, syndicat révolutionnaire, et faites de ce mouvement, le NAS, l’organisation de tous les travailleurs véritablement combatifs de Hollande. Alors on en aura fini avec les directions réformistes, qui se comportent en ennemis des travailleurs.» [8] C’est dans la même veine que le NAS critiquait la presse social-démocrate qui «continue de geindre contre ces “criminels” grévistes saboteurs, qui arrachent des poteaux téléphoniques et incendient des monceaux de tourbe». [9] Mais si le NAS n’oubliait pas de citer dans ses communiqués anti-répression les activistes anarchistes arrêtés, comme Jo de Haas, ce sont pourtant les mêmes qu’il visait implicitement en s’en prenant à «toutes sortes de théories insensées de gens qui sont habitués à causer dans le vide de n’importe quoi, sans parler dans une certaine direction ni faire de propositions concrètes, et qui abusent de la lutte». [10] On peut imaginer avec quels ricanements les Mokers accueillaient cette prose.
L’attitude du NSV vis-à-vis du «spontanéisme» ne différait guère de celle du NAS. Son journal, De Syndicalist, déclarait à l’occasion d’une grève sauvage dans l’industrie métallurgique : «Le point de vue des dirigeants des syndicats centralisés a toujours été et est encore : d’abord le rétablissement de l’industrie et puis… les intérêts des travailleurs. Or, notre point de vue, et en fait ce n’est pas une nouveauté, est que nous soutiendrons toujours les travailleurs qui se révoltent contre ceux qui les exploitent, dans la limite de nos moyens.» [11] Mais non sans faire remarquer : «Nous signalons que nous préférons avoir à faire avec une grève bien organisée par avance.» Quand la grève du printemps 1925 éclate, le NSV tient parole en lançant une campagne de soutien en faveur des grévistes tandis que son secrétaire effectue une tournée de propagande dans la région des tourbières pour persuader les travailleurs de s’organiser dans son syndicat, apparemment sans grand succès. Voici ce qu’écrit De Syndicalist du 11 avril :
Le travail est un crime, Herman SCHUURMAN (1924)
Le groupe «De Moker» : la jeunesse rebelle dans le mouvement libertaire hollandais des Annéees folles , Els van DAELE (2007)
dans le mouvement libertaire hollandais des Années folles
La grande grève dans les tourbières (3)
Au printemps 1925, une grève sauvage massive éclata dans le Nord du pays. L’année précédente, pour lutter contre le chômage et la «mendicité», les autorités des provinces de Frise, de Groningue et de Drenthe avaient décidé d’un projet commun d’«assistance par le travail». Il s’agissait de reboisement, de poldérisation, de travaux de canalisation et d’autres formes similaires de travaux forcés. Dans les immenses tourbières — une industrie qui commençait à décliner rapidement à cette époque —, les conditions de vie étaient pourtant restées tout aussi scandaleusement misérables et beaucoup devaient travailler une partie de l’année dans le cadre de ces projets d’«assistance par le travail». Dans les premiers mois de 1925, de petites grèves et des actions de sabotage se répandirent de village en village, jusqu’à aboutir à un mouvement de subversion un peu plus préoccupant pour les propriétaires… Dans la région, contrairement au syndicalisme, le «socialisme libre» était profondément implanté, porté par des «groupes libres», noyaux informels dont l’Association internationale antimilitariste était l’élément coordinateur. Ces groupes organisaient dans leurs villages des manifestations, des pièces de théâtre et des concerts, des conférences et des débats, etc., faisant bon accueil à des orateurs comme Anton Constandse et Jo de Haas ; ils ouvraient des bibliothèques de prêt, disposaient de librairies ambulantes, et diffusaient aussi bien De Moker que De Kreet der Jongeren, De Branding, De Wapens Neder ou encore Alarm. Plusieurs villages avaient vu des groupes de jeunes se prononcer en faveur des Mokers (mais il n’en est guère resté de traces). Les tourbières de Drenthe avaient acquis une certaine renommée depuis la grande grève offensive du printemps 1921, quand des groupes de tourbiers étaient allés en Twente pour tenter de soulever les travailleurs de l’industrie textile pour une lutte commune sans compromis. (Ils furent reçus à bras ouverts dans les ateliers, mais rien de plus. «Une partie des travailleurs y était disposée, pas la majorité», raconte un des participants. [1] La scission entre communistes et libertaires s’était accomplie dans la région au cours de cette grève, avec les premiers échos du massacre de Cronstadt, mais aussi pour des raisons stratégiques. «Pour ce qui nous concerne, la grève était dirigée très clairement contre le système», dit Harmen van Houten, qui précise que ce fut notamment sous l’influence d’Anton Constandse, qui logeait souvent chez lui et qui, dans les meetings, critiquait toute forme de marchandage avec les propriétaires, que les socialistes libres «continuèrent à participer à la grève […] mais plus sous le slogan augmentation des salaires ; ils voulaient le socialisme maintenant». Après dix éprouvantes semaines, marquées par l’échec des tentatives d’extension du mouvement et une dure répression, la grève s’était épuisée. Mais les libertaires avaient acquis un certain prestige : leurs rangs avaient grossi et les «groupes libres» avaient fleuri.
«Mais tous ces nouveaux visages, ce n’était pas seulement cela. Un vent nouveau commençait à souffler. Je crois que c’était parce que nous commencions à sortir de notre isolement. Beaucoup de jeunes anarchistes d’Amsterdam, de La Haye et cette région venaient nous voir, désireux de connaître cette Drenthe rebelle. Des proches donc, des jeunes mecs et des nanas avec le slogan : “Le travail est un crime”. Le travail, un crime ? Ça doit avoir été incompréhensible pour nous. Nous travaillions, devions travailler pour manger et c’était ainsi depuis que nous avions l’âge de dix ans. […] Ils étaient venus en camarades, en train ou à vélo et ils comptaient pouvoir manger à notre table. Nous étions d’ailleurs assez hospitaliers et nous acceptions de les accueillir en camarades. Mais ils étaient effrontés et s’affalaient sans gêne dans le fauteuil de notre père ou de notre mère. Si, au début, nous avions été fiers de leur amitié, il n’avait pas fallu longtemps avant que nous préférions les voir partir plutôt que venir. Ce qui leur fut rapidement expliqué. […] Heureusement ils n’étaient pas tous comme ça, ces gens de la grande ville. Mais c’était tout de même étrange.»Harmen van Houten n’en dit pas plus ; sans être lui-même Moker, il signale ici une sorte de collision culturelle entre le Nord et l’Ouest du pays, qui a certes existé aussi au sein du Mokergroep. Puis en 1925, «l’histoire de 1921 se répète», dit encore Harmen van Houten à propos de la grève ; mais cette fois, la lutte ne résulte pas de l’initiative d’un Comité révolutionnaire de tourbiers (dont Van Houten avait été membre), mais jaillit spontanément de partout, la situation sociale étant devenue intolérable, avec davantage d’amertume.
«De grandes bandes de grévistes parcouraient les villages tourbiers. Ceux qui ne participaient pas encore, furent contraints d’arrêter le travail. Il y eut aussi du vandalisme. Il y avait chaque nuit des incendies dans les tourbières. […] On était en colère contre les syndicats, qui ne se montraient pas aux rassemblements mais qui, court-circuitant les foyers d’agitation, conféraient avec les chefs. […] Les anarchistes étaient très partagés sur l’utilité de participer au comité de grève. Inciter les gens à faire grève alors qu’il n’y avait rien à gagner ? Ne rien faire et accepter que les salaires baissent encore de 30% ? […] Évidemment, personne n’envisageait de se rendre au travail pendant la grève. […] On se rassemblait sur un bout de terre, là où le canal A rejoint le Scholtenskanaal. […] Pour les communistes, Brommert était souvent présent ; pour nous, Constandse. En Frise, à cette époque, Jo de Haas aussi faisait encore de l’agitation.»Sur la participation directe des Mokers à cette lutte, on manque de sources, mais on peut être sûr qu’ils partageaient la position des anarchistes exposée par Constandse dans Alarm :
«Que faire maintenant ? […] En dehors des syndicats et des partis un nouvel esprit s’est emparé des prolétaires […]. Inorganisés, les tourbiers ont mené des actions plus grandioses, plus puissantes et témoignant de plus d’unité que ce que n’importe quel syndicat aurait pu faire. […] Les anarchistes ont soutenu ce principe : nulle action ne doit dépendre d’un soutien financier. Si une action ne remporte pas de succès par son intensité et sa méthode, elle ne sera certainement pas menée à bonne fin en la prolongeant par des appels à soutien. […] Si le sabotage, les actions de solidarité, l’extension des conflits restent sans résultat, un rythme tranquille à long terme n’en aura pas davantage. Les travailleurs hors des régions tourbières ne doivent pas s’imaginer qu’ils s’acquittent de leur devoir en donnant quelques sous aux tourbiers, qui de leur côté ne souhaitent pas non plus devenir des mendiants. Ils n’accompliront leur tâche qu’en participant à la lutte.» [2]Dans De Moker même, on ne trouve que l’article suivant de Jacob Knap, publié dans le numéro du 1er mai :
«Finalement, nous étions convaincus que les travailleurs ne pourraient bientôt plus supporter leur misère permanente. Et les nouvelles étaient de plus en plus encourageantes. Quoique d’envergure limitée, des grèves de solidarité éclataient. Le conflit s’étendait et bientôt, atteignant les tourbières de Drenthe, se transforma en un vaste incendie. Bien qu’il s’agissait d’une grève pour l’amélioration des conditions de vie, elle était quand même sympathique car elle a éclaté spontanément par-dessus la tête des chefs syndicaux et avait de fortes tendances révolutionnaires.Combattue par les jaunes de la NVV jusqu’à sa liquidation définitive, la grève du printemps 1925 fut en revanche soutenue par les syndicats minoritaires qu’étaient le NSV et le NAS, ce dernier envoyant jusqu’à la fin du mouvement des télégrammes de protestation au ministère de l’intérieur pour obtenir un entretien visant à «expliquer clairement au ministre combien cette lutte réprimée avec violence était justifiée» [7] (comme si ces messieurs ne le savaient pas !).
Le sabotage était dans l’air et nous nous attendions à ce que dans tout le pays éclatent des grèves de solidarité mais, hélas, cette espérance est restée vaine. Il apparaît encore une fois que les travailleurs éduqués dans les syndicats ne possèdent aucune volonté combative. Le NAS [3] n’a rien su faire de mieux que d’envoyer un télégramme au ministère de l’intérieur pour demander un entretien. Le SDAP [Sociaal Democratische Arbeiders Partij] et la NVV [Nederlandse Vakbonds Vereniging] [4] ont joué dans cette grève leur rôle habituel, celui de la trahison. La première chose que Het Volk [journal social-démocrate] a faite est de signaler à la police que le “fameux lanceur de bombes” Jo de Haas se trouvait parmi les grévistes et qu’il était en grande partie à l’origine de la grève. […] Et bientôt il était arrêté. […]
En Drenthe aussi, nos propagandistes payaient de leur personne. Constandse et Johan van den Eynde se trouvaient là, au sein de la lutte. Et encore une fois, c’est Het Volk qui les désigne comme des “démagogues anarchistes” et des “éléments irresponsables”. Le secrétaire de la NVV, lors d’une assemblée à Assen, ose dire : “Nous négocions depuis trois ans déjà vos griefs avec les autorités” ; un mec costaud l’interrompt : “Et nous, ça fait déjà trois ans que nous avons faim.” Ce que nous avons aussi pu “apprécier”, c’est le fait que, précisément la semaine où la grève a éclaté, le Nederlands Syndicalistisch Vakverbond (NSV) [5] a obtenu son agrément royal. […] Pour nous, cette grève prouve la force de l’action directe, et les travailleurs doivent y voir que c’est là le chemin qu’on peut nommer révolutionnaire.» [6]
Par ailleurs, si le NAS admettait que la révolte avait été «directe et spontanée», il ajoutait qu’on «ne peut pas se contenter d’une action spontanée, de la révolte à court terme», pour ensuite inviter, en toute bonne logique, les travailleurs à rejoindre ses rangs : «Combattez avec nous, syndicat révolutionnaire, et faites de ce mouvement, le NAS, l’organisation de tous les travailleurs véritablement combatifs de Hollande. Alors on en aura fini avec les directions réformistes, qui se comportent en ennemis des travailleurs.» [8] C’est dans la même veine que le NAS critiquait la presse social-démocrate qui «continue de geindre contre ces “criminels” grévistes saboteurs, qui arrachent des poteaux téléphoniques et incendient des monceaux de tourbe». [9] Mais si le NAS n’oubliait pas de citer dans ses communiqués anti-répression les activistes anarchistes arrêtés, comme Jo de Haas, ce sont pourtant les mêmes qu’il visait implicitement en s’en prenant à «toutes sortes de théories insensées de gens qui sont habitués à causer dans le vide de n’importe quoi, sans parler dans une certaine direction ni faire de propositions concrètes, et qui abusent de la lutte». [10] On peut imaginer avec quels ricanements les Mokers accueillaient cette prose.
L’attitude du NSV vis-à-vis du «spontanéisme» ne différait guère de celle du NAS. Son journal, De Syndicalist, déclarait à l’occasion d’une grève sauvage dans l’industrie métallurgique : «Le point de vue des dirigeants des syndicats centralisés a toujours été et est encore : d’abord le rétablissement de l’industrie et puis… les intérêts des travailleurs. Or, notre point de vue, et en fait ce n’est pas une nouveauté, est que nous soutiendrons toujours les travailleurs qui se révoltent contre ceux qui les exploitent, dans la limite de nos moyens.» [11] Mais non sans faire remarquer : «Nous signalons que nous préférons avoir à faire avec une grève bien organisée par avance.» Quand la grève du printemps 1925 éclate, le NSV tient parole en lançant une campagne de soutien en faveur des grévistes tandis que son secrétaire effectue une tournée de propagande dans la région des tourbières pour persuader les travailleurs de s’organiser dans son syndicat, apparemment sans grand succès. Voici ce qu’écrit De Syndicalist du 11 avril :
«Face aux travailleurs se dresse réellement une alliance monstrueuse d’ennemis. […] Moralement, ils ont déjà gagné la lutte, quelle qu’en soit finalement l’issue. En face de leur ennemi commun, ils ont, quelles que soient leurs différences religieuses et politiques, entamé une lutte massive, effective et commune. […] Qu’ils apprennent de cette lutte que l’organisation solide et permanente, sur la base des principes autonomes du syndicalisme révolutionnaire, est absolument et indéniablement nécessaire.»Dans les semaines qui suivent, plusieurs articles dans la même veine sont publiés par De Syndicalist. Malgré les louanges et le soutien matériel apportés aux grévistes, le NSV et le NAS voient donc une défaillance là où ceux du Moker et d’Alarm voient un développement révolutionnaire. Cependant, au sein même des rangs anarchosyndicalistes, certains expriment leur mécontentement à propos de ce que De Syndicalist écrit sur la grève :
«[…] je trouve qu’eux, je veux dire avant tout Constandse et J. de Haas [dénigrés par De Syndicalist], ont montré, et montrent encore, qu’ils sont de vrais combattants pour le socialisme. Il devient de plus en plus manifeste que les gros bonnets d’un mouvement syndical ne se passionnent pour une action que quand elle concerne leurs petits moutons et l’éreintent quand ce n’est pas le cas ; par conséquent il y a de plus en plus de gens qui crient : À bas le mouvement syndical !» [12]Qu’on retrouve si peu de réflexion sur ces événements dans De Moker est peut-être lié au fait que, dans les mois qui suivirent, des dissensions se firent jour au sein de la rédaction du Moker : une partie des rédacteurs ayant jugé les points de désaccord entre eux et les groupes plus modérés de la Ligue de la jeunesse libre de si peu d’importance que, sans s’inquiéter de l’opinion de leurs camarades, ils s’étaient accordés avec les rédacteurs du Kreet der Jongeren [Le Cri des jeunes] pour fusionner en un nouvel organe, intitulé De Branding [Le Déferlement]. Décision arbitraire qui, du côté des colporteurs et des (ex-)rédacteurs, Herman Schuurman [13] entre autres, fut vivement critiquée. Ainsi le numéro 19 du Moker, du 15 juin 1925, annonçait la cessation de la publication, mais le 20 février 1926, après quantité de débats et de querelles, paraissait le numéro 20, avec un nouveau comité de rédaction signant collectivement d’un pseudonyme agressif, «Teun de Slooper» [«Teun le Démolisseur»] [14] :
«Depuis que la mobilisation a mis à la mode la grisaille “unique”, et le tsar rouge de Russie le front “unique”, nos organes vitaux et sociaux ont dû guérir de leur indigestion. […] Et voilà que nous rencontrions justement ce vieux Satan, qui nous fournit un nouveau camarade comme rédacteur du Moker ressuscité […] : Teun le Démolisseur, représentant ambulant en dynamite et en pieds-de-biche.» [15]Dans le même numéro, une vive critique des prétendus progrès dus à la rationalisation de l’industrie :
«À ce que nous voyons, le capitalisme moderne tend à épuiser la volonté de l’humanité. Le prétendu système Taylor, appliqué à grande échelle en Amérique, entre autres chez le noble philanthrope Ford, et dans notre pays chez Philips, Stork et autres, veut mécaniser davantage les gestes du travailleur, les rendre aussi automatiques que ceux de la machine qu’il actionne, avec pour conséquence qu’après avoir travaillé huit heures durant dans ce système, on est plus abruti, épuisé et surtout sans volonté qu’après dix heures de travail dans le processus de production antérieur. […] “Dites-moi comment vous vous amusez, et je vous dirai qui vous êtes”, peut-on dire pour varier le proverbe bien connu. Et ceci prend tout son sens quand on voit de quelle manière banale et vide le travailleur s’amuse aujourd’hui. Tout ceci est l’ombre sinistre que, dans son développement incessant, le capitalisme moderne laisse présager.» [16]
Notes
1. À peine deux ans plus tard les travailleurs du textile de Twente étaient frappés par le même sort, perdant une longue et dure grève... Malheur aux indécis !
Cette citation ainsi que les suivantes dans ce paragraphe sont tirées du livre de Harmen van Houten, Anarchisme in Drenthe. Levensherinneringen van een veenarbeider [Anarchisme en Drenthe. Mémoires d’un tourbier], Baarn, 1985, rare témoignage d’un acteur de ces luttes. Harmen van Houten est resté toute sa vie actif dans le mouvement libertaire.
2. «De strijd in de Venen» [«La lutte dans les tourbières»], Alarm, 15 mai 1925.
3. Nationaal Arbeids-Secretariaat, syndicat fondé en 1893 par Christiaan Cornelissen et Domela Nieuwenhuis. À cette époque, le NAS, sous la direction de Henk Sneevliet, était encore lié à l’Internationale syndicale rouge, contrôlée par Moscou, et son journal, De Arbeid, sous-titré Revolutionair weekblad van het Nationaal Arbeids-Secretariaat, était rempli de textes pleins de sympathie pour le gouvernement des commissaires du peuple en Russie ; ce n’est qu’en juin 1927 que se fit la rupture avec les bolcheviks.
4. Nederlandse Vakbonds Vereniging, syndicat jaune fondé en 1906, suite à la grande grève des cheminots de 1903, version néerlandaise de la vague de «grèves de masse» du début du XXe siècle.
5. Fondé en 1923 , quand une très courte majorité du NAS choisit de rejoindre l’Internationale syndicale rouge, par la minorité qui rejoint l’Association internationale des travailleurs (AIT), fondée à Berlin en 1922, en réaction justement au syndicalisme «jaune» et «rouge». Néanmoins, le NSV ne s’est que lentement développé vers l’anarcho-syndicalisme, et en 1925 n’était pas majoritairement antiparlementariste et anti-État (voir plus bas).
6. Jac. K[nap], «De stakingen in het Noorden» [«Grèves dans le Nord»], De Moker, no 18, 1er mai 1925.
7. De Arbeid, 25 avril 1925.
8. De Arbeid, 11 avril 1925.
9. De Arbeid, 25 avril 1925.
10. De Arbeid, 9 mai 1925.
11. De Syndicalist, 7 février 1925.
12. W. S. Stam, «Na de stakingen in de Venen» [«Après les grèves dans les tourbières»], De Syndicalist, 16 mai 1925.
13. En outre, dans Alarm du 15 août 1925, il est fait mention de poursuites judiciaires contre Herman Schuurman et Jo de Haas.
14. Dans l’organe interne de la Ligue de la jeunesse libre chapeautant les deux tendances, De Pook, ce conflit est très sommairement évoqué.
15. Paru dans la rubrique «Explosif», et rédigé par «Rebelle».
16. «Dienstweigering en persoonlijkheid» [«Refus du service militaire et personnalité»].
Le travail est un crime, Herman SCHUURMAN (1924)
Le groupe «De Moker» : la jeunesse rebelle dans le mouvement libertaire hollandais des Annéees folles , Els van DAELE (2007)
(1) Le soulèvement de la jeunesseÀ télécharger :
(2) La critique à coups de masse
(3) La grande grève dans les tourbières
(4) Syndicalisme ou révolution ?
(5) Le travail est toujours plus criminel
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Au fin mot de l’Histoire