Apologie pour l'insurrection algérienne (1)

Publié le par la Rédaction


«Il me semblerait plus satisfaisant, pour ma part, puisqu’il s’agit d’hommes qui se sont illustrés par des actes, qu’on ne les honorât qu’avec des actes […]. Il est difficile en effet de trouver pour les célébrer les mots justes, quand la réalité des faits n’est pas toujours admise sans peine. L’auditeur bien informé et favorablement prévenu risque, étant donné ce qu’il attend et ce qu’il sait, d’être déçu par ce qu’il entend. Et celui qui n’est pas au courant pourrait bien, par jalousie, soupçonner quelque exagération, là où on lui parle d’actions qui dépassent ses possibilités. L’éloge des actions d’autrui n’est supportable que dans la mesure où l’on se croit soi-même capable de faire ce qu’on entend louer. Une action dépasse-t-elle nos forces, dès lors l’envie engendre le scepticisme.» 
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse.



- I -

Quevedo a dit des Espagnols : «Ils ne surent pas être des historiens, mais ils en méritèrent.» Cela est resté vrai de leur révolution de 1936 : l’histoire en a été écrite par d’autres. Il est trop tôt pour écrire l’histoire de l’insurrection qui a commencé au printemps 2001 en Algérie, mais il n’est pas trop tard pour la défendre ; c’est-à-dire pour s’attaquer à l’épaisse indifférence, bouffie d’inconscience historique, dont elle est en France l’objet.

Pour illustrer la grandeur et la portée de ce soulèvement, il suffira de relater les actes des insurgés et de citer leurs déclarations. Rapprochés selon leur signification la plus universelle et la plus vraie, les faits dessinent d’eux-mêmes un tableau dont se dégage une terrible moralité : la dignité, l’intelligence et le courage des insurgés algériens accablent l’abjection dans laquelle survivent les habitants des pays modernes, leur apathie, leurs mesquines inquiétudes et leurs sordides espérances.

C’est au cri de «Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts !» que pendant plusieurs semaines les jeunes émeutiers se sont battus contre les forces de police et la gendarmerie. Réduits à l’état de morts-vivants par la société algérienne, ils savaient qu’il leur fallait la détruire pour commencer de vivre. («Nous répondrons au néant par l’anéantissement de ses géniteurs», déclarait en juillet l’un d’eux.) A partir du 21 avril, principalement en Kabylie, mais aussi à partir du 10 juin à Khenchela (dans les Aurès), du 11 à Skikda (au nord de Constantine) et du 16 dans tout l’est du pays (à Oum El Bouaghi, Batna, Tébessa, Biskra, El Tarf, etc.), ils ont dressé des barricades, coupé des routes, pris d’assaut des gendarmeries et des commissariats ; ils ont attaqué un siège de préfecture (à Tébessa, alors que deux ministres se trouvaient à l’intérieur), incendié ou saccagé nombre de tribunaux (aux Ouacifs le palais de justice, tout juste terminé, a été réduit en cendres), des recettes des impôts, des postes et des locaux de sociétés publiques, des sièges de partis politiques (au moins trente-deux), des banques, des bureaux de la Sécurité sociale, des parcs communaux, etc. La liste est forcément incomplète, et serait-elle complète qu’elle ne donnerait encore qu’une faible idée de l’ampleur du mouvement. Mais on voit tout de même que les insurgés avaient entrepris de nettoyer le terrain de toutes les «expressions matérielles de l’État». (Il fallait la civique bêtise du Monde diplomatique pour blâmer suavement les émeutiers de parachever ainsi la dégradation du «service public» et se demander si, ce faisant, «la foule des laissés-pour-compte» ne participait pas «à son propre affaiblissement».)

Quand les peuples reviennent de la soumission, rien n’est plus supporté de ce qui était jusque-là ordinaire. C’est, après tant d’autres assassinats commis impunément par les policiers et les militaires, celui d’un lycéen de Béni Douala, le 18 avril, qui a provoqué trois jours plus tard les premières émeutes. À Amizour, près de Béjaïa, la population se soulève le 22 après l’arrestation arbitraire de trois lycéens. À Khenchela, le 10 juin, un sous-officier qui parade au volant d’une «grosse cylindrée» interpelle de façon méprisante une jeune femme. Pris à partie par les jeunes du quartier accourus pour la défendre, il s’exclame : «Mais qu’est-ce qui vous prend aujourd’hui ?», et s’entend répondre : «Plus rien n’est pareil.» Il est rossé, son véhicule détruit. Une heure plus tard, il revient avec une trentaine de soldats en civil, armés de fusils d’assaut. Après une bataille rangée, les militaires doivent se replier, mais l’émeute gagne toute la ville : des barricades sont dressées, la mairie, le siège des impôts, celui de la Sonelgaz, la préfecture et deux «grandes surfaces» sont saccagés au cri de : «C’est ainsi que font les Chaouis !» La ville entière est dévastée.

Et quand l’ordinaire de l’oppression n’est plus supporté, c’est l’extraordinaire qui devient normal. Pendant ces semaines, ces mois, il ne s’est guère écoulé de jour sans que soit attaquée ou harcelée une brigade de gendarmerie ; et le plus souvent plusieurs. Les casernes ont été assiégées, un véritable blocus imposé aux gendarmes, les contraignant à des raids de pillage pour se ravitailler. Ceux qui acceptaient d’avoir avec eux la moindre relation, fût-elle simplement commerciale, ont été boycottés, mis en quarantaine et punis. Des hôtels ont ainsi été incendiés, de même que des villas, des cafés, des restaurants, des magasins, pris pour cible parce qu’ils appartenaient à des prévaricateurs ou affairistes divers. Si les destructions furent nombreuses, les pillages proprement dits semblent avoir été assez rares. Ainsi, par exemple, à Kherrata le 23 mai, les importants stocks de marchandises découverts au domicile d’un ex-officier de la gendarmerie furent immédiatement brûlés sur place. Chacun exprimant ses griefs, c’est à propos de logement, d’eau, de nuisances industrielles, d’accaparements de toutes sortes que les corrompus ont été systématiquement désignés à la vindicte publique et traités en canailles. Pour commencer à s’attaquer aux problèmes vitaux que pose à tous le délabrement du pays, il fallait bien sûr s’attaquer d’abord à ceux qui empêchent de les prendre en charge. La population réglant ainsi ses comptes avec les responsables qu’elle avait sous la main, ce furent surtout les maires qui en subirent les effets. Mais au-delà de ces escarmouches, c’était le projet d’une complète expropriation des expropriateurs qui prenait forme. Encore marquée par certaines ambiguïtés qui allaient bientôt être levées par la rupture avec les syndicalistes, une déclaration du comité populaire de la wilaya (préfecture) de Béjaïa affirmait le 7 juillet à l’adresse du pouvoir : «Vos gendarmes, symboles de la corruption, ne servent qu’à tuer, à réprimer et à trafiquer. C’est pour cela qu’ils doivent partir immédiatement. Quant à notre sécurité, nos valeureux comités de vigilance s’en occupent à merveille : ils sont notre fierté.» Elle poursuivait en rappelant que les problèmes des citoyens «sont pris en charge par nos délégués de quartiers, de villages et les délégués syndicaux qui fonctionnent dans une assemblée appelée comité populaire. N’est-ce pas cela la démocratie directe ?»

L’insurrection, ou du moins son organisation la plus avancée, est restée principalement cantonnée à la Kabylie. Il faut cependant parler d’une insurrection algérienne, car les insurgés kabyles eux-mêmes n’ont eu de cesse de l’affirmer telle, de chercher à l’étendre et de refuser le déguisement berbériste que voulaient leur faire endosser leurs ennemis comme leurs faux amis.

Il est bien inutile de s’interroger, à la façon d’une «commission d’enquête» gouvernementale ou de journalistes en mal de déclamations moralisantes, sur la part qu’aurait eue dans le déclenchement des émeutes une activité provocatrice particulière de la gendarmerie ; comme si l’existence de l’État algérien et de sa répression sanglante n’était pas une provocation permanente ; et comme si la population avait besoin de justifications spéciales pour se soulever. Les insurgés ont repris le terme de hogra par lequel les Algériens désignent l’arbitraire du pouvoir, les privilèges et la corruption, le mépris dont ils sont l’objet. S’en prendre à la hogra, c’était en réalité s’en prendre à l’État lui-même. Que resterait-il d’un État sans privilèges ni corruption, auquel seraient interdits l’arbitraire et le mépris ? En Algérie presque rien, encore moins que partout ailleurs : le seul service public qui ait jamais réellement marché dans ce pays, depuis quarante ans, c’est la torture, complétée par l’assassinat politique. Tout en conspirant l’un contre l’autre pour s’approprier le pouvoir et la rente pétrolière à laquelle il donnait accès, les gangs étatiques n’ont à aucun moment cessé de conspirer ensemble contre le peuple. Comme le déclarait un de ces décideurs après la répression des émeutes d’octobre 1988 : «Pendant trente ans, nous avons pu nous déchirer, nous mettre des couteaux dans le dos. Mais nous prenions soin de ne jamais abandonner un dirigeant exclu, ne serait-ce qu’en continuant à lui rendre visite. Car nous étions unis par une certitude : nos enfants devaient nous succéder. Nous savions que le jour où cette loi serait rompue, cela en serait fini pour nous tous, car la rue, elle, ne se contenterait pas d’une tête, mais les exigerait toutes.» (Propos cités par José Garçon dans sa préface au livre de Djallal Malti, La Nouvelle Guerre d’Algérie, 1999).

À travers tant d’épurations, de liquidations, de manipulations, tant de négociations «où chacun gardait sa mitraillette sous son paletot», d’exécutions discrètes et de tueries en masse, la véritable et unique continuité de l’État algérien (comme avant lui de l’appareil du F.L.N.) est toute policière. Dès 1956, c’est autour des services secrets du F.L.N. (embryon de la future Sécurité militaire) que s’organise la bureaucratie en formation ; c’est à eux que revient dans toutes les luttes de fractions le mot de la fin. L’assassinat d’Abbane Ramdane en décembre 1957 marque leur victoire définitive sur ceux qui, dans l’appareil, privilégiaient l’idéologie pour contrôler le mouvement des masses et justifier le futur système bureaucratique de parti unique. Désormais, dans ce mixte de terrorisme policier et de phraséologie «révolutionnaire», il y aura de moins en moins de celle-ci et de plus en plus de celui-là. L’assassinat devient la procédure courante de règlement des conflits, non seulement contre le M.N.A. de Messali Hadj, mais à l’intérieur du F.L.N. lui-même. A partir de 1958 (promotion «Tapis rouge»), les agents des services sont formés dans les écoles du K.G.B. à Moscou. Boumedienne — qui, après avoir porté Ben Bella au pouvoir au moment de l’indépendance, se débarrassa en 1965 de cette couverture gauchisante («l’aile protectrice du burnous du leader», selon ses propres termes) pour instaurer le règne sans partage de la bureaucratie et de son idéologie «arabo-islamique» — avait lui-même été l’adjoint de Boussouf, l’organisateur de la police intérieure du F.L.N. Et l’on sait que les généraux qui composent la coupole mafieuse du pouvoir en Algérie, pour la plupart «déserteurs de l’armée française» (c’est-à-dire ralliés sur le tard à la lutte indépendantiste), sont eux aussi allés dans les années soixante à Moscou pour acquérir d’autres compétences (au K.G.B. ou à l’académie Frounzé) ; de cette double formation, par le colonialisme et le stalinisme, ils ont retenu leurs méthodes de pacification (dite cette fois éradication), dignes des pires exactions de l’armée française, et leurs techniques de manipulation et de provocation. Tout cela est bien connu en Algérie, mais en France pas assez, car l’État algérien y compte toutes sortes de «relais» et de complices, en particulier dans les médias, où ils n’ont peut-être même pas tous besoin d’être stipendiés pour faire sa propagande : la fausse conscience de gauche et le «complexe du colonisateur» peuvent sans doute parfois y suffire, même si les services algériens arrosent largement, et pas seulement des partis politiques.

Au plus fort des émeutes en Kabylie, on nous a ainsi informés à la «une» du Monde, en fabriquant un scoop bien horrifique avec l’aide d’un tortionnaire à demi gâteux en mal de publicité, que l’armée française avait, plus de quarante ans auparavant, torturé et massacré. De même, quand vient le moment, si tard là encore, d’évoquer l’assassinat de centaines d’Algériens par la police parisienne en octobre 1961, on se garde généralement de trop insister sur la responsabilité du F.L.N., qui fit défiler (sous la contrainte s’il le fallait) les travailleurs immigrés avec femmes et enfants, les envoyant ainsi défier le couvre-feu en leur interdisant de s’armer ou d’organiser une autodéfense quelconque, alors même que l’hystérie raciste de la police parisienne avait été portée à son comble, avec la peur, par les attentats commis contre des policiers au cours des mois précédents ; et tout cela, dans la meilleure tradition bureaucratique, pour «ne pas relâcher [la] pression» (Ben Khedda) sur le gouvernement français, pendant les négociations qui préparaient le cessez-le-feu.

Pour les bureaucrates qui les glorifiaient cyniquement dans leurs slogans («un seul héros, le peuple»), les masses algériennes n’ont donc jamais été qu’un matériel humain disponible à leurs opérations et à leurs manœuvres, chair à canons ou à matraques, que l’on envoyait se faire massacrer par les Français, et qu’ensuite on a massacré directement. La détermination intacte des émeutiers, alors que les morts dans leurs rangs se comptaient déjà par dizaines, témoigne suffisamment de la haine accumulée au fil des ans en Algérie (et particulièrement en Kabylie) contre l’appareil répressif de l’État. «Pas de pardon, jamais !» a été le slogan le plus populaire. La plate-forme de revendications adoptée à El-Kseur le 11 juin par la coordination interwilayas exigeait «le départ immédiat des brigades de gendarmerie» de Kabylie. Pour Le Monde diplomatique, c’était même la seule chose que les révoltés revendiquaient «avec clarté». Mais eût-elle été la seule qu’elle n’en aurait pas moins constitué une sorte de programme pour une révolution algérienne. Une telle exigence, complétée par celle de «mise sous l’autorité effective des instances démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives de l’État ainsi que des corps de sécurité», revenait en effet à donner pour but au mouvement le démantèlement des «détachements spéciaux d’hommes armés» qui sont la principale «expression matérielle» de tout État, et en Algérie à peu près la seule qui fonctionne. Procéder effectivement à ce démantèlement, organiser la reprise du pouvoir d’État par la société, par les masses populaires «qui substituent leur propre force à la force organisée pour les opprimer» (Marx à propos de la Commune), fût-ce seulement sur une fraction du territoire, cela ne peut évidemment être accompli sans une révolution de toute la vie sociale. Et c’est ce à quoi tendaient les actions des insurgés, quand ils assiégeaient les gendarmes, les isolaient et les mettaient en quarantaine, les séparant de la société pour que la société se sépare d’eux. Voilà bien le séparatisme dont la Kabylie a donné l’exemple à toute l’Algérie.

La seule existence d’un tel mouvement est en elle-même le démenti de la totalité des mensonges politiques qui empuantissent l’Algérie depuis tant d’années. La subversion réelle a commencé à dissiper la brume poisseuse des fictions policières et à remettre chacun à sa place : «Nous refusons de nous solidariser avec ceux qui détruisent les biens de l’État», déclarait ainsi le 9 juillet un représentant du F.I.S. Au Portugal en 1974, on disait : «La vérité est comme l’huile». En Kabylie aujourd’hui, on dit : «La vérité est comme un bouchon de liège». Antithèse directe de tout mensonge d’État, l’insurrection ne s’est pas contentée de réclamer la vérité (les commissions d’enquête gouvernementales avaient vu leurs conclusions dénoncées par avance, et leur dissolution était une des revendications de la plate-forme d’El-Kseur), elle l’a imposée chaque fois que cela était possible par la dénonciation à chaud de l’imposture. À cet égard, un des plus beaux moments, dans un mouvement où il y en eut tant, fut la manifestation des femmes, à Tizi-Ouzou le 24 mai. Les manifestantes commencèrent par interdire à la très officielle «association des veuves et filles de martyrs de la guerre d’indépendance» de se joindre à leur cortège, puis elles en expulsèrent en l’insultant Khalida Messaoudi, conseillère et selon ses propres termes «compagne dans le militantisme» de Bouteflika, qui, tout juste sortie du R.C.D., prétendait venir là se refaire une virginité : «Alors qu’elle voulait se glisser dans le cortège, des huées se sont élevées. “Khalida dehors”, criaient les unes. “Khalida Lewinski”, hurlaient les autres. Elle a été évacuée d’extrême justesse vers Alger.» (Libération, 26-27 mai 2001). Enfin, après avoir ainsi manifesté leur mépris pour le pouvoir et pour ses supplétifs médiatiques-démocratiques, elles ne l’épargnèrent pas aux berbéristes, et interdirent également à des partisans de l’autonomie de la Kabylie de rejoindre la marche.

Le rejet de toutes les représentations politiques a été l’une des constantes de l’insurrection, et l’un de ses aspects les plus calomniés. Les locaux des deux partis (R.C.D. et F.F.S.) qui auraient pu nourrir quelque espoir de tirer profit d’un tel mouvement ont flambé parmi les premiers : à Tizi-Rached, en même temps que la banque, le siège de la sécurité sociale et la recette des impôts, dès le 26 avril. Et même lors de la manifestation du 25 juin à Tizi-Ouzou, à l’occasion du troisième anniversaire de l’assassinat du chanteur Lounès Matoub, on entendit parmi les slogans, outre «un Kabyle est un Kabyle, ses ennemis sont les gendarmes», «pas de F.F.S., pas de R.C.D.». Le plus discrédité était assurément le R.C.D., dont la démission fin avril du gouvernement (dans lequel son entrée en décembre 1999 avait été qualifiée par son chef Sadi d’«événement politique qui constitue à la fois une consécration et un bouleversement») ne pouvait faire oublier la collaboration de longue date avec le clan militaire des «éradicateurs». Quant au F.F.S., moins compromis avec le pouvoir, il fit en sorte de désabuser quiconque à son sujet en présentant le 12 mai à Bouteflika, au chef d’état-major de l’armée et au patron de la D.R.S. (ex-Sécurité militaire) un «mémorandum» qui consistait essentiellement à leur proposer ses services pour organiser une «transition démocratique».



- II -

Le trait le plus remarquable de l’insurrection algérienne est sans conteste son auto-organisation. L’hostilité aux partis politiques et à «toute proximité avec le pouvoir», la méfiance devant toute représentation incontrôlée, le refus de servir une fois encore de piétaille à des manœuvres d’appareil, tout cela a trouvé son accomplissement positif dans la généralisation et la coordination des assemblées de villages et de quartiers, vite reconnues par tous comme la seule expression authentique du mouvement. Dès le 20 avril, les délégués des quarante-trois villages de la daïra (sous-préfecture) de Béni Douala s’organisent en coordination et lancent le mot d’ordre de grève générale. Dans les jours qui suivent, des comités de villages et des coordinations se forment dans toute la wilaya de Tizi-Ouzou. Le 4 mai, à Tizi-Ouzou même, des affiches appellent à une grève générale de six jours ; elles émanent d’une coordination provisoire des quartiers, «selon nos sources totalement inconnue à Tizi-Ouzou», écrit le 5 mai le journal Liberté, qui fait état le lendemain des inquiétudes que suscitent ces formes d’auto-organisation dans les «états-majors des partis». Le 6 mai est annoncée pour le 10 une réunion à Béni Douala des délégués d’assemblées de villages des wilayas de Tizi-Ouzou, Béjaïa et Bouira, en vue de créer une coordination pour toute la Kabylie et d’adopter une plate-forme de revendications ; un délégué déclare : «Les partis, personne n’y croit plus ici» (Liberté du 7 mai). Cette réunion à Béni Douala se tient effectivement à la date prévue, mais ne rassemble finalement que les délégués (deux cents) d’une grande partie des villages de la wilaya de Tizi-Ouzou : les journalistes sont pris à partie, la presse ayant diffusé un faux communiqué annonçant le report de la réunion (ce n’est que le début d’une campagne de désinformation et de calomnies qui ira s’amplifiant) ; par ailleurs, un maire qui prétend rappeler la réunion au respect de la légalité doit quitter la salle : «On n’a pas besoin de maire ici ou d’un quelconque représentant de l’État», déclare un délégué. (Huit jours plus tard à Illoula, un autre maire devra également, quoique délégué de son village, quitter la salle de réunion.) Le souci de l’autonomie du mouvement et la volonté de contrôler étroitement ses représentants marquent toutes les décisions ; ainsi, par exemple, celle de créer une permanence à Tizi-Ouzou pour diffuser les informations en vue de la prochaine réunion de délégués : l’assemblée prend soin de lui interdire de s’exprimer au nom du mouvement (pas de déclaration à la presse, etc.).

Il est impossible de reconstituer dans le détail la façon dont le mouvement des assemblées s’est étendu à toute la Kabylie, puis au-delà ; ne serait-ce que parce que la presse algérienne dite indépendante (pour ne rien dire de la France), tout en faisant une large place à ce qui pouvait illustrer l’urgence d’une modernisation «démocratique», n’a que très partiellement fait état de l’activité et des déclarations des assemblées, quand elle ne les a pas calomniées. On peut toutefois indiquer les principales avancées de l’auto-organisation, qui progresse au même pas que l’émeute à travers le pays. Le 18 mai à Illoula, une réunion des délégués de villages de la région de Tizi-Ouzou adopte une première plate-forme de revendications (parmi lesquelles le départ immédiat et sans conditions de toutes les brigades de gendarmerie) et appelle à une marche à Tizi-Ouzou. Celle-ci rassemble le 21 mai plusieurs centaines de milliers de manifestants («La “marche noire” a été le fait de la coordination des comités de villages, et les partis politiques n’y avaient aucune présence visible», notait Le Monde du 23 mai). Les réunions de délégués qui se succèdent ensuite aboutissent à la formation d’une coordination interwilayas (Tizi-Ouzou, Béjaïa, Bouira, Sétif, Boumerdès, Bordj-Bou-Arreridj, Alger, ainsi que le Comité collectif des universités d’Alger) et à l’adoption, le 11 juin à El-Kseur, d’une plate-forme commune de revendications. La marche sur Alger, le 14 juin, constitue le point culminant de cette première phase du mouvement.

Cette marche du 14 juin signifiait de fait, quoique ses organisateurs ne semblent pas en avoir eu clairement conscience, tenter d’installer la subversion à Alger même et défier l’État chez lui : cela équivalait à une tentative insurrectionnelle, au sens étroit et pour ainsi dire technique du terme. En effet, aller déposer à la Présidence la plate-forme d’El-Kseur (puisque tel était l’objectif affirmé), alors que les manifestants dans les rues d’Alger se comptaient par centaines de milliers, sinon par millions, c’était parler à l’État de puissance à puissance, et proclamer devant le peuple algérien que l’heure avait sonné de régler tous les comptes de l’oppression subie depuis 1962. Il aurait alors suffi que les troubles durent à Alger un jour de plus pour que dans le pays entier la population, voyant le pouvoir vaciller, se jette dans la bataille. De son côté, celui-ci voyait clairement qu’il lui fallait à tout prix empêcher que la subversion s’installe à Alger, et quelle que fût par ailleurs sa paralysie, il conservait des forces bien suffisantes pour écarter ce danger, étant donné la supériorité que lui conférait sa position défensive : il a donc efficacement mis en œuvre tous ses moyens répressifs, fractionnant le cortège des manifestants venus de Kabylie, bloquant la plupart d’entre eux à dix kilomètres du centre ville, isolant les groupes d’émeutiers et lançant contre les manifestants des provocateurs recrutés dans la basse pègre. Parmi les facteurs favorables au pouvoir, il faut aussi compter la démoralisation et la peur dont les habitants d’Alger, qui ont payé le plus lourd tribut à la «sale guerre», avaient seulement commencé à se défaire grâce à l’agitation entretenue par les étudiants depuis le début du mois de mai, et lors de la manifestation appelée par le F.F.S. le 31, qui avait permis une première jonction avec les insurgés de Kabylie. Les propos d’Algérois rapportés par la presse exprimaient assez bien ce qu’il en était à ce moment, alors que depuis une semaine des manifestations spontanées se formaient chaque jour à Alger (mais aussi à Oran, Sétif, Boumerdès), rassemblant quelques centaines ou milliers de personnes :
«On crie : “pouvoir assassin”. On prend des coups. Puis on rentre chez soi et on regarde aux télévisions françaises les vraies émeutes en Kabylie, à une heure d’ici à peine. Mais aujourd’hui on saura mieux où on en est : si nous aussi on entre dans la guerre ou si on reste dehors.»

«On sortait à peine des quartiers à cause des attentats, des policiers, des terroristes, de tout. Là, je me dis : c’est notre tour, il faut y aller. Mais je suis très désorienté.»

«Qui en Algérie ne ressent pas l’injustice et le ras-le-bol ? Qui ne veut pas en finir ? Mais Alger n’est pas la Kabylie. Là-bas, c’est très dur mais ils se connaissent tous, ils sont tous ensemble, avec une culture, des structures fortes qui ont résisté malgré la guerre. Nous ici, on a pour toute éducation politique les feuilletons égyptiens. Après des années d’intox, de bulletins du G.I.A. qui ressemblaient à de la science-fiction, on a de la bouillie dans la tête. Dans une grande ville, il peut se passer n’importe quelle provocation ou coup tordu.» (Libération, 31 mai 2001.)

«Ils ont de la chance. En Kabylie, ils ne sont jamais seuls. Ils ont toute leur culture, leurs structures. Nous, on vit au milieu des indics et des posters de Rambo.» (Libération, 1er juin 2001.)

Le coup d’arrêt donné par le pouvoir le 14 juin marquait la limite qui s’est depuis lors imposée au soulèvement. Les deux tentatives avortées de nouvelles marches sur Alger (le 5 juillet et le 8 août) montrèrent que l’occasion de lancer ainsi le signal d’un soulèvement général était bel et bien passée, pour une période au moins. Pour garder ses chances de s’étendre au reste de l’Algérie, le mouvement devait surtout reprendre l’initiative en Kabylie, et pour cela renforcer son autonomie : après le premier élan offensif, venait le moment de l’élaboration interne. Ayant changé tant de choses autour de lui, le mouvement des assemblées ne pouvait pas ne pas en être lui-même changé. Tout au long des mois de juillet et d’août, la nécessité s’impose aux assemblées de réfléchir à leur propre organisation, d’en préciser les buts et les moyens. La coordination des aarchs, daïras et communes de la wilaya de Tizi-Ouzou réaffirme, lors de ses «conclaves» d’Azeffoun (7 juillet) et d’Assi-Youssef (12-13 juillet), les principes démocratiques qui fondent l’organisation des coordinations : liberté des débats à la base, élection des délégués en assemblée générale des villages et des quartiers, autonomie d’organisation et d’action des coordinations communales composées de ces délégués, coordination de wilaya composée de deux délégués par coordination communale dûment mandatés, etc.; tout cela devant assurer, selon le «principe de l’horizontalité», le strict contrôle des décisions par la base des assemblées. À travers les débats et les conflits, toujours publics, qui se développent au cours de ces semaines, une ligne de partage se dessine entre ceux qui veulent aller à la négociation et transformer pour ce faire les coordinations en «interlocuteur responsable», et ceux qui défendent l’autonomie des assemblées, l’organisation «horizontale» et le refus de toute négociation. À Béjaïa, le conflit devient si aigu qu’il aboutit le 17 juillet à une scission entre le comité noyauté par les syndicalistes et les gauchistes (qui conserve le nom de «comité populaire») et une coordination intercommunale qui dénonce cette tentative de «caporalisation» du mouvement et l’abandon des objectifs initiaux. Cette coordination appelle avec succès à une grève générale et à une marche le 26 juillet; la rue tranche, et l’un des slogans de la manifestation est : «Traîtres dehors ! Syndicats dehors !» Quant à la coordination de la wilaya de Tizi-Ouzou, elle adopte à la mi-juillet un «code d’honneur» des délégués par lequel ceux-ci s’engagent, entre autres, «à ne mener aucune activité et action qui visent à nouer des liens directs ou indirects avec le pouvoir», «à ne pas utiliser le mouvement à des fins partisanes et ne pas l’entraîner dans des compétitions électoralistes ou dans des options de prise du pouvoir», «à ne pas accepter un poste politique quelconque dans les institutions du pouvoir», et «à ne pas donner au mouvement une dimension régionaliste sous quelque forme que ce soit» ; ce code d’honneur est complété le 27 juillet par un engagement «à démissionner publiquement du mouvement avant de briguer un quelconque mandat électoral».

Parmi les exemples d’énergie historique que nous a donnés le soulèvement algérien, aucun ne prouve mieux sa puissance que celui de ses dissensions, qui auraient suffi pour anéantir n’importe quelle organisation hiérarchisée ou mouvement de masse encadré, tandis qu’il parut toujours y puiser de nouvelles forces. Les ennemis des coordinations ne cessèrent d’annoncer leur dislocation prochaine sous l’effet des discussions et des divergences (le journal Liberté avait donné le ton dès le 10 mai en ironisant lourdement sur l’impréparation de la réunion de Béni Douala : «Ce conclave qui alimente les discussions dans toute la Kabylie et qui suscite les appréhensions voire les craintes des partis politiques de la région, et même des simples citoyens, sur ses motivations mais surtout sur les visées de ses initiateurs, a tout l’air de ne s’avérer qu’une montagne qui accoucherait d’une souris»). Et chaque fois les assemblées, discutant sans cesse leurs décisions et revenant sur ce qu’elles avaient déjà accompli, démentirent les espoirs des propriétaires de l’opposition et se dressèrent à nouveau devant le pouvoir algérien comme son seul véritable ennemi. À la fin du mois de juillet, l’idée ayant été lancée par la coordination de Béjaïa dès le 19, la coordination interwilayas proposa d’organiser le 20 août une marche à Ifri Ouzellaguen, où s’était tenu à la même date, en 1956, le congrès de la Soummam au cours duquel Abbane Ramdane, avant d’être assassiné, s’était opposé à la mainmise de «l’armée de l’extérieur» sur le F.L.N. Ce retour sur le passé n’était pas platement commémoratif; comme le résuma le 14 août lors d’un meeting à El-Kseur un délégué d’Akfadou (après avoir rappelé qu’avait été décidée à ce congrès la primauté du civil sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur) : «Nous sommes des civils, ils sont des militaires et nous sommes à l’intérieur, ils sont à l’extérieur.» Les slogans adoptés pour cette marche («1956-2001, le combat continue», «Restituer au peuple son histoire», «Pour la primauté du politique sur le militaire») prirent tout leur sens avec la décision d’«interdire aux officiels» la vallée de la Soummam. Car ceux-ci ne comptaient pas seulement y tenir l’habituelle célébration annuelle, qu’ils durent finalement organiser à l’autre bout du pays, à Mascara : des émissaires avaient commencé à sonder quelques délégués non identifiés de la coordination interwilayas, acquis à l’idée d’une négociation, pour préparer une éventuelle venue de Bouteflika, à qui aurait été remise la plate-forme d’El-Kseur. Cette manœuvre, immédiatement dénoncée par la majorité des délégués, eut un effet inverse de celui escompté et renforça la détermination à «interdire tout officiel en Kabylie». (Le ministre des Moudjahidin dut également renoncer à se rendre à Tizi-Ouzou ; quelques jours auparavant, le ministre de l’Intérieur Zerhouni, venu installer le nouveau wali — préfet —, avait été accueilli à coups de pierres : «Marches interdites à Alger : pas de ministres en Kabylie», disait une banderole.) La marche du 20 août, qui rassembla dans la vallée des foules venues de toute la Kabylie, fut donc une éclatante revanche sur la défaite essuyée à Alger. Mais s’étant ainsi montrés maîtres chez eux, ayant, cette fois, l’avantage de la défensive, les Kabyles se retrouvaient par la même occasion isolés chez eux, progressivement amenés à une sécession de fait qu’ils n’avaient pas voulue.

Pour l’heure, après le coup d’éclat du 20 août, ses ennemis divers se voyaient contraints d’admettre que le mouvement des assemblées en Kabylie n’était pas sur le déclin, mais au contraire se renforçait. Le pouvoir lui-même, malgré l’échec de ses toutes récentes manœuvres d’approche, fit savoir le 29 août par le truchement de l’agence de presse officielle A.P.S., citant une «source gouvernementale», que «le dialogue [était] possible», que «nul ne [contestait] les capacités des Algériens de le mener», et que «le mouvement des citoyens exprimé par les aarchs [pouvait] constituer un signe positif pour notre société». L’agence officielle explicitait les termes de l’ouverture ainsi faite en précisant : «Il est évident que les plates-formes publiées dans la presse peuvent constituer une base de discussion dans la mesure où elles ne se proposent pas de porter atteinte aux fondements de l’État, à la constitution et aux lois de la République.» (Ces restrictions visaient bien sûr principalement le quatrième point de la plate-forme d’El-Kseur, exigeant le départ immédiat des brigades de gendarmerie, et le onzième, concernant «la mise sous l’autorité effective des instances démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives de l’État ainsi que des corps de sécurité» ; l’abandon de ces points avait déjà fait l’objet des négociations occultes entamées précédemment avec certains délégués «dialoguistes».) Et le commentaire de l’A.P.S. en rajoutait pour finir dans les appels du pied aux modérés, qualifiant la réunion de la coordination interwilayas qui devait se tenir le lendemain à Tubirrett-Imceddalen de très importante, dans la mesure où elle «pourrait être l’illustration de la maturité du mouvement et celle de l’élite qui l’encadre», bref pourrait «s’inscrire dans une perspective constructive» en acceptant la négociation. La réponse à ces insistantes avances ne se fit pas attendre. Dès le lendemain, les coordinations de Tizi-Ouzou et de Béjaïa réaffirment leur rejet des tractations secrètes et de toute négociation visant à modérer les revendications de la plate-forme d’El-Kseur : «Tout ce qui sera entrepris se fera en public, et le chemin est balisé par la plate-forme d’El-Kseur, notre unique document de référence», déclarait un délégué de Tizi-Ouzou (Le Matin, 1er septembre 2001). Quant à la réunion de la coordination interwilayas des 30 et 31 août, où le pouvoir espérait voir apparaître une élite avec laquelle il pourrait «dialoguer», elle déclara à nouveau la plate-forme d’El-Kseur «scellée» et «non négociable». Il ne restait plus au pouvoir qu’à enregistrer cette fin de non-recevoir. C’est ce qu’il fit quelques jours plus tard, par la bouche d’un «haut responsable» anonymement cité par Le Quotidien d’Oran. Constatant que les aarchs «refusent tout ce qui vient du “pouvoir”» («Comment voulez-vous qu’on puisse dialoguer avec eux ?»), la source autorisée poursuivait : «Nous pouvons comprendre ainsi que les aarchs ne veulent pas de solution à cette crise. Ils pensent peut-être que, pour détruire ce système, il faut entretenir le pourrissement ; c’est d’ailleurs ce qui ressort de la plate-forme d’El-Kseur.» Ensuite venaient les menaces, avec la remarque cynique qu’entretenir le pourrissement ne peut nuire au gouvernement, «qui a des capacités de durer tout autant que le système en place» : ce n’est donc pas lui «qui en pâtit, c’est la population». Et la fin rappelait qu’un appel avait été «lancé à l’élite de la région à se mobiliser ainsi qu’à toutes les personnes qui ont une respectabilité, mais on remarque qu’il n’y a pas une volonté de présenter un programme mais de perturber». (Il est évidemment loisible à chacun de se livrer à toutes sortes de supputations quant aux éventuelles «luttes de clans» à l’intérieur du pouvoir que manifesteraient ces variations du discours officiel, ou officieux, sur le mouvement des assemblées : à la manière de la kremlinologie d’autrefois, c’est devenu une spécialisation professionnelle, dans l’information sur l’Algérie, que de fournir de telles reconstitutions, plus ou moins étayées, des menées et intrigues qui divisent le «pouvoir occulte». Mais désormais ces luttes internes sont secondaires, car le rapport de forces principal, qui détermine tout le reste, est celui qui oppose le mouvement d’auto-organisation du soulèvement à l’ensemble de ses ennemis.)

Parallèlement aux efforts pour circonvenir le mouvement des assemblées, et puisqu’il s’avérait qu’il n’était décidément pas «mûr» pour la négociation, on a vu se développer la tentative de le liquider en en créant de toutes pièces un autre, qui serait, et pour cause, plus «représentatif», plus «légitime» et plus «constructif». Ainsi, à Tizi-Ouzou même, le 27 août — alors que précisément la veille les délégués «radicaux» de la coordination, qui (selon El Watan du 28 août) déclaraient «la rue parlera encore jusqu’à la satisfaction de la plate-forme d’El-Kseur» et dénonçaient «ceux qui ne veulent plus parler d’émeutes et tendent la main au pouvoir», avaient joint le geste à la parole et une nouvelle fois attaqué, avec «des émeutiers de la ville», la gendarmerie, un «Conseil communal» publiait un communiqué affirmant notamment que «l’amateurisme politique des uns et les mauvais calculs politiciens des autres continuent à parasiter bruyamment le débat public, tout en empêchant les honnêtes citoyens, soucieux de l’avenir de leurs enfants, de faire entendre leur voix» (Liberté, 28 août 2001). Quelques jours plus tard, il précisait encore un peu mieux à quoi et surtout qui il servait, en reprochant à la coordination «l’exclusion de toutes les personnalités scientifiques et politiques de la commune susceptibles de donner sens et consistance au mouvement» (La Tribune, 4 septembre 2001).

Un peu partout apparaissent au même moment des «comités» et des «coordinations» ad hoc, dont l’activité se borne le plus souvent à attaquer dans des communiqués de presse la tendance radicale des coordinations. À Akbou par exemple, un «comité de citoyens» prône «l’apaisement et la préservation de la jeunesse de la spirale de la violence», et rappelle les revendications du mouvement en omettant «le point relatif aux brigades de la gendarmerie nationale» (La Tribune, 8 septembre 2001). Quant au «comité populaire» de Béjaïa, confirmant sa vocation récupératrice, il annonce la préparation d’une rencontre nationale contre la hogra et la répression, organisée avec le R.A.J. («Rassemblement-Action-Jeunesse», proche du F.F.S.) : «Cette initiative se veut une opportunité pour asseoir l’organisation nationale du mouvement populaire et l’encadrement de ces actions pour davantage d’efficacité.» (La Tribune, 9 septembre 2001.) Toutes ces manœuvres et impostures sont dénoncées par la coordination interwilayas, dont les délégués, lors d’un meeting à Akbou, relèvent que ces «comités parallèles […] entretiennent des contacts avec le pouvoir en prétendant être les interlocuteurs de ce dernier». Mais, comme il arrive souvent, c’est encore à un ennemi qu’il revenait de dire le plus clairement de quoi il retournait. Revenant pour s’en justifier, sans pour autant la démentir, sur la formule qui lui avait été prêtée («ce mouvement doit mourir avant septembre»), ainsi que sur l’imputation faite au F.F.S. de chercher à venir à bout du mouvement des assemblées en le minant de l’intérieur, le premier secrétaire de ce parti, Ali Kerboua, mangeait le morceau dans son style incomparablement ligneux :
«1. - Le F.F.S. a été le premier parti à s’inscrire totalement dans la dynamique nationale citoyenne à travers l’organisation des marches historiques du 3 et du 31 mai. 2. - Le F.F.S. a toujours pris soin de distinguer cette dissidence nationale citoyenne des formes de structures qui s’y sont greffées artificiellement et dans lesquelles certains groupes et autres individus tentent de se refaire une virginité en cherchant, en vain, faut-il le souligner, à dévoyer cette dynamique et à l’instrumentaliser à des fins de repositionnement clanique. 3. - Le F.F.S. a effectivement instruit ses militants pour consolider ce mouvement pacifique porteur d’espoirs de changement démocratique pour l’ensemble des Algériennes et des Algériens. Aussi, les militants du F.F.S. restent déterminés à agir contre toutes les formes de dérive qui mèneraient le mouvement vers l’impasse et la ghettoïsation dans le but d’imposer des projets dangereux. Des projets qui, en définitive, font le jeu des clans au pouvoir opposés à toute issue politique et démocratique à la crise.» (Liberté, 2 septembre 2001).

Le plus «dangereux» projet des assemblées, qui les amène à concevoir tous les autres, c’est celui de leur propre souveraineté. La volonté d’étroitement contrôler toute délégation de pouvoir les a déjà menées loin, mais elle peut les mener plus loin encore : ayant remis en vigueur les assemblées villageoises à seule fin de s’unir contre la répression, les insurgés découvrent de quelles autres fins elles peuvent être l’instrument.

Le grand art de ces retours au passé qu’effectuent les révolutions quand elles ressuscitent des formes anciennes de communauté, c’est de retrouver plus que ce qui a été perdu. La principale malédiction qui frappait la démocratie villageoise, c’était évidemment son isolement, qui lui interdisait toute initiative historique. Et c’est justement ce qui disparaît au milieu de la commotion générale de la société algérienne.




Voir aussi,
Apologie pour l’insurrection algérienne (2001)
    Première partie
    Seconde partie
Le grand camouflage
(2002)

Entretien sur la situation en Algérie (2002)
    Première partie
    Seconde partie
Lettre à Mohand Chelli (2003)
La Kabylie, six ans après (2007)

Publié dans Histoire

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