Ce que contient le dossier d'instruction de l'affaire Tarnac

Publié le par la Rédaction


L’ensemble atteint déjà la hauteur de sept à huit Bottin. Le dossier de l’affaire Tarnac, que Le Monde a pu consulter, près de mille pièces et procès-verbaux numérotés, peut être scindé en deux. D’un côté, sept mois de filatures, d’écoutes, dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte le 16 avril 2008 ; de l’autre, quatre mois d’instruction, toujours en cours depuis la mise en examen, le 15 novembre 2008, de neuf personnes accusées de terrorisme et pour certaines, de sabotage contre des lignes SNCF en octobre et en novembre 2008.

Bertrand Deveaux, 22 ans, Elsa Hauck, 24 ans, Aria Thomas, 27 ans,
Mathieu Burnel, 27 ans, puis Gabrielle Hallez, 30 ans, Manon Glibert, 25 ans, Benjamin Rosoux, 30 ans, et Yildune Lévy, 25 ans, ont tous, depuis, recouvré la liberté sous contrôle judiciaire. Seul, Julien Coupat, 34 ans, considéré comme le chef, reste incarcéré.

Le dossier a beau être dense, il ne contient ni preuves matérielles ni
aveux, et un seul témoignage à charge, sous X, recueilli le 14 novembre. Les rares confidences lâchées lors des gardes à vue ont été corrigées depuis. «Ils [les policiers] ont tout fait pour me faire dire que Julien Coupat était un être abject, manipulateur», affirme le 22 janvier Aria Thomas à Yves Jannier, l’un des trois juges instructeurs du pôle antiterroriste. «Pour que les choses soient claires, poursuit-elle, je n’ai jamais pensé, ni cru ou eu le sentiment que Benjamin Rosoux ou Julien Coupat soient prêts à commettre des actes de violence.» Suit cet échange, le 13 février, entre le juge Thierry Fragnoli et Julien Coupat, dépeint par le témoin sous X comme un «gourou quasi sectaire», enclin à la violence politique.

«Une espèce de Charles Manson de la politique»

— Le juge : «Pensez-vous que le combat politique puisse parfois avoir une valeur supérieure à la vie humaine et justifier l’atteinte de celle-ci ?» — Julien Coupat : «Ça fait partie (…) du caractère délirant de la déposition du témoin 42 [sous X] tendant à me faire passer pour une espèce de Charles Manson de la politique (…) Je pense que c’est une erreur métaphysique de croire qu’une justification puisse avoir le même poids qu’une vie d’homme.» Il arrive parfois que le juge tâte le terrain à ses dépens. — «J’imagine que votre ami Coupat et vous-même, de par vos formations et vos goûts, vous vous intéressez à l’histoire (…) des grands mouvements révolutionnaires. Est-ce le cas ?», demande-t-il le 8 janvier à Yildune Lévy, la compagne de Julien Coupat. — «Pour ce qui me concerne, je m’intéresse plus à la préhistoire», rétorque l’étudiante en archéologie.



Séparément, le couple Lévy-Coupat livre une même version pour justifier,
au terme de multiples détours, leur présence, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, à proximité d’une des lignes SNCF endommagées. Elle : «On a fait l’amour dans la voiture comme plein de jeunes.» Lui : «On s’est enfoncés dans la campagne pour voir si nous étions suivis et nous n’avons eu aucun répit, puisque, où que nous allions, 30 secondes après s’être arrêtés, même dans les endroits les plus reculés, il y avait des voitures qui surgissaient.»

Tous deux s’accordent sur leur voyage de «tourisme», en janvier 2008, et le franchissement clandestin de la frontière des États-Unis depuis le Canada. Cette information, transmise par les Américains, motivera l’ouverture de l’enquête préliminaire. «Pour moi, refuser de se soumettre volontairement au fichage biométrique est un principe éthique», justifie Julien Coupat.

Les neuf reconnaissent leur engagement militant et leur présence lors de manifestations qui ont pu donner lieu à des affrontements, tel le contre sommet de l’immigration à Vichy en novembre 2008. Mais ils récusent l’étiquette de «structure clandestine anarcho-autonome entretenant des relations conspiratives avec des militants de la même idéologie implantés à l’étranger» que leur attribue la Sous-direction à la lutte antiterroriste (SDAT), sur la «base des informations communiquées par la Direction centrale du renseignement intérieur», non jointes. Les sabotages ont été revendiqués le 9 novembre 2008 à Berlin. — «Si ce sont des Allemands qui revendiquent, ça semble être une explication», relève Yildune Lévy.

La police a déployé d’importants moyens comme en témoignent les très
nombreuses écoutes téléphoniques et interceptions de courriers électroniques des mis en examen et parfois de leurs parents, bien avant les interpellations. Une enveloppe à bulle contenant une clé, envoyée par Julien Coupat depuis la Grèce en septembre 2008, au domicile de son père à Rueil-Malmaison, est ainsi ouverte avant d’être distribuée. Des caméras de surveillance ont été posées autour de la ferme du Goutailloux à Tarnac (Corrèze) — considérée comme la base du groupe — et au domicile parisien de Yildune Levy et Julien Coupat.

La surveillance du groupe ne date pas d’hier


Les filatures s’enchaînent, minutieuses mais peu démonstratives. Au fil
 des pages, on découvre les «albums photos» de tous ceux qui ont fréquenté les lieux. Les manifestations de soutien recensées à l’étranger sont maigres : un engin incendiaire devant la porte de l’AFP à Athènes, des boules de Noël contre le Consulat français à Hambourg.

L’interpellation des neuf, le 11 novembre 2008, trois jours après le sabotage constaté sur plusieurs lignes TGV, donne lieu à de nouvelles investigations : brosses à dents, rasoirs, sacs de couchage, manteaux, bouteilles, mégots sont examinés au plus près pour récupérer les ADN. Un sac poubelle noir contenant deux gilets pare-balles coincés dans une cheminée au Goutailloux est trouvé. «Je n’ai jamais vu ce sac auparavant», dira Benjamin Rosoux au juge. Les expertises des gendarmes sur les crochets métalliques fixés aux caténaires n’ont rien donné, pas plus que l’étude des lieux. Un responsable de la maintenance SNCF précise que le dispositif malveillant «ne peut en aucun cas provoquer un accident entraînant des dommages corporels».

La surveillance du groupe ne date pourtant pas d’hier comme l’atteste,
en 2005, l’enquête pour blanchiment versée à l’instruction. Elle fait suite au signalement opéré par Tracfin dès l’achat du Goutailloux. «Julien Coupat et Benjamin Rosoux seraient membres de mouvances anarcho-libertaires et auraient participé, à ce titre, à de nombreuses actions contestataires», justifie la cellule antiblanchiment de Bercy. La police financière note que Julien Coupat fait l’objet d’une fiche RG créée le 26 décembre 2002 [date qui correspond à l’occupation de Nanterre par des étudiants], modifiée le 28 octobre 2005 pour «mise sous surveillance». Même chose pour Gabrielle Hallez et Benjamin Rosoux. Jusqu’ici, aucun n’a fait l’objet d’une condamnation.

Les enquêteurs ont saisi et décortiqué les lectures du groupe. Le livre
l’Insurrection qui vient, attribué à Julien Coupat, — ce qu’il nie —, figure dans le dossier. Il voisine avec un document Internet, traduit de l’allemand sur des produits AEG «sans sueur, sans sciage, le crochet en forme de griffe pour les bricoleurs».

Conscients que les résultats des commissions rogatoires internationales
lancées par les juges vont prendre du temps, les avocats, Irène Terrel, défenseure de quatre des mis en examen et William Bourdon, conseil de Yildune Lévy, s’apprêtaient, mercredi 25 mars, à adresser un courrier au juge Thierry Fragnoli lui demandant de se déclarer incompétent et de se dessaisir du dossier. Un dossier qu’ils ont l’intention, avec leurs confrères Dominique Vallés et Philippe Lescène, de commenter, le 2 avril, devant la presse dans les locaux de la Ligue des droits de l’Homme.

Isabelle Mandraud - Le Monde, 25 mars 2009.


Manifestation de soutien aux mis en examen
dans l’affaire Tarnac, le 31 janvier 2009 à Paris


Des neuf interpellés pour terrorisme, un seul est toujours incarcéré

Interpellés le 11 novembre 2008, les «neuf de Tarnac» sont mis en examen quatre jours plus tard, au terme dune garde à vue de 96 heures placée sous le régime de lantiterrorisme. Tous, Julien Coupat, Yildune Levy, Gabrielle Hallez, Benjamin Rosoux, Manon Glibert, Aria Thomas, Mathieu Burnel, Elsa Hauck et Bertrand Deveaux, doivent répondre de «présomptions graves» pour «participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation dun acte de terrorisme». Les cinq premiers sont aussi mis en examen pour «destruction, dégradation de biens en réunion avec une entreprise terroriste». Un seul, Julien Coupat, hérite de lincrimination de «direction ou organisation dun groupement formé en vue de la préparation dune action de terrorisme». Enfin, Julien Coupat, Yildune Lévy, Benjamin Rosoux, Mathieu Burnel et Elsa Hauck sont poursuivis pour «refus de se soumettre à un prélèvement biologique en relation à titre connexe avec une entreprise terroriste».

Le 15 novembre 2008, les neuf sont présentés au juge, de 14 heures à 21h07. Lors de cette première comparution rapportée sur procès-verbal, Bertrand Deveaux «conteste l
accusation de groupement organisé en vue de préparer des actes terroristes». Elsa Hauck sétonne dune «qualification complètement disproportionnée» et ne se sent «pas du tout» concernée. Vient le tour de Julien Coupat. «Les faits qui me sont reprochés sont deux dégradations qui nont pas porté atteinte à la vie humaine et qui ne méritent pas la qualification de terrorisme. Vous voyez bien que le silence est la seule façon dêtre cohérent avec ce type de procédure (…) Lantiterrorisme est la forme moderne du procès en sorcellerie.» Le suspect ajoute : «Toutes les auditions ont visé très manifestement à créditer la thèse selon laquelle je serais le chef, le gourou dune soi-disant organisation anarcho-autonome. Il faudra mexpliquer le paradoxe : je serais le chef, cest-à-dire celui qui nie lautonomie dun groupe de gens réputés autonomes.»

D
autres témoignent de leur fatigue après leur garde à vue. «Ils (les policiers) nont même voulu me donner une brosse à dents alors que javais mal aux gencives», se plaint Manon Glibert. «Jai eu le sentiment que le chef dinculpation était très large au début, comme sil sagissait de construire un dossier», souligne Benjamin Rosoux. Yildune Lévy se dit «militante politique : je participe à des manifestations, des rassemblements, par exemple pour le droit des étrangers ou le droit des libertés individuelles, mais, ajoute-t-elle, je ne comprends pas les faits qui me sont reprochés». Le dernier, Mathieu Burnel, se tait.

Quatre d
entre eux repartent libres sous contrôle judiciaire, cinq sont écroués. Le 2 décembre, Gabrielle Hallez, Benjamin Rosoux et Manon Glibert sortent de prison, sous contrôle judiciaire, puis, le 16 janvier 2009, Yildune Lévy les suit. Seul Julien Coupat reste incarcéré, malgré une décision favorable à sa libération prise le 19 décembre par un juge des libertés et de la détention, rejetée après lopposition du parquet.

Le 21 janvier, Gabrielle Hallez publie une tribune dans Le Monde où elle dénonce les «fantasmes du pouvoir». Le 28 janvier, le juge d
instruction, Thierry Fragnoli, défend dans ces mêmes colonnes limpartialité de sa fonction. Avec léchec de la troisième demande de remise en liberté de Julien Coupat, les huit autres co-mis en examen signent une nouvelle tribune le 17 mars dans Le Monde dans laquelle ils annoncent une grève des auditions : «Face à un pouvoir toujours plus absurde, nous ne dirons plus rien». Ce texte a été versé au dossier dinstruction.


En 2005, une enquête pour blanchiment est ordonnée : classée sans suite

Le brigadier Lilian L., de lOffice central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), na pas ménagé sa peine. Durant huit mois, du 12 décembre 2005 au 16 octobre 2006, ce policier a enquêté sur lacquisition, en 2005, à Tarnac (Corrèze) de la ferme du Goutailloux pour 210.000 euros par un groupe de jeunes soupçonnés de «blanchiment dactivités criminelles et frauduleuses» après le signalement de Tracfin, la cellule antiblanchiment de Bercy. Il sattelle au travail et rédige 30 procès-verbaux, aujourd'hui versés au dossier de linstruction sur les neuf mis en examen pour participation à une entreprise terroriste.

Le brigadier épluche les comptes bancaires de plusieurs des acquéreurs de la ferme, dont Julien Coupat, Gabrielle Hallez et Benjamin Rosoux, et de leurs parents parfois. Il consulte les registres pour l
association Les Gouttes du soleil, constituée par le groupe, retrouve les fiches des Renseignements généraux du trio Coupat-Hallez-Rosoux. Il se déplace même à Tarnac. «La toiture en ardoise semble être récente, observe-t-il. Louverture de la porte et le nombre peu important de fenêtres, de même que leur taille, laisse à penser que le bâtiment est utilisé comme étable (…) On distingue trois caravanes de petite taille placées à larrière des bâtiments.» Il pénètre à lintérieur, le 16 février 2006. «Décidons de prendre contact sous un motif futile. Constatons que la partie habitable est sommairement meublée (…) Lintérieur semble assez mal chauffé.»

Au terme de toutes ses investigations, Lilian L. est formel : certes, il relève «l
absence dactivité en rapport avec lélevage de vaches rustiques ou dactivité écologique alternative», comme cela avait été annoncé, mais enfin, une enquête de voisinage na pas permis «détablir de mouvements ou dactivités suspectes». «Lensemble des éléments recueillis lors de lenquête, écrit-il, na pas permis de déterminer lorigine illégale des fonds ayant servi à lachat du domaine agricole le Goutailloux.» Les acquéreurs sont «pour la plupart des jeunes personnes sans ressources régulières. Cependant, limportante surface financière de leurs parents semble leur permettre de réaliser leur projet.» Conclusion du policier : «En aucun cas, il na pu être démontré le blanchiment dactivités criminelles ou délictueuses.» Laffaire a été classée sans suite.


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