«Liquider enfin une bonne fois pour toutes...»

Publié le par la Rédaction



«Et le mois de mai ne reviendra jamais, d’aujourd’hui à la fin du monde du spectacle, sans qu’on se souvienne de nous.»
Guy Debord, La Société du spectacle.



«Sire, je ne saurais vous rendre un compte exact de ce mois passé à Paris, car ce fut un mois de griserie pour l’âme. Non seulement j’étais comme grisé, mais tous l’étaient : les uns de peur folle, les autres de folle extase, d’espoirs insensés. Je me levais à cinq ou à quatre heures du matin, je me couchais à deux heures ; restant sur pieds toute la journée, allant à toutes les assemblées, réunions, clubs, cortèges, promenades ou démonstrations ; en un mot, j’aspirais par tous mes sens et par tous mes pores l’ivresse de l’atmosphère révolutionnaire. C’était une fête sans commencement ni fin ; je voyais tout le monde et je ne voyais personne, car chaque individu se perdait dans la même foule innombrable et errante ; je parlais à tout le monde sans me rappeler ni mes paroles, ni celles des autres, car l’attention était absorbée à chaque pas par des événements et des objets nouveaux, par des nouvelles inattendues.»
Bakounine, Confession.

«Dès le 25 février, mille systèmes étranges sortirent impétueusement de l’esprit des novateurs et se répandirent dans l’esprit troublé de la foule… Il semblait que, du choc de la révolution, la société elle-même eût été réduite en poussière et qu’on eût mis au concours la forme nouvelle qu’il fallait donner à l’édifice qu’on allait élever à sa place ; chacun proposait son plan ; celui-ci le produisait dans les journaux ; celui-là dans des placards, qui couvrirent bientôt les murs ; cet autre, en plein vent, par la parole. L’un prétendait détruire l’inégalité des fortunes, l’autre l’inégalité des lumières, le troisième entreprenait de niveler la plus ancienne des inégalités, celle de l’homme et de la femme ; on indiquait des spécifiques contre la pauvreté et des remèdes à ce mal du travail qui tourmente l’humanité depuis qu’elle existe.»
Tocqueville, Souvenirs.


«Le mouvement des occupations, c’était le retour soudain du prolétariat comme classe historique, élargi à une majorité des salariés de la société moderne, et tendant toujours à l’abolition effective des classes et du salariat. Ce mouvement était la redécouverte de l’histoire, à la fois collective et individuelle, le sens de l’intervention possible sur l’histoire et le sens de l’événement irréversible, avec le sentiment du fait que “rien ne serait plus comme avant” ; et les gens regardaient avec amusement l’existence étrange qu’ils avaient menée huit jours plus tôt, leur survie dépassée. Il était la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble de l’organisation ancienne de la vie réelle, la passion de la généralisation, de l’unification. Dans un tel processus, la propriété était niée, chacun se voyant partout chez soi. Le désir reconnu du dialogue, de la parole intégralement libre, le goût de la communauté véritable, avaient trouvé leur terrain dans les bâtiments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune : les téléphones, qui figuraient parmi les très rares moyens techniques encore en fonctionnement, et l’errance de tant d’émissaires et de voyageurs, à Paris et dans tout le pays, entre les locaux occupés, les usines et les assemblées, portaient cet usage réel de la communication. Le mouvement des occupations était évidemment le refus du travail aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps. Il était aussi bien le refus de toute autorité, de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique ; le refus de l’État et, donc, des partis et des syndicats aussi bien que des sociologues et des professeurs, de la morale répressive et de la médecine. Tous ceux que le mouvement, dans un enchaînement foudroyant — “Vite”, disait seulement celui des slogans écrits sur les murs qui fut peut-être le plus beau — avait réveillés, méprisaient radicalement leurs anciennes conditions d’existence, et donc ceux qui avaient travaillé à les y maintenir, des vedettes de la télévision aux urbanistes. Aussi bien que les illusions staliniennes de beaucoup se déchiraient, sous leurs formes diversement édulcorées, depuis Castro jusqu’à Sartre, tous les mensonges rivaux et solidaires d’une époque tombaient en ruines. La solidarité internationale reparut spontanément, les travailleurs étrangers se jetant en nombre dans la lutte, et quantité de révolutionnaires d’Europe accourant en France. L’importance de la participation des femmes à toutes les formes de lutte est un signe essentiel de sa profondeur révolutionnaire. La libération des mœurs fit un grand pas. Le mouvement était également la critique, encore partiellement illusoire, de la marchandise (sous son inepte travestissement sociologique de “société de consommation”), et déjà un refus de l’art qui ne se connaissait pas encore comme sa négation historique (sous la pauvre formule abstraite “d’imagination au pouvoir”, qui ne savait pas les moyens de mettre en pratique ce pouvoir, de tout réinventer ; et qui, manquant de pouvoir, manqua d’imagination). La haine partout affirmée des récupérateurs n’atteignait pas encore au savoir théorico-pratique des manières de les éliminer : néo-artistes et néo-directeurs politiques, néo-spectateurs du mouvement même qui les démentait. Si la critique en actes du spectacle de la non-vie n’était pas encore leur dépassement révolutionnaire, c’est que la tendance “spontanément conseilliste” du soulèvement de mai a été en avance sur presque tous les moyens concrets, parmi lesquels sa conscience théorique et organisationnelle, qui lui permettront de se traduire en pouvoir, en étant le seul pouvoir.»


«La plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de l’histoire ; les occupations révolutionnaires et les ébauches de démocratie directe ; l’effacement de plus en plus complet du pouvoir étatique pendant près de deux semaines ; la vérification de toute la théorie révolutionnaire de notre temps, et même çà et là le début de sa réalisation partielle ; la plus importante expérience du mouvement prolétarien moderne qui est en voie de se constituer dans tous les pays sous sa forme achevée, et le modèle qu’il a désormais à dépasser — voilà ce que fut essentiellement le mouvement français de mai 1968, voilà déjà sa victoire.»
Le commencement d’une époque, IS12, septembre 1969.


«“Il serait évidemment fort commode de faire l’histoire si l’on ne devait engager la lutte qu’avec des chances infailliblement favorables.” Pour détruire complètement cette société, il faut évidemment être prêts à lancer contre elle, dix fois de suite ou davantage, des assauts d’une importance comparable à celui de mai 1968 ; et tenir pour des inconvénients inévitables un certain nombre de défaites et de guerres civiles. Les buts qui comptent dans l’histoire universelle doivent être affirmés avec énergie et volonté.»


Dossier Mai 68

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