Ouah ! Ouah !

Publié le par la Rédaction

À Dole dans le Jura comme à Dijon ou à Lausanne, pour ne prendre que trois exemples, la presse bourgeoise aboie à qui mieux-mieux — en chienne de garde de tous les pouvoirs. C’est pas nouveau ; le texte repris ici rappelle que déjà, sous la Commune… Mais aujourd’hui la question ne se pose plus : à Hambourg par exemple, le véhicule personnel du rédacteur-chef du torchon Bild vient de crâmer cette semaine. Signe que le temps n’est plus très loin, quand les prolos finiront le travail : «Plumitifs ! Souvenez-vous de Jacques Tillier !»



En 1871, les communards lançaient un «débat citoyen»…

Faut-il interdire la presse bourgeoise ?

18 mars 1871 : lorsque la nouvelle de l’insurrection parisienne parvient aux oreilles du directeur du Figaro, Henri Cartier de Villemessant, cet inspirateur de Nicolas Baverez manque de s’étrangler. Comment ? «Cette tourbe de ribauds, d’athées, de brouillons, d’énergumènes et de niais menée à l’assaut par la lie de la basse littérature, de l’avocasserie infime et du journalisme de cabaret» [
Extrait du Figaro, cité dans Le Roman du Figaro] ose se révolter ? Les rédactions républicaines font écho, comme celle du Siècle, épouvantée par la «lie de repris de justice et de criminels» [Cité dans Claude Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou, Histoire générale de la presse française, tome II : «De 1815 à 1871», PUF, 1969] : la jeune République, proclamée le 4 septembre précédent sur les cendres de l’empire de Napoléon III, doit être protégée à tout prix. Déjà humiliée à Sedan par le Prussien moustachu Bismarck, la France ne peut se livrer aux gueux de la Garde nationale flanqués d’une populace avinée ! La République, la vraie — bourgeoise et catholique — siège à Versailles. Son gouvernement, dirigé par Thiers, et son Assemblée nationale brûlent de lancer l’armée contre les «rouges».
    Pendant ce temps, à Paris, les ancêtres du Plan B jusqu’alors interdits reparaissent. Au Cri du peuple de Jules Vallès se joignent les voix de nouvelles feuilles baptisées La Commune, La Sociale, La Nation souveraine… Mais, en face, les râles de la presse contre les «braillards de la rue» (Le Figaro) s’amplifient. Et chauffent les oreilles du comité central de la Garde nationale, qui s’en émeut : «On se demande comment il peut se trouver une presse assez injuste pour déverser la calomnie, l’injure et l’outrage sur ces citoyens», s’interroge-t-il dans le Journal officiel. «Les travailleurs, ceux qui produisent tout et ne jouissent de rien, […] devront-ils donc sans cesse être en butte à l’outrage ? Ne leur sera-t-il jamais permis de travailler à leur émancipation sans soulever contre eux un concert de malédictions ?» [Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, La Découverte, 2000 (1876), p. 136-137]

«À bas Le Figaro ! À bas les mouchards !»
De son côté, le peuple de Paris abhorre la presse qui ment. «Ainsi, pendant le siège, écrit le directeur du Figaro dans ses Mémoires, un soir que nous étions réunis comme d’habitude à la rédaction, nous entendîmes un grand bruit dans la rue. C’étaient des gardes nationaux […] qui allaient manifester chez M. Thiers. […] Comme leur cri de ralliement a toujours été et sera toujours, je l’espère : “À bas Le Figaro !”, les citoyens ne manquèrent pas de le hurler en arrivant devant le journal. Tous ces gens ivres morts étaient armés jusqu’aux dents ; et d’instinct, sentant que nous ne pouvions pas être nombreux, se préparaient à la lutte. J’avoue, franchement, que la foule m’a toujours paru redoutable ; […] Au moment où nous sortions, un des gardes nationaux, des plus excités, d'horrible aspect, se mit à hurler d’une voix enrouée : “À bas Le Figaro ! À bas les mouchards !”» [
Cité dans Madeleine Roget-Moulieras, H. Cartier de Villemessant, 1854. Naissance d’un journal. Le Figaro, éditions de l’Officine, 2003, p. 359-362]
   
Dès le 19 mars, les insurgés envahissent les locaux du Figaro et du Gaulois. Mais le comité central de la Garde nationale, encore timide, réaffirme naïvement la liberté de la presse en «espérant que les journaux se fer[o]nt un devoir de respecter la République, la vérité, la justice» [
Cité dans Prosper-Olivier Lissagaray, op. cit., p. 138]. Autant apprendre les textes de Nana Mouskouri à un âne chauve. Lorsque le comité central annonce des élections pour le 22 mars, vingt-huit journaux (dont Le Constitutionnel, Le Moniteur universel, le Figaro, La Presse, Le Gaulois, La Vérité) crient à la dictature. Parmi les anticommunards venus crier «Vive l’ordre !» sur la place Vendôme le 22 mars, on compte de nombreux journalistes…
    La remise des loyers, la reprise par des coopératives ouvrières des ateliers abandonnés, une démocratie directe associée à un programme socialiste et fédéraliste, tout cela horrifie la presse bourgeoise. Laquelle sait aussi que le maintien de la Commune ne tient qu’à un fil : face aux 130.000 Versaillais bavant sur leurs fusils aux portes de la capitale, les 20.000 Parisiens en état de combattre ne peuvent tenir longtemps. De surcroît, les «communes» proclamées à Marseille, Lyon, Saint-Étienne, au Creusot, à Narbonne ou encore à Toulouse se montrent trop fragiles pour perturber durablement les dîners mondains.
    Progressivement, les communards cessent de tolérer que des journaux suspendus par le Comité de sûreté générale mais publiés impunément de Versailles fassent pleuvoir sur leurs casquettes la grêle quotidienne du mensonge. Le 18 avril, le ton monte : «Le citoyen Rigault donne lecture de quelques passages du Bien public et de La Cloche et demande si, dans les circonstances présentes, on peut laisser paraître des feuilles qui appellent les troupes de Versailles “nos soldats”.» [
Procès-verbaux de la Commune de 1871, édition critique par G. Bourgin et G. Henriot, 2 tomes, éd. Ressouvenances, 2002] Vallès s’y oppose et réclame «qu’on supprime tous les journaux, mais qu’on ne frappe pas quelques journaux particuliers». Il n’est pas suivi sur ce point. Un mois plus tard, après l’interdiction de plus d'une vingtaine de titres, le Comité de salut public prohibe la parution de tout «nouveau journal ou écrit périodique politique» jusqu’à la fin de la guerre. «Ce décret, ironise le citoyen Rastoul, me paraît vouloir établir l’infaillibilité de la Commune, puisqu’il a la prétention de ne laisser parler que les journaux qui lui plaisent.»

L’armée fusille, la presse mitraille
Les Versaillais disposent cependant d’un instrument encore plus meurtrier que leur presse. Le 21 mai, l’armée entre dans Paris. Jules Vallès, qui comptait «sauver» l’homme grâce à un nouveau «journalisme révolutionnaire» (Le Cri du peuple, 26.2.1871), découvre de nouvelles priorités rédactionnelles : «Il ne faut pas peser les gouttes d’encre quand il coule des flots de sang, et ce n’est pas avec une plume mais avec une baïonnette que doit être écrite cette histoire admirable de Paris debout et victorieux» (Le Cri du peuple, 18.4.1871). La Semaine sanglante se solde par 1.200 morts côté versaillais et… 30.000 à 35.000 côté parisien. «Pendant que les soldats fusillaient, la presse conservatrice leur signalait les victimes», relève Camille Pelletan [Camille Pelletan, La Semaine de mai, Paris, 1880]. Le Moniteur universel se réjouit du massacre des «plus épouvantables monstres qui se soient vus dans l’histoire de l’humanité». Le Figaro s’inquiète : «Nos soldats ont simplifié la besogne des cours martiales de Versailles en fusillant sur place ; mais il ne faut pas se dissimuler que beaucoup de coupables ont échappé au châtiment…» (8 juin) Qu’il se rassure. Grâce aux centaines de milliers de dénonciations dont, bien avant Outreau, la presse s’est fait une spécialité, plus de 13.400 personnes sont condamnées, dont 29 exécutées et 400 déportées en Nouvelle-Calédonie. La liberté de la presse marque ainsi son retour.
    Jules Vallès se réfugie en Angleterre. Revenu en France en 1883, il accepte d’écrire dans le nouveau quotidien bourgeois Le Matin. Mais à une condition : signaler dès le premier numéro qu’il n’a rien oublié et rien renié. «Chez vous, c’est aux bourgeois que je parlerai, écrit-il. Je n’espère point les convertir, mais je les aurai avertis. Devant le mur, aux heures tragiques, ils n’auront rien à réclamer. Merci de m’avoir offert votre fenêtre pour les haranguer, avant de tirer dessus, s’ils nous y forcent» (25.2.1884). Des accents sardoniques qui font parfois défaut à Bové, Buffet ou Besancenot quand ils paraissent aux fenêtres de la presse bourgeoise.

Le Plan B no 4, octobre-novembre 2006

Publié dans La police travaille

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