Lire I.C.O.

Publié le par la Rédaction


«(…)
Un groupe comme I.C.O., au contraire, en s’interdisant toute organisation et une théorie cohérente, est condamné à l’inexistence.»


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I.C.O. no 56, janvier 1967.

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Lettre de l’Internationale situationniste à I.C.O.

Paris, le 17 janvier 1967

Camarades,

Nous croyons utile de préciser quelques points à propos de la critique du numéro 56 d’I.C.O. sur la brochure De la misère en milieu étudiant…

Vous devez savoir que nous approuvons fondamentalement cette position d’I.C.O. qu’est le refus de toute organisation à prétention dirigeante par rapport au projet révolutionnaire. Mais nous ne croyons pas qu’une telle volonté d’«inexistence» puisse s’étendre jusqu’au refus d’une théorie précise, et des efforts organisés pour la soutenir. Nous ne croyons pas que le projet révolutionnaire puisse être entièrement suspendu aux moments d’apparition d’une spontanéité sans mémoire et sans langage.

Quoique la brochure en question ait été publiée, aux frais de l’U.N.E.F., par des étudiants devenus antisyndicalistes, plusieurs des rédacteurs de cette brochure ne sont pas et n’ont jamais été des étudiants.

Contrairement à votre camarade, qui fait état de nos envois à des «intellectuels de gauche» — dont évidemment nous n’attendons rien —, nous estimons que communiquer aussi ouvertement que possible à des gens que nous insultons les textes qui les mettent en cause est une pratique de base découlant directement de toutes nos exigences communes.

Enfin, il est tout à fait inexact de dire que «tout ce qui est proposé en fin de compte» pour dépasser le système universitaire c’est de ramasser des bourses d’études. Il nous paraît qu’il éclate aux yeux de tout lecteur que tout ce qui est proposé en fin de compte comme seul dépassement du système, c’est «le pouvoir absolu des Conseils ouvriers».

Fraternellement,

Pour l’I.S., Debord, Khayati, Nicholson-Smith, Viénet


I.C.O. no 57, février 1967.


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Lettre de l’I.S. à Henri Simon [D’Information et correspondance ouvrière (I.C.O.). Cette lettre paraîtra dans le no 64 d’I.C.O.]

Paris, le 1er août 67

Cher camarade,

Nous avons transmis à l’I[nternationale] A[narchiste] la demande de documents.

Nous serons, quant à nous, contents d’un échange de vues et d’informations avec I.C.O., si un jour la chose vous paraît réalisable. Nous n’avons jamais pensé opposer nos tentatives d’activité — qui sont évidemment restreintes — à une «inactivité» d’I.C.O. Déjà la publication de votre bulletin nous paraît une activité utile et instructive. Nous vous avons reproché votre «inexistence» volontaire sur le plan théorique. En fait nous croyons que vous êtes trop modestes sur cette question : il nous paraît évident que vous avez tous des positions théoriques assez précises, et leur mise entre parenthèses peut empêcher leur développement plus conséquent, mais non supprimer le mauvais côté — idéologique — des références opposées restant sous-jacentes. Naturellement, nous trouverions excellent que des dizaines de milliers de travailleurs soient déjà en liaison sur des bases comme I.C.O. a pu les expérimenter. Mais nous pensons que vous êtes encore, malheureusement, sur une position de novateurs, dont il faut bien assumer toutes les difficultés. Et même dans le développement maximum du futur mouvement possible, pour notre part nous croyons que la majorité des ouvriers doivent devenir des théoriciens. Sur ce point, nous ne sommes pas aussi «modernes» que les provos : nous sommes aussi naïfs que d’autres ont pu l’être il y a cent vingt ans. Vous nous direz que c’est difficile. Nous répondrons que, le problème dût-il rester posé pendant trois autres siècles, il n’y a absolument pas d’autre voie pour sortir de notre triste période préhistorique. Ceux qui refusent de parler de la Chine (comme si c’était un autre monde) nous paraissent l’image inverse de ceux qui en viendraient à rallier l’appui critique au Viet-cong.

Nous ne pouvons expliquer que par cette curieuse haine de la théorie l’opposition vraiment frénétique que manifestent certains contre les situationnistes, alors qu’ils ne se donnent même pas la peine de préciser quel point fondamental de ce que nous avons dit et fait leur paraît inacceptable. Et nous comprenons bien les conditions pratiques où ceci se produit : quand «les Anglais» s’opposent à une discussion avec l’I.S., il ne s’agit évidemment pas des camarades ouvriers qui ignorent totalement de quoi il s’agit, mais de leur idéologue-écran, Chris Pallis [Christopher Pallis, de Solidarity], qui a dû leur garantir la «clownerie» du sujet comme il leur a garanti frauduleusement la pensée révolutionnaire de Cardan, alors que nous avons critiqué depuis des années la voie «bourgeoise moderne» où Cardan avoue maintenant — en France tout au moins — qu’il galope. Vos camarades allemands, en faisant une distinction assez byzantine entre Heatwave et nous, manifestent eux-mêmes un peu le même genre d’horreur.

Le débat là-dessus était d’autant moins utile que nous n’aurions certainement pas accepté une rencontre avec plusieurs des groupes de votre récent meeting international. Des procédés de discussion dans le style G.L.A.T. [Groupe de liaison et d’action des travailleurs qui publiait le bulletin Lutte de classe], par exemple, nous paraissent valoir n’importe quelle vieillerie trotskiste, avec tout juste un petit changement dans le dogmatisme glorieux.

Fraternellement,

Debord, Khayati, Viénet


I.C.O. no 64, octobre 1967.


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Lire I.C.O.

Nous ne connaissons pas directement les camarades du Regroupement Inter-Entreprises qui publient Information-Correspondance Ouvrière (Adresse : Blachier, 13 bis rue Labois-Rouillon, Paris 19e), dont nous recommandons vivement la lecture pour la compréhension des luttes ouvrières actuels (I.C.O. a publié aussi d’intéressantes brochures sur Le mouvement pour les conseils ouvriers en Allemagne, l’Espagne d’aujourd’hui, etc.). Nous avons beaucoup de points d’accord avec eux, et une opposition fondamentale : nous croyons la nécessité de formuler une critique théorique précise de l’actuelle société d’exploitation. Nous estimons qu’une telle formulation théorique ne peut être produite que par une collectivité organisée ; et inversement nous pensons que toute liaison permanente organisée actuellement entre les travailleurs doit tendre à découvrir une base théorique générale de son action. Ce que La misère en milieu étudiant appelait le choix de l’inexistence, fait par I.C.O. en ce domaine, ne signifie pas que nous pensons que les camarades d’I.C.O. manquent d’idées, ou de connaissances théoriques, mais au contraire qu’en mettant volontairement entre parenthèses ces idées, qui sont diverses, ils perdent plus qu’ils ne gagnent en capacité d’unification (ce qui est finalement de la plus haute importance pratique). Ainsi, on peut dire qu’il existe jusqu’à présent une assez faible dose d’information et de correspondance entre les rédacteurs d’I.C.O. et nous. Un étudiant qui rendait compte, dans leur bulletin no 56, de la critique situationniste du milieu étudiant avait cru lire que tout ce que nous proposions «en fin de compte» pour dépasser le système universitaire, c’était d’y ramasser des bourses d’études.

Dans une lettre que publia leur numéro suivant, nous faisions remarquer que nous avions parlé plutôt du «pouvoir absolu des conseils ouvriers», et qu’il y a là comme une nuance qui n’est pas indigne d’attention. Il nous semble aussi qu’I.C.O. s’exagère la difficulté et le byzantinisme du vocabulaire de l’I.S., conseillant de se munir d’un fort dictionnaire, et allant même une fois jusqu’à se donner la peine de publier sur deux colonnes des remarques, en style situationniste et leur traduction en style courant (nous n’avons pas compris avec certitude quelle colonne était la plus situationniste).

À propos d’une rencontre internationale de quelques groupes similaires de travailleurs d’Europe, organisée en juillet à Paris par I.C.O., on peut lire dans le bulletin préparatoire cette Lettre des camarades allemands : «Il semble que nous enverrons tout au plus un seul observateur cette année, donc faites vos prévisions sans tenir compte de nos suggestions. Les camarades anglais (Solidarity) paraissent avoir des objections assez fortes à étendre la participation dans la direction que nous avions suggérée. Ils ne pensent pas seulement que la participation des situationnistes serait de peu d’intérêt, ce sur quoi, comme vous le savez, nous sommes d’accord ; mais aussi ils désapprouvent la participation de Heatwave, de Rebel Worker et des Provos. Bien qu’ils ne le disent pas explicitement, je présume que ceci indique qu’ils désapprouvent aussi que soient discutés des thèmes que nous considérons comme importants. Si je les comprends correctement, ils considèrent que de tels thèmes — comme : la psychologie de l’autoritarisme, c’est-à-dire de la personnalité autoritaire, intériorisation des normes et valeurs aliénées, oppression sexuelle, culture populaire, vie quotidienne, le spectacle, la nature marchande de notre société, ces trois derniers points dans le sens marxiste-situationniste — sont ou bien des questions “théoriques”, ou bien ne peuvent être “politiques”. Ils suggèrent plutôt que nous organisions une conférence distincte avec les groupes indiqués. Dans ces conditions, nous sentons que notre participation signifie pour nous plus une dépense d’argent qu’un réel intérêt. Car nous sommes à une étape du capitalisme où la fraction la plus éclairée de la classe dirigeante envisage sérieusement depuis quelque temps de remplacer l’appareil hiérarchique de la production par des formes plus démocratiques, c’est-à-dire une participation des travailleurs à la direction, naturellement à la condition qu’ils parviennent par un lavage de cerveaux à faire croire aux ouvriers qu’ils peuvent s’identifier aux dirigeants.»

C’est peut-être l’occasion de préciser quelques points. Ces groupements d’ouvriers avancés comportent, comme il est juste et nécessaire, un certains nombre d’intellectuels. Mais ce qui est moins juste et nécessaire, c’est que de tels intellectuels — dans l’absence d’un accord théorique et pratique précis qui seul les contrôlerait — peuvent être là, avec leur genre de vie tout différent qui reste incritiqué, et leurs propres idées plus ou moins contradictoires ou téléphonées d’ailleurs, comme les informateurs des ouvriers ; et d’autant plus aisément au nom d’une exigence puriste de l’autonomie ouvrière absolue et sans idées. On a Rubel, on a Mattick, etc., et chacun a son dada. Si cent mille ouvriers en armes envoyaient ainsi leurs délégués, ce serait très bien. Mais en fait ce prototype du système des conseils doit reconnaître qu’il est ici dans un stade tout différent : devant des tâches d’avant-garde (concept qu’il faut cesser de vouloir exorciser en l’identifiant dans l’absolu à la conception léniniste du parti «d’avant-garde» représentatif et dirigeant).

C’est la méfiance envers la théorie qui s’exprime dans l’horreur que suscitent les situationnistes, moins forte qu’à la Fédération Anarchiste, mais bien sensible, même chez ces camarades allemands plus tournés vers les questions modernes. Plus ils les voient agitées avec une inconsistance théorique rassurante, plus ils sont contents : ainsi ils préfèrent encore des provos, ou l’anarcho-surréalisme des Américains de Rebel Worker, plutôt que les situationnistes «de peu d’intérêt». S’ils préfèrent aussi la revue anglaise Heatwave, c’est parce qu’ils n’ont pas encore remarqué qu’elle s’était ralliée à l’I.S. Cette discrimination est d’autant plus curieuse qu’ils demandaient explicitement à discuter de certaines thèses de l’I.S.

On peut préciser encore mieux : les Anglais du groupe Solidarity, qui exigeraient ce boycott des situationnistes, sont en majorité des ouvriers révolutionnaires très combatifs. Nous ne serons démentis par personne en affirmant que leurs shop-stewards n’ont pas encore lu l’I.S., et surtout pas en français. Mais ils ont un idéologue-écran, leur spécialiste de la non-autorité, le Docteur C. Pallis, homme cultivé qui connaît cela depuis des années, et a pu leur garantir l’inintérêt absolu de la chose : son activité en Angleterre était, tout au contraire, de leur traduire et commenter les textes de Cardan, principal penseur de la débâcle de Socialisme ou Barbarie en France. Pallis sait bien que nous avons depuis longtemps peint l’évidente course au néant révolutionnaire de Cardan, gagné à toutes les modes universitaires et finissant par abandonner toute distinction avec la quelconque sociologie régnante. Mais Pallis faisait parvenir en Angleterre la pensée de Cardan, comme la lumière des étoiles éteintes, en choisissant surtout des textes moins décomposés, écrits des années plus tôt ; et en cachant le mouvement. On comprend qu’il préfère éviter ce genre de rencontre.

D’ailleurs la discussion là-dessus, que nous ignorions, était hors de propos, car nous n’aurions certainement pas jugé utile de figurer dans les dialogues de sourds d’un rassemblement qui, à ce stade, n’est pas mûr pour une communication réelle. Les ouvriers révolutionnaires, si nous ne nous trompons pas, iront eux-mêmes vers ces problèmes, et devront trouver eux-mêmes comment s’en saisir. À ce moment nous verrons ce que nous pouvons faire avec eux. Contrairement aux vieux micro-partis qui ne cessent d’aller chercher des ouvriers, dans le but heureusement devenu illusoire d’en disposer, nous attendrons que les ouvriers soient amenés par leur propre lutte réelle à venir jusqu’à nous ; et alors nous nous placerons à leur disposition.


Internationale situationniste no 11, octobre 1967.


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I.C.O. no 65, novembre 1967.


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Lettre de l’I.S. à I.C.O.

Paris, le 26 décembre 1967

Chers camarades,

Pour continuer les clarifications préalables à une discussion éventuelle, nous répondrons au «camarade de Paris» qui a écrit page 27 de votre numéro 65 :

Libre à lui de nous trouver utopiques et hermétiques. On est toujours l’utopiste de quelqu’un. Et il nous faut bien dire que, sur notre cas, il est loin d’être seul à exprimer cet avis.

Mais quant au «bolchévisme feutré» de certaines de nos positions, on s’en défend hautement : il sera bon, pour commencer, de nous préciser ce reproche pour des positions déterminées. On y répondra de notre mieux.

Pour le reste : nous ne séparons évidemment pas théorie et pratique (cette opération est aussi étrangère à «notre théorie» qu’à la vie pratique). Nous ne donnons pas une place à part, et supérieure, à la théorie. C’est-à-dire que nous sommes plus d’accord qu’il ne le pense avec son troisième point.

C’est justement parce que ce camarade néglige cet aspect voyant du problème qu’il en vient à donner une interprétation réellement assez «bouffonne et mystificatrice» de notre lettre publiée dans le précédent numéro d’I.C.O.

Nous n’avons pas dit que chaque ouvrier doit «devenir Karl Marx» (ce qui d’ailleurs n’est un but pour personne, puisque le travail théorique précis qui se rapporte à ce nom a déjà été fait en son temps). Et surtout pas qu’on doive «attendre» un tel résultat trois ans, ou trois siècles, avant que des luttes commencent.

Une telle caricature est précisément, à notre sens, anti-théorique, dans la mesure où elle néglige des évidences historiques qui devraient être tenues pour amplement démontrées. Bien sûr, c’est en prenant en main «la gestion totale de la société» que la majorité des travailleurs peuvent devenir «théoriciens», et pas dans le sens actuel du mot, heureusement !

Ce camarade n’a donc pas vu que notre lettre suggérait, tout au contraire, que ceux des travailleurs qui sont, dès maintenant, en meilleure position que d’autres pour comprendre leurs buts et leur propre action devraient, au moins, commencer à être aussi théoriciens. D’ailleurs, en fait, ils le sont. On les presse seulement de l’être avec plus de conséquence.

Jamais nous n’avons laissé croire (lire la revue I.S.) que nous n’envisageons «que l’aspect théorique» dans la réalité en marche, ou que nous méprisons des luttes quotidiennes. Et si rien ne vaut le moment révolutionnaire pour la prise de conscience — oui, d’accord —, pourquoi accepterait-on de faire, entre ces rares moments révolutionnaires, comme s’ils n’avaient pas existé ?

C’est une échappatoire de renvoyer «les différences de conceptions» entre nous, inexactement présentées, à une causalité mécanique dans une différence fondamentale de «l’existence sociale». on ne sait pas très bien quelle «existence sociale» autonome et privilégiée ce camarade imagine pour les situationnistes. Mais, dans la mesure où nos conceptions ne sont pas ce qu’il dit, il n’est pas très étonnant que leurs supposées causes suffisantes soient elles-mêmes entachées d’imaginaire.

Comme nous ne voulons pas abuser de vos pages, où vous avez certainement à publier des choses plus importantes que la poursuite de cette discussion, il serait bien suffisant de transmettre cette lettre au camarade intéressé.

Fraternellement,

Pour l’I.S., Guy Debord, Mustapha Khayati, René Viénet

Publié dans Debordiana

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