Voilà l' "économie communiste de marché"

Publié le par la Rédaction

La Cour de justice européenne détient une part essentielle du pouvoir législatif dans l’Union. À la différence de nos juridictions, elle statue pour lavenir par disposition générale et à légard de tous, comme la loi elle-même. Par deux arrêts, capitaux pour le devenir de «lEurope sociale», elle vient de trancher la question de savoir si les syndicats ont le droit dagir contre des entreprises qui utilisent les libertés économiques garanties par le traité de Rome pour abaisser les salaires ou les conditions de travail.

Dans l
affaire Viking, une compagnie finlandaise de navigation souhaitait faire passer lun de ses ferrys sous pavillon de complaisance estonien, afin de le soustraire à la convention collective finlandaise. Laffaire Laval concernait une société de construction lettonne, qui employait en Suède des salariés lettons et refusait dadhérer à la convention collective suédoise. Dans les deux cas, les syndicats avaient recouru à la grève pour obtenir le respect de ces conventions, et la Cour était interrogée sur la licéité de ces grèves.

Le droit de grève étant explicitement exclu du champ des compétences sociales communautaires, un juge européen respectueux de la lettre des traités se serait déclaré incompétent. Mais la Cour juge depuis longtemps que rien en droit interne ne doit échapper à l
empire des libertés économiques dont elle est la gardienne. Elle sest donc reconnue compétente. Larrêt Laval interdit aux syndicats dagir contre les entreprises qui refusent dappliquer à leurs salariés détachés dans un autre pays les conventions collectives applicables dans ce pays. Au motif quune directive de 1996 accorde à ces salariés une protection sociale minimale, la Cour décide quune action collective visant à obtenir, non pas seulement le respect de ce minimum, mais légalité de traitement avec les travailleurs de cet État, constitue une entrave injustifiée à la libre prestation de services.

L
’arrêt Viking affirme que le droit de recourir à des pavillons de complaisance procède de la liberté détablissement garantie par le droit communautaire. Il en déduit que la lutte des syndicats contre ces pavillons est de nature à porter atteinte à cette liberté fondamentale. La Cour reconnaît certes que le droit de grève fait «partie intégrante des principes généraux du droit communautaire». Mais elle interdit de sen servir pour obliger les entreprises dun pays A qui opèrent dans un pays B à respecter lintégralité des lois et conventions collectives de ce pays B. Sauf «raison impérieuse dintérêt général», dont la Cour se déclare seule juge, les syndicats ne doivent rien faire qui serait «susceptible de rendre moins attrayant, voire plus difficile» le recours aux délocalisations ou aux pavillons de complaisance.

Cette jurisprudence jette une lumière crue sur le cours pris par le droit communautaire. Il échappait déjà à peu près complètement aux citoyens, tant en raison de l
absence de véritable scrutin à léchelle européenne que de la capacité des États à contourner les résistances électorales lorsquelles sexpriment dans des référendums nationaux. Lapport des arrêts Laval et Viking est de le mettre également à labri de laction syndicale. À cette fin, les règles du commerce sont déclarées applicables aux syndicats, au mépris du principe de «libre exercice du droit syndical», tel que garanti par la convention 87 de lOrganisation internationale du travail (OIT).

Le droit de grève et la liberté syndicale sont le propre des vraies démocraties, dans lesquelles l
évolution du droit nest pas seulement imposée den haut, mais vient aussi den bas, de la confrontation des intérêts des employeurs et des salariés. Le blocage progressif de tous les mécanismes politiques et sociaux susceptibles de métaboliser les ressources de la violence sociale ne pourra bien sûr engendrer à terme que de la violence, mais ce sont les États membres et non les institutions communautaires qui devront y faire face.

L
Europe est ainsi en passe de réaliser les projets constitutionnels de lun des pères du fondamentalisme économique contemporain : Friedrich Hayek. Hayek a développé dans son œuvre le projet dune «démocratie limitée», dans laquelle la répartition du travail et des richesses, de même que la monnaie, seraient soustraites à la décision politique et aux aléas électoraux. Il vouait une véritable haine au syndicalisme et plus généralement à toutes les institutions fondées sur la solidarité, car il y voyait la résurgence de «lidée atavique de justice distributive», qui ne peut conduire quà la ruine de «l’ordre spontané du marché» fondé sur la vérité des prix et la recherche du gain individuel. Ne croyant pas à «lacteur rationnel» en économie, il se fiait à la sélection naturelle des règles et pratiques, par la mise en concurrence des droits et des cultures à léchelle internationale. Cette faveur pour le darwinisme normatif et cette défiance pour les solidarités syndicales se retrouvent dans les arrêts Laval et Viking.

Le succès des idées de «démocratie limitée» et de «marché des produits législatifs» doit moins toutefois aux théories économiques, qu
à la conversion de lEurope de lEst et de la Chine à léconomie de marché. Avec leur arrogance habituelle, les Occidentaux ont vu dans ces événements, et lélargissement de lUnion qui en a résulté, la victoire finale de leur modèle de société, alors quils ont donné le jour à ce que les dirigeants chinois appellent aujourdhui «léconomie communiste de marché».

On aurait tort de ne pas prendre au sérieux cette notion d
allure baroque, car elle éclaire le cours pris par la globalisation. Édifié sur la base de ce que le capitalisme et le communisme avaient en commun (léconomisme et luniversalisme abstrait), ce système hybride emprunte au marché la compétition de tous contre tous, le libre-échange et la maximisation des utilités individuelles, et au communisme la «démocratie limitée», linstrumentalisation du droit, lobsession de la quantification et la déconnection totale du sort des dirigeants et des dirigés. Il offre aux classes dirigeantes la possibilité de senrichir de façon colossale (ce que ne permettait pas le communisme) tout en se désolidarisant du sort des classes moyennes et populaires (ce que ne permettait pas la démocratie politique ou sociale des États-providence). Une nouvelle nomenklatura, qui doit une bonne part de sa fortune soudaine à la privatisation des biens publics, use ainsi de la libéralisation des marchés pour sexonérer du financement des systèmes de solidarité nationaux.

Cette «sécession des élites» (selon l
heureuse expression de Christopher Lasch) est conduite par un nouveau type de dirigeants (hauts fonctionnaires, anciens responsables communistes, militants maoïstes reconvertis dans les affaires) qui nont plus grand-chose à voir avec lentrepreneur capitaliste traditionnel. Leur ligne de conduite a été exprimée il y a peu avec beaucoup de franchise et de clarté par lun dentre eux : il faut «défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance». En tête de ce programme figuraient «létablissement de la démocratie la plus large (…), la liberté de la presse et son indépendance à légard des puissances d'argent, (…) linstauration dune véritable démocratie économique et sociale, impliquant léviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de léconomie, (…) la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, dun syndicalisme indépendant». Rien de tout cela nest en effet compatible avec léconomie communiste de marché.

Alain SUPIOT, Le Monde, 25 janvier 2008

Alain Supiot est membre de lInstitut universitaire de France, directeur de lInstitut détudes avancées de Nantes.

Publié dans Colère ouvrière

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