Abat-Faim (1)
Guy Debord à l’Encyclopédie des Nuisances
Chers amis,
Nous avons reçu, en rafale, les livres — pour jeunes ou plus vieux lecteurs —, les textes, les photos, les pommes, la confiture, etc., etc. Combien de beaux présents vois-je ici assemblés… Ô splendide nouveau monde qui compte de pareils châtelains !
La note sur le détracteur de Machiavel va bien, sauf la septième ligne, qui est obscure. Mais, sur un plan plus générai, je crois que les camarades Encyclopédistes devraient tenir une réunion de travail sur le thème «Ne doit-on pas prendre garde à limiter un peu, en quantité, le recours au ton de l’ironie ?» Vous maniez volontiers l’ironie parce que vous l’employez avec talent, et avec plaisir. Et parce qu’il y a vraiment de quoi, certes ! Mais voici les arguments contre, non au sens absolu, bien sûr : 1) L’ironie tout au long d’un texte tend généralement à des phrases plus longues, comportant plus de relatives, et d’allusions. Toutes choses égales d’ailleurs, elle demande plus de culture chez le lecteur. 2) Elle fait un effet plus puissant par saccades qu’à jet continu (on doit faire du reste la même remarque pour les injures directes, qui sont le contraire de l’ironie). 3) Notre époque, par bêtise et inculture, et même plus profondément par sa manière mécanique de ne plus concevoir qu’une adhésion positive à tout ce qui est là, ne comprend guère l’ironie ; et, tendanciellement, est en train d’en perdre la dimension, le concept. 4) L’ironie est un peu dépassée, objectivement, par la grossièreté unilatérale de la marche du monde vers sa perte. 5) Enfin, et ici nous retrouvons la significative question des «aigris», votre ironie, vu les nuisances dont vous parlez, sera forcément amère, doit l’être, et en ce sens risque de ne pas désespérer l’ennemi comme c’eût été le cas voilà cent ans, ou même vingt. L’ennemi n’a plus aucun terrain commun avec vous, même sur le plan de la logique formelle. Il se dira : pendant que les mécontents ironisent aigrement, nous polluons chaque jour davantage le monde, nous le modernisons foutrement, et nous en tirons jusqu’à 25.000 N.F. par mois, sans compter un colloque semestriel à Tokyo et à Los Angeles. C’est fibré, ça !
Au profit de quel ton faudrait-il modérer la place de l’ironie ? C’est simple. Le ton qui doit assez vite se voir en expansion scandaleuse dans l’Encyclopédie doit fatalement être la critique à la hache (Nietzsche aurait dit «à coups de marteau»), la dénonciation menaçante, l’invective, la prophétie ad hominem. Enfin, il faut se vanter de les avoir démasqués, et déjà par là de les mettre grandement en danger. Le syllogisme est simple : personne, nulle part, ne dit ce que nous disons. Il faut donc qu’il y ait un intérêt vital à cacher de si importantes évidences. Or, nous, nous avons réussi à les dire, pour leur malheur.
Pour réécrire Abat-faim, c’est très facile. Il n’y a qu’à tourner en harmonieux exposé discursif ce qui est fait de notes télégraphiques et de parenthèses (rien qu’en s’interdisant dans ce texte l’emploi d’une seule parenthèse, tout son ordre est changé).
J’aimerais recevoir le «calendrier provisoire» des futurs concepts traités, qu’évoque la quatrième livraison d’EdN.
Nous partirons d’ici au début de la semaine prochaine, pour Arles. Vers le 15 ou le 20 octobre, nous irons à Paris. Si vous êtes là et si, comme probable, nous voyageons en voiture, nous pourrons faire un crochet par votre fief.
Amitiés,
P.-S. : Madame de Changaï a conclu qu’elle devait avoir un faux numéro de téléphone pour Besanceuil. Réécrivez-nous le vrai.
Voir aussi,
Lundi 16 septembre [1985]
Chers amis,
Nous avons reçu, en rafale, les livres — pour jeunes ou plus vieux lecteurs —, les textes, les photos, les pommes, la confiture, etc., etc. Combien de beaux présents vois-je ici assemblés… Ô splendide nouveau monde qui compte de pareils châtelains !
La note sur le détracteur de Machiavel va bien, sauf la septième ligne, qui est obscure. Mais, sur un plan plus générai, je crois que les camarades Encyclopédistes devraient tenir une réunion de travail sur le thème «Ne doit-on pas prendre garde à limiter un peu, en quantité, le recours au ton de l’ironie ?» Vous maniez volontiers l’ironie parce que vous l’employez avec talent, et avec plaisir. Et parce qu’il y a vraiment de quoi, certes ! Mais voici les arguments contre, non au sens absolu, bien sûr : 1) L’ironie tout au long d’un texte tend généralement à des phrases plus longues, comportant plus de relatives, et d’allusions. Toutes choses égales d’ailleurs, elle demande plus de culture chez le lecteur. 2) Elle fait un effet plus puissant par saccades qu’à jet continu (on doit faire du reste la même remarque pour les injures directes, qui sont le contraire de l’ironie). 3) Notre époque, par bêtise et inculture, et même plus profondément par sa manière mécanique de ne plus concevoir qu’une adhésion positive à tout ce qui est là, ne comprend guère l’ironie ; et, tendanciellement, est en train d’en perdre la dimension, le concept. 4) L’ironie est un peu dépassée, objectivement, par la grossièreté unilatérale de la marche du monde vers sa perte. 5) Enfin, et ici nous retrouvons la significative question des «aigris», votre ironie, vu les nuisances dont vous parlez, sera forcément amère, doit l’être, et en ce sens risque de ne pas désespérer l’ennemi comme c’eût été le cas voilà cent ans, ou même vingt. L’ennemi n’a plus aucun terrain commun avec vous, même sur le plan de la logique formelle. Il se dira : pendant que les mécontents ironisent aigrement, nous polluons chaque jour davantage le monde, nous le modernisons foutrement, et nous en tirons jusqu’à 25.000 N.F. par mois, sans compter un colloque semestriel à Tokyo et à Los Angeles. C’est fibré, ça !
Au profit de quel ton faudrait-il modérer la place de l’ironie ? C’est simple. Le ton qui doit assez vite se voir en expansion scandaleuse dans l’Encyclopédie doit fatalement être la critique à la hache (Nietzsche aurait dit «à coups de marteau»), la dénonciation menaçante, l’invective, la prophétie ad hominem. Enfin, il faut se vanter de les avoir démasqués, et déjà par là de les mettre grandement en danger. Le syllogisme est simple : personne, nulle part, ne dit ce que nous disons. Il faut donc qu’il y ait un intérêt vital à cacher de si importantes évidences. Or, nous, nous avons réussi à les dire, pour leur malheur.
Pour réécrire Abat-faim, c’est très facile. Il n’y a qu’à tourner en harmonieux exposé discursif ce qui est fait de notes télégraphiques et de parenthèses (rien qu’en s’interdisant dans ce texte l’emploi d’une seule parenthèse, tout son ordre est changé).
J’aimerais recevoir le «calendrier provisoire» des futurs concepts traités, qu’évoque la quatrième livraison d’EdN.
Nous partirons d’ici au début de la semaine prochaine, pour Arles. Vers le 15 ou le 20 octobre, nous irons à Paris. Si vous êtes là et si, comme probable, nous voyageons en voiture, nous pourrons faire un crochet par votre fief.
Amitiés,
Guy
P.-S. : Madame de Changaï a conclu qu’elle devait avoir un faux numéro de téléphone pour Besanceuil. Réécrivez-nous le vrai.
ABAT-FAIM
Dégradation extrême de la nourriture. D’abord, le goût. Produit de la chimie s’imposant massivement dans l’agriculture et l’élevage ; secondairement, de certains emplois rentables des nouvelles pratiques de conservation (congélation, et passage rapide à la décongélation) ou simplement possibilité de stockage dans n’importe quelles conditions (bières). Logique de la marchandise : poursuite quantitative de toute économie de temps, et des frais dans la main-d’œuvre ou le matériau (lesquels facteurs diminuent d’autant le profit). Le qualitatif ne compte pas, ici comme ailleurs. On y substitue diverses réclames idéologiques, des lois étatiques imposées soi-disant au nom de l’hygiène, ou simplement de l’apparence garantie (fruits calibrés), pour favoriser évidemment la concentration de la production ; laquelle véhiculera au mieux le poids normatif du nouveau produit infect. À la fin du processus, le monopole sur le marché vise à ne laisser de choix qu’entre l’abat-faim et la faim elle-même.
L’utilité essentielle de la marchandise moderne est d’être achetée (c’est ainsi que par un de ces miracles dont elle a le secret, et par la médiation du capital, elle peut «créer des emplois» !). Et non plus dorénavant d’être consommée, digérée. La saveur, l’odeur, le tact même sont abolis au profit des leurres qui égarent en permanence la vue et les oreilles. D’où le recul général de la sensualité, qui va de pair avec le recul extravagant de la lucidité intellectuelle (qui commence à la racine avec la perte de la lecture et de la plus grande partie du vocabulaire). Pour l’électeur qui conduit lui-même sa voiture et regarde la télévision, aucune sorte de goût n’a plus aucune sorte d’importance : c’est pourquoi on peut lui faire manger Findus, voter Fabius ou lire Bernard-Henri Lévy.
Le phénomène qui est mondial, qui affecte d’abord tous les pays économiquement avancés, et qui réagit aussitôt sur les pays soumis à l’arriération du même processus, peut être daté avec précision. Quoique annoncé par des modifications graduelles, le tournant se manifeste très brusquement en deux ou trois années. Il s’est produit en France, par exemple, autour de 1970 (environ dix ans plus tôt dans l’Europe du Nord, dix ans plus tard dans l’Europe du Sud).
La bourgeoisie avait dit longtemps : «Il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus» (Marx). Elle dit maintenant : «Il y a eu du goût, mais il n’y en a plus.» Tel est le dernier «look» de la société du spectacle, et tout «look» individuel, si branché qu’il se veuifle, ne peut être branché que sur elle ; car c’est elle qui tient tout le réseau.
Avait-on voulu en venir là ? Autrefois, personne. Depuis les physiocrates, le projet bourgeois a été explicitement d’améliorer, quantitativement et qualitativement, les produits de la terre (que l’on savait relativement plus immuables que les produits de l’industrie). Ceci a été effectivement réalisé pendant tout le XIXe siècle et au-delà. Les critiques du capitalisme se sont parfois préoccupés davantage de qualité plus grande. Fourier particulièrement, très favorable aux plaisirs et aux passions, et grand amateur de poires, attendait du règne de l’harmonie pour bientôt un progrès des variétés gustarives de ce fruit. Sur ce point, il s’est trompé.
Les nuisances de l’abat-faim ne se bornent pas à tout ce qu’il supprime, mais s’étendent à tout ce qu’il apporte avec lui par le fait même qu’il existe (ce schéma s’applique à chaque production nouvelle du vieux monde). La nourriture qui a perdu son goût se donne en tout cas pour parfaitement hygiénique, diététique, saine, par rapport aux aventures risquées dans les formes pré-scientifiques d’alimentation. Mais elle ment cyniquement. Elle contient une invraisemblable dose de poisons (la célèbre Union Carbide usine ses puissants produits pour l’agriculture), mais en surplus elle favorise toutes sortes de carences (par la suppression d’oligo-éléments, etc.) dont on mesure les résultats après la fête dans la santé publique. Le licite dans le traitement de l’alimentation, quoique épouvantable, s’accompagne en prime d’une part d’illicite toléré, et du franchement illicite qui existe quand même (doses d’hormones dépassées dans le veau, etc.). On sait que le principal cancer répandu aux États-Unis n’est pas celui qui fait ses délices des poumons du fumeur de tabac pollué ou de l’habitant des villes plus polluées encore, mais celui qui ronge les tripes du président Reagan, et des soupeurs de son espèce.
Cette grande pratique de l’abat-faim est également responsable de la famine chez les peuples périphériques plus absolument soumis, si l’on ose dire, au système capitaliste mondial. La technique en est simple : les cultures vivrières sont éliminées par le marché mondial, et les paysans des pays dits sous-développés sont magiquement transformés en chômeurs dans les bidonvilles en expansion galopante d’Afrique ou d’Amérique latine. On n’ignore pas que le poisson que pêchaient et mangeaient en quantité les Péruviens est maintenant accaparé par les propriétaires des économies avancées, pour en nourrir les volailles qu’ils répandent là sur ce marché (pour effacer le goût du poisson, sans évidemment restaurer quelque autre goût que ce soit, on a besoin d’acroléine, produit chimique fort dangereux, que les habitants de Lyon, au milieu desquels on le fabrique, ne connaissent pas — tant comme consommateurs que comme voisins du producteur ; mais qu’ils ne manqueront pas de connaître un de ces jours, sous une catastrophique lumière). Les spécialistes de la faim dans le monde (il y en a beaucoup, et ils travaillent main dans la main avec d’autres spécialistes qui s’emploient à faire croire qu’ici règnent les délices abondantes d’on ne sait vraiment quelle «grande bouffe», idée dont se gobergent quelque peu les cadres moyens, et tous ceux qui veulent croire à leur bonheur «promotionnel») nous communiquent les résultats de leurs calculs : la planète produirait encore bien assez de céréales pour que personne n’y souffre de la faim, mais ce qui trouble l’idylle, c’est que les «pays riches» consomment abusivement la moitié de ces céréales pour l’alimentation de leur bétail. Mais quand on connaît le goût désastreux de la viande de boucherie qui a été ainsi engraissée vite aux céréales, peut-on parler de «pays riches» ? Sûrement non. Ce n’est pas pour nous faire vivre dans le sybaritisme qu’une partie de la planète doit mourir de la famine ; c’est pour nous faire vivre dans la boue ; mais l’électeur aime qu’on le flatte, en lui rappelant qu’il a le cœur un peu dur, à vivre si bien pendant que d’autres pays perdus l’engraissent avec les cadavres de leurs enfants, stricto sensu. Ce qui est tout de même agréable à l’électeur, dans ce discours, c’est qu’on lui dise qu’il vit richement. Il aime à le croire.
Non seulement le médicament, mais la nourriture, comme tant d’autres choses, sont devenus des secrets de l’État. On se souvient qu’une des plus fortes objections contre la démocratie, au temps où les classes propriétaires en formulaient encore, parce qu’elles redoutaient encore, non sans raison, ce qu’une démocratie effective signifierait pour eux, c’était l’évocation de l’ignorance de la majorité des gens, obstacle effectivement rédhibitoire pour qu’ils connaissent et conduisent eux-mêmes leurs affaires. Aujourd’hui, elles se croient donc bien rassurées par les vaccins récemment découverts contre la démocratie, ou plutôt cette petite dose résiduelle que l’on prétend nous garantir : car les gens ignorent aussi bien ce qu’il y a dans leurs assiettes que les mystères de l’économie, les performances escomptées des armes stratégiques, les subtils «choix de société» proposés afin que l’on reprenne la même et que l’on recommence ; ou l’emploi secret des services spéciaux, l’emploi spécial des services secrets.
Quand le secret s’épaissit jusque dans votre assiette, il ne faut pas croire que tout le monde ignore tout. Mais les experts, dans le spectacle, ne doivent pas répandre des vérités aussi dangereuses. Ils les taisent. Tous y trouvent leur intérêt. Et l’individu réel isolé qui ne se fie pas à son propre goût et à ses propres expériences, ne peut se fier qu’à la tromperie socialement organisée. Un syndicat pourrait-il le dire ? Il ne peut dire ce qui serait irresponsable et révolutionnaire. Le syndicat défend en principe les intérêts des salariés dans le cadre du salariat. Il défendait, par exemple, «leur bifteck». Mais c’était un bifteck abstrait (aujourd’hui, c’est quelque chose d’encore plus abstrait, «leur travail», qu’il défend, ou plutôt qu’il ne défend pas). Quand le bifteck réel a presque disparu, ces spécialistes ne l’ont pas vu disparaître, du moins officiellement. Car le bifteck qui existe encore clandestinement, celui fait d’une viande élevée sans chimie, son prix est évidemment plus élevé, et révéler sa simple existence ébranlerait fort les colonnes du temple de la «politique contractuelle».
La consommation abstraite de marchandises abstraites s’est donné visiblement ses lois, quoiqu’elles ne fonctionnent pas trop bien, dans les règlements de ce qui se fait appeler «Marché commun». C’est même la principale réalité effective de cette institution. Toute tradition historique doit disparaître, et l’abstraction devra régner dans l’absence générale de la qualité (voir l’article Abstraction). Tous les pays n’avaient évidemment pas les mêmes caractéristiques (géographiques et culturelles) dans l’alimentation. Pour s’en tenir à l’Europe, la France avait de la mauvaise bière (sauf en Alsace), du très mauvais café, etc. Mais l’Allemagne buvait de la bonne bière, l’Espagne buvait du bon chocolat et du bon vin, l’Italie du bon café et du bon vin. La France avait du bon pain, de bons vins, beaucoup de volailles et de bœuf. Tout doit se réduire, dans le cadre du Marché commun, à une égalité de la marchandise polluée. Le tourisme a joué un certain rôle, le touriste venant s’habituer sur place à la misère des marchandises que l’on avait justement polluées pour lui. (Le touriste est celui qui est traité partout aussi mal que chez lui : c’est l’électeur en déplacement.)
Dans la période qui précéda immédiatement la révolution de 1789, on se souvient combien d’émeutes populaires ont été déchaînées par suite de tentatives alors modérées de falsification du pain, et combien de hardis expérimentateurs ont été traînés tout de suite à la lanterne avant d’avoir pu expliquer leurs raisons, sûrement très fortes. Autre temps, autres mœurs ; ou pour mieux le dire les bénéfices que la société de classes tire de son lourd équipement spectaculaire, en appareils techniques et en personnel, paient largement les frais inévitables. C’est ainsi que lorsqu’on a vu, il y a déjà presque dix ans, le pain disparaître en France, presque partout remplacé par un pseudo-pain (farines non panifiables, levures chimiques, fours électriques), non seulement cet événement traumatisant n’a pas déclenché quelque mouvement de protestation et de défense comme il s’en est récemment prononcé en faveur de l’école dite libre, mais littéralement personne n’en a parlé.
Il y a des époques ou mentir est presque sans danger parce que la vérité n’a plus d’amis (reste une simple hypothèse, et peu sérieuse semble-t-il, qu’on ne peut ni ne veut vérifier). Presque plus personne ne cohabite avec la vérité. (Et avec le plaisir ? L’architecture moderne l’a en tout cas supprimé dans sa vaste sphère d’action.) Si le plaisir était fait de jouissances spectaculaires, on pourrait dire les consommateurs heureux tant qu’ils trouvent des images à brouter. La dangereuse dialectique revient alors par ailleurs. Car on voit bien que tout se décompose des dominations de ce monde. Alors que la critique épargne toute leur gestion, tous les résultats les tuent. C'est le syndrome de la maladie fatale de la fin du XXe siècle : la société de classes et spécialisations, par un effort constant et omniprésent, acquiert une immunisation contre tous les plaisirs. Elle mourra du S.I.D.A.
On sait que ce terme a désigné une «pièce de résistance qu’on sert d’abord pour apaiser, abattre la première faim des convives» (Larousse). Hatzfeld et Darmesteter, dans leur renommé dictionnaire, le qualifient de «vieilli». Mais l’histoire est maîtresse infaillible des dictionnaires. Avec les récents progrès de la technique, la totalité de la nourriture que consomme la société moderne en est venue à être constituée uniquement d’abat-faim.
Dégradation extrême de la nourriture. D’abord, le goût. Produit de la chimie s’imposant massivement dans l’agriculture et l’élevage ; secondairement, de certains emplois rentables des nouvelles pratiques de conservation (congélation, et passage rapide à la décongélation) ou simplement possibilité de stockage dans n’importe quelles conditions (bières). Logique de la marchandise : poursuite quantitative de toute économie de temps, et des frais dans la main-d’œuvre ou le matériau (lesquels facteurs diminuent d’autant le profit). Le qualitatif ne compte pas, ici comme ailleurs. On y substitue diverses réclames idéologiques, des lois étatiques imposées soi-disant au nom de l’hygiène, ou simplement de l’apparence garantie (fruits calibrés), pour favoriser évidemment la concentration de la production ; laquelle véhiculera au mieux le poids normatif du nouveau produit infect. À la fin du processus, le monopole sur le marché vise à ne laisser de choix qu’entre l’abat-faim et la faim elle-même.
L’utilité essentielle de la marchandise moderne est d’être achetée (c’est ainsi que par un de ces miracles dont elle a le secret, et par la médiation du capital, elle peut «créer des emplois» !). Et non plus dorénavant d’être consommée, digérée. La saveur, l’odeur, le tact même sont abolis au profit des leurres qui égarent en permanence la vue et les oreilles. D’où le recul général de la sensualité, qui va de pair avec le recul extravagant de la lucidité intellectuelle (qui commence à la racine avec la perte de la lecture et de la plus grande partie du vocabulaire). Pour l’électeur qui conduit lui-même sa voiture et regarde la télévision, aucune sorte de goût n’a plus aucune sorte d’importance : c’est pourquoi on peut lui faire manger Findus, voter Fabius ou lire Bernard-Henri Lévy.
Le phénomène qui est mondial, qui affecte d’abord tous les pays économiquement avancés, et qui réagit aussitôt sur les pays soumis à l’arriération du même processus, peut être daté avec précision. Quoique annoncé par des modifications graduelles, le tournant se manifeste très brusquement en deux ou trois années. Il s’est produit en France, par exemple, autour de 1970 (environ dix ans plus tôt dans l’Europe du Nord, dix ans plus tard dans l’Europe du Sud).
La bourgeoisie avait dit longtemps : «Il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus» (Marx). Elle dit maintenant : «Il y a eu du goût, mais il n’y en a plus.» Tel est le dernier «look» de la société du spectacle, et tout «look» individuel, si branché qu’il se veuifle, ne peut être branché que sur elle ; car c’est elle qui tient tout le réseau.
Avait-on voulu en venir là ? Autrefois, personne. Depuis les physiocrates, le projet bourgeois a été explicitement d’améliorer, quantitativement et qualitativement, les produits de la terre (que l’on savait relativement plus immuables que les produits de l’industrie). Ceci a été effectivement réalisé pendant tout le XIXe siècle et au-delà. Les critiques du capitalisme se sont parfois préoccupés davantage de qualité plus grande. Fourier particulièrement, très favorable aux plaisirs et aux passions, et grand amateur de poires, attendait du règne de l’harmonie pour bientôt un progrès des variétés gustarives de ce fruit. Sur ce point, il s’est trompé.
Les nuisances de l’abat-faim ne se bornent pas à tout ce qu’il supprime, mais s’étendent à tout ce qu’il apporte avec lui par le fait même qu’il existe (ce schéma s’applique à chaque production nouvelle du vieux monde). La nourriture qui a perdu son goût se donne en tout cas pour parfaitement hygiénique, diététique, saine, par rapport aux aventures risquées dans les formes pré-scientifiques d’alimentation. Mais elle ment cyniquement. Elle contient une invraisemblable dose de poisons (la célèbre Union Carbide usine ses puissants produits pour l’agriculture), mais en surplus elle favorise toutes sortes de carences (par la suppression d’oligo-éléments, etc.) dont on mesure les résultats après la fête dans la santé publique. Le licite dans le traitement de l’alimentation, quoique épouvantable, s’accompagne en prime d’une part d’illicite toléré, et du franchement illicite qui existe quand même (doses d’hormones dépassées dans le veau, etc.). On sait que le principal cancer répandu aux États-Unis n’est pas celui qui fait ses délices des poumons du fumeur de tabac pollué ou de l’habitant des villes plus polluées encore, mais celui qui ronge les tripes du président Reagan, et des soupeurs de son espèce.
Cette grande pratique de l’abat-faim est également responsable de la famine chez les peuples périphériques plus absolument soumis, si l’on ose dire, au système capitaliste mondial. La technique en est simple : les cultures vivrières sont éliminées par le marché mondial, et les paysans des pays dits sous-développés sont magiquement transformés en chômeurs dans les bidonvilles en expansion galopante d’Afrique ou d’Amérique latine. On n’ignore pas que le poisson que pêchaient et mangeaient en quantité les Péruviens est maintenant accaparé par les propriétaires des économies avancées, pour en nourrir les volailles qu’ils répandent là sur ce marché (pour effacer le goût du poisson, sans évidemment restaurer quelque autre goût que ce soit, on a besoin d’acroléine, produit chimique fort dangereux, que les habitants de Lyon, au milieu desquels on le fabrique, ne connaissent pas — tant comme consommateurs que comme voisins du producteur ; mais qu’ils ne manqueront pas de connaître un de ces jours, sous une catastrophique lumière). Les spécialistes de la faim dans le monde (il y en a beaucoup, et ils travaillent main dans la main avec d’autres spécialistes qui s’emploient à faire croire qu’ici règnent les délices abondantes d’on ne sait vraiment quelle «grande bouffe», idée dont se gobergent quelque peu les cadres moyens, et tous ceux qui veulent croire à leur bonheur «promotionnel») nous communiquent les résultats de leurs calculs : la planète produirait encore bien assez de céréales pour que personne n’y souffre de la faim, mais ce qui trouble l’idylle, c’est que les «pays riches» consomment abusivement la moitié de ces céréales pour l’alimentation de leur bétail. Mais quand on connaît le goût désastreux de la viande de boucherie qui a été ainsi engraissée vite aux céréales, peut-on parler de «pays riches» ? Sûrement non. Ce n’est pas pour nous faire vivre dans le sybaritisme qu’une partie de la planète doit mourir de la famine ; c’est pour nous faire vivre dans la boue ; mais l’électeur aime qu’on le flatte, en lui rappelant qu’il a le cœur un peu dur, à vivre si bien pendant que d’autres pays perdus l’engraissent avec les cadavres de leurs enfants, stricto sensu. Ce qui est tout de même agréable à l’électeur, dans ce discours, c’est qu’on lui dise qu’il vit richement. Il aime à le croire.
Non seulement le médicament, mais la nourriture, comme tant d’autres choses, sont devenus des secrets de l’État. On se souvient qu’une des plus fortes objections contre la démocratie, au temps où les classes propriétaires en formulaient encore, parce qu’elles redoutaient encore, non sans raison, ce qu’une démocratie effective signifierait pour eux, c’était l’évocation de l’ignorance de la majorité des gens, obstacle effectivement rédhibitoire pour qu’ils connaissent et conduisent eux-mêmes leurs affaires. Aujourd’hui, elles se croient donc bien rassurées par les vaccins récemment découverts contre la démocratie, ou plutôt cette petite dose résiduelle que l’on prétend nous garantir : car les gens ignorent aussi bien ce qu’il y a dans leurs assiettes que les mystères de l’économie, les performances escomptées des armes stratégiques, les subtils «choix de société» proposés afin que l’on reprenne la même et que l’on recommence ; ou l’emploi secret des services spéciaux, l’emploi spécial des services secrets.
Quand le secret s’épaissit jusque dans votre assiette, il ne faut pas croire que tout le monde ignore tout. Mais les experts, dans le spectacle, ne doivent pas répandre des vérités aussi dangereuses. Ils les taisent. Tous y trouvent leur intérêt. Et l’individu réel isolé qui ne se fie pas à son propre goût et à ses propres expériences, ne peut se fier qu’à la tromperie socialement organisée. Un syndicat pourrait-il le dire ? Il ne peut dire ce qui serait irresponsable et révolutionnaire. Le syndicat défend en principe les intérêts des salariés dans le cadre du salariat. Il défendait, par exemple, «leur bifteck». Mais c’était un bifteck abstrait (aujourd’hui, c’est quelque chose d’encore plus abstrait, «leur travail», qu’il défend, ou plutôt qu’il ne défend pas). Quand le bifteck réel a presque disparu, ces spécialistes ne l’ont pas vu disparaître, du moins officiellement. Car le bifteck qui existe encore clandestinement, celui fait d’une viande élevée sans chimie, son prix est évidemment plus élevé, et révéler sa simple existence ébranlerait fort les colonnes du temple de la «politique contractuelle».
La consommation abstraite de marchandises abstraites s’est donné visiblement ses lois, quoiqu’elles ne fonctionnent pas trop bien, dans les règlements de ce qui se fait appeler «Marché commun». C’est même la principale réalité effective de cette institution. Toute tradition historique doit disparaître, et l’abstraction devra régner dans l’absence générale de la qualité (voir l’article Abstraction). Tous les pays n’avaient évidemment pas les mêmes caractéristiques (géographiques et culturelles) dans l’alimentation. Pour s’en tenir à l’Europe, la France avait de la mauvaise bière (sauf en Alsace), du très mauvais café, etc. Mais l’Allemagne buvait de la bonne bière, l’Espagne buvait du bon chocolat et du bon vin, l’Italie du bon café et du bon vin. La France avait du bon pain, de bons vins, beaucoup de volailles et de bœuf. Tout doit se réduire, dans le cadre du Marché commun, à une égalité de la marchandise polluée. Le tourisme a joué un certain rôle, le touriste venant s’habituer sur place à la misère des marchandises que l’on avait justement polluées pour lui. (Le touriste est celui qui est traité partout aussi mal que chez lui : c’est l’électeur en déplacement.)
Dans la période qui précéda immédiatement la révolution de 1789, on se souvient combien d’émeutes populaires ont été déchaînées par suite de tentatives alors modérées de falsification du pain, et combien de hardis expérimentateurs ont été traînés tout de suite à la lanterne avant d’avoir pu expliquer leurs raisons, sûrement très fortes. Autre temps, autres mœurs ; ou pour mieux le dire les bénéfices que la société de classes tire de son lourd équipement spectaculaire, en appareils techniques et en personnel, paient largement les frais inévitables. C’est ainsi que lorsqu’on a vu, il y a déjà presque dix ans, le pain disparaître en France, presque partout remplacé par un pseudo-pain (farines non panifiables, levures chimiques, fours électriques), non seulement cet événement traumatisant n’a pas déclenché quelque mouvement de protestation et de défense comme il s’en est récemment prononcé en faveur de l’école dite libre, mais littéralement personne n’en a parlé.
Il y a des époques ou mentir est presque sans danger parce que la vérité n’a plus d’amis (reste une simple hypothèse, et peu sérieuse semble-t-il, qu’on ne peut ni ne veut vérifier). Presque plus personne ne cohabite avec la vérité. (Et avec le plaisir ? L’architecture moderne l’a en tout cas supprimé dans sa vaste sphère d’action.) Si le plaisir était fait de jouissances spectaculaires, on pourrait dire les consommateurs heureux tant qu’ils trouvent des images à brouter. La dangereuse dialectique revient alors par ailleurs. Car on voit bien que tout se décompose des dominations de ce monde. Alors que la critique épargne toute leur gestion, tous les résultats les tuent. C'est le syndrome de la maladie fatale de la fin du XXe siècle : la société de classes et spécialisations, par un effort constant et omniprésent, acquiert une immunisation contre tous les plaisirs. Elle mourra du S.I.D.A.
Voir aussi,
Abat-Faim (1), 16 septembre 1985
Abat-Faim (2), EdN 5, novembre 1985
Abidjan, 14 avril 1986
Abolition, 4 mai 1986
Ab irato, EdN 9, novembre 1986
Abat-Faim (2), EdN 5, novembre 1985
Abidjan, 14 avril 1986
Abolition, 4 mai 1986
Ab irato, EdN 9, novembre 1986