Abat-Faim (1)

Publié le par Debordiana

Guy Debord à l’Encyclopédie des Nuisances

Lundi 16 septembre [1985]

Chers amis,

Nous avons reçu, en rafale, les livres — pour jeunes ou plus vieux lecteurs —, les textes, les photos, les pommes, la confiture,
etc., etc. Combien de beaux présents vois-je ici assemblés… Ô splendide nouveau monde qui compte de pareils châtelains !
    La note sur le détracteur de Machiavel va bien, sauf la septième ligne, qui est obscure. Mais, sur un plan plus générai, je crois que les camarades Encyclopédistes devraient tenir une réunion de travail sur le thème «Ne doit-on pas prendre garde à limiter un peu, en quantité, le recours au ton de l’ironie ?» Vous maniez volontiers l
ironie parce que vous lemployez avec talent, et avec plaisir. Et parce quil y a vraiment de quoi, certes ! Mais voici les arguments contre, non au sens absolu, bien sûr : 1) Lironie tout au long d’un texte tend généralement à des phrases plus longues, comportant plus de relatives, et d’allusions. Toutes choses égales dailleurs, elle demande plus de culture chez le lecteur. 2) Elle fait un effet plus puissant par saccades quà jet continu (on doit faire du reste la même remarque pour les injures directes, qui sont le contraire de lironie). 3) Notre époque, par bêtise et inculture, et même plus profondément par sa manière mécanique de ne plus concevoir quune adhésion positive à tout ce qui est là, ne comprend guère lironie ; et, tendanciellement, est en train den perdre la dimension, le concept. 4) Lironie est un peu dépassée, objectivement, par la grossièreté unilatérale de la marche du monde vers sa perte. 5) Enfin, et ici nous retrouvons la significative question des «aigris», votre ironie, vu les nuisances dont vous parlez, sera forcément amère, doit lêtre, et en ce sens risque de ne pas désespérer lennemi comme ceût été le cas voilà cent ans, ou même vingt. Lennemi n’a plus aucun terrain commun avec vous, même sur le plan de la logique formelle. Il se dira : pendant que les mécontents ironisent aigrement, nous polluons chaque jour davantage le monde, nous le modernisons foutrement, et nous en tirons jusquà 25.000 N.F. par mois, sans compter un colloque semestriel à Tokyo et à Los Angeles. Cest fibré, ça !
    Au profit de quel ton faudrait-il modérer la place de l
ironie ? Cest simple. Le ton qui doit assez vite se voir en expansion scandaleuse dans lEncyclopédie doit fatalement être la critique à la hache (Nietzsche aurait dit «à coups de marteau»), la dénonciation menaçante, linvective, la prophétie ad hominem. Enfin, il faut se vanter de les avoir démasqués, et déjà par là de les mettre grandement en danger. Le syllogisme est simple : personne, nulle part, ne dit ce que nous disons. Il faut donc quil y ait un intérêt vital à cacher de si importantes évidences. Or, nous, nous avons réussi à les dire, pour leur malheur.
    Pour réécrire Abat-faim, c
est très facile. Il ny a quà tourner en harmonieux exposé discursif ce qui est fait de notes télégraphiques et de parenthèses (rien quen sinterdisant dans ce texte lemploi dune seule parenthèse, tout son ordre est changé).
    J
aimerais recevoir le «calendrier provisoire» des futurs concepts traités, quévoque la quatrième livraison d’EdN.
    Nous partirons d’ici au début de la semaine prochaine, pour Arles. Vers le 15 ou le 20 octobre, nous irons à Paris. Si vous êtes là et si, comme probable, nous voyageons en voiture, nous pourrons faire un crochet par votre fief.
    Amitiés,

Guy

P.-S. : Madame de Changaï a conclu qu’elle devait avoir un faux numéro de téléphone pour Besanceuil. Réécrivez-nous le vrai.



ABAT-FAIM

On sait que ce terme a désigné une «pièce de résistance quon sert dabord pour apaiser, abattre la première faim des convives» (Larousse). Hatzfeld et Darmesteter, dans leur renommé dictionnaire, le qualifient de «vieilli». Mais l’histoire est maîtresse infaillible des dictionnaires. Avec les récents progrès de la technique, la totalité de la nourriture que consomme la société moderne en est venue à être constituée uniquement d’abat-faim.

Dégradation extrême de la nourriture. D
abord, le goût. Produit de la chimie s’imposant massivement dans l’agriculture et lélevage ; secondairement, de certains emplois rentables des nouvelles pratiques de conservation (congélation, et passage rapide à la décongélation) ou simplement possibilité de stockage dans nimporte quelles conditions (bières). Logique de la marchandise : poursuite quantitative de toute économie de temps, et des frais dans la main-d’œuvre ou le matériau (lesquels facteurs diminuent dautant le profit). Le qualitatif ne compte pas, ici comme ailleurs. On y substitue diverses réclames idéologiques, des lois étatiques imposées soi-disant au nom de lhygiène, ou simplement de l’apparence garantie (fruits calibrés), pour favoriser évidemment la concentration de la production ; laquelle véhiculera au mieux le poids normatif du nouveau produit infect. À la fin du processus, le monopole sur le marché vise à ne laisser de choix quentre labat-faim et la faim elle-même.
    Lutilité essentielle de la marchandise moderne est dêtre achetée (cest ainsi que par un de ces miracles dont elle a le secret, et par la médiation du capital, elle peut «créer des emplois» !). Et non plus dorénavant dêtre consommée, digérée. La saveur, lodeur, le tact même sont abolis au profit des leurres qui égarent en permanence la vue et les oreilles. Doù le recul général de la sensualité, qui va de pair avec le recul extravagant de la lucidité intellectuelle (qui commence à la racine avec la perte de la lecture et de la plus grande partie du vocabulaire). Pour lélecteur qui conduit lui-même sa voiture et regarde la télévision, aucune sorte de goût na plus aucune sorte dimportance : cest pourquoi on peut lui faire manger Findus, voter Fabius ou lire Bernard-Henri Lévy.
    Le phénomène qui est mondial, qui affecte dabord tous les pays économiquement avancés, et qui réagit aussitôt sur les pays soumis à larriération du même processus, peut être daté avec précision. Quoique annoncé par des modifications graduelles, le tournant se manifeste très brusquement en deux ou trois années. Il sest produit en France, par exemple, autour de 1970 (environ dix ans plus tôt dans lEurope du Nord, dix ans plus tard dans lEurope du Sud).
    La bourgeoisie avait dit longtemps : «Il y a eu de lhistoire, mais il ny en a plus» (Marx). Elle dit maintenant : «Il y a eu du goût, mais il ny en a plus.» Tel est le dernier «look» de la société du spectacle, et tout «look» individuel, si branché quil se veuifle, ne peut être branché que sur elle ; car cest elle qui tient tout le réseau.
    Avait-on voulu en venir là ? Autrefois, personne. Depuis les physiocrates, le projet bourgeois a été explicitement daméliorer, quantitativement et qualitativement, les produits de la terre (que lon savait relativement plus immuables que les produits de lindustrie). Ceci a été effectivement réalisé pendant tout le XIXe siècle et au-delà. Les critiques du capitalisme se sont parfois préoccupés davantage de qualité plus grande. Fourier particulièrement, très favorable aux plaisirs et aux passions, et grand amateur de poires, attendait du règne de lharmonie pour bientôt un progrès des variétés gustarives de ce fruit. Sur ce point, il s’est trompé.
    Les nuisances de labat-faim ne se bornent pas à tout ce quil supprime, mais s’étendent à tout ce qu’il apporte avec lui par le fait même quil existe (ce schéma sapplique à chaque production nouvelle du vieux monde). La nourriture qui a perdu son goût se donne en tout cas pour parfaitement hygiénique, diététique, saine, par rapport aux aventures risquées dans les formes pré-scientifiques dalimentation. Mais elle ment cyniquement. Elle contient une invraisemblable dose de poisons (la célèbre Union Carbide usine ses puissants produits pour lagriculture), mais en surplus elle favorise toutes sortes de carences (par la suppression d’oligo-éléments, etc.) dont on mesure les résultats après la fête dans la santé publique. Le licite dans le traitement de lalimentation, quoique épouvantable, saccompagne en prime dune part dillicite toléré, et du franchement illicite qui existe quand même (doses dhormones dépassées dans le veau, etc.). On sait que le principal cancer répandu aux États-Unis nest pas celui qui fait ses délices des poumons du fumeur de tabac pollué ou de l’habitant des villes plus polluées encore, mais celui qui ronge les tripes du président Reagan, et des soupeurs de son espèce.
    Cette grande pratique de l
abat-faim est également responsable de la famine chez les peuples périphériques plus absolument soumis, si l’on ose dire, au système capitaliste mondial. La technique en est simple : les cultures vivrières sont éliminées par le marché mondial, et les paysans des pays dits sous-développés sont magiquement transformés en chômeurs dans les bidonvilles en expansion galopante d’Afrique ou d’Amérique latine. On n’ignore pas que le poisson que pêchaient et mangeaient en quantité les Péruviens est maintenant accaparé par les propriétaires des économies avancées, pour en nourrir les volailles quils répandent là sur ce marché (pour effacer le goût du poisson, sans évidemment restaurer quelque autre goût que ce soit, on a besoin dacroléine, produit chimique fort dangereux, que les habitants de Lyon, au milieu desquels on le fabrique, ne connaissent pas — tant comme consommateurs que comme voisins du producteur ; mais qu’ils ne manqueront pas de connaître un de ces jours, sous une catastrophique lumière). Les spécialistes de la faim dans le monde (il y en a beaucoup, et ils travaillent main dans la main avec dautres spécialistes qui semploient à faire croire qu’ici règnent les délices abondantes d’on ne sait vraiment quelle «grande bouffe», idée dont se gobergent quelque peu les cadres moyens, et tous ceux qui veulent croire à leur bonheur «promotionnel») nous communiquent les résultats de leurs calculs : la planète produirait encore bien assez de céréales pour que personne ny souffre de la faim, mais ce qui trouble lidylle, cest que les «pays riches» consomment abusivement la moitié de ces céréales pour lalimentation de leur bétail. Mais quand on connaît le goût désastreux de la viande de boucherie qui a été ainsi engraissée vite aux céréales, peut-on parler de «pays riches» ? Sûrement non. Ce nest pas pour nous faire vivre dans le sybaritisme qu’une partie de la planète doit mourir de la famine ; c’est pour nous faire vivre dans la boue ; mais lélecteur aime quon le flatte, en lui rappelant qu’il a le cœur un peu dur, à vivre si bien pendant que dautres pays perdus lengraissent avec les cadavres de leurs enfants, stricto sensu. Ce qui est tout de même agréable à l’électeur, dans ce discours, c’est qu’on lui dise qu’il vit richement. Il aime à le croire.
    Non seulement le médicament, mais la nourriture, comme tant d’autres choses, sont devenus des secrets de l’État. On se souvient quune des plus fortes objections contre la démocratie, au temps où les classes propriétaires en formulaient encore, parce qu’elles redoutaient encore, non sans raison, ce quune démocratie effective signifierait pour eux, c’était l’évocation de l’ignorance de la majorité des gens, obstacle effectivement rédhibitoire pour qu’ils connaissent et conduisent eux-mêmes leurs affaires. Aujourdhui, elles se croient donc bien rassurées par les vaccins récemment découverts contre la démocratie, ou plutôt cette petite dose résiduelle que lon prétend nous garantir : car les gens ignorent aussi bien ce qu’il y a dans leurs assiettes que les mystères de l’économie, les performances escomptées des armes stratégiques, les subtils «choix de société» proposés afin que lon reprenne la même et que l’on recommence ; ou l’emploi secret des services spéciaux, lemploi spécial des services secrets.
    Quand le secret s’épaissit jusque dans votre assiette, il ne faut pas croire que tout le monde ignore tout. Mais les experts, dans le spectacle, ne doivent pas répandre des vérités aussi dangereuses. Ils les taisent. Tous y trouvent leur intérêt. Et l’individu réel isolé qui ne se fie pas à son propre goût et à ses propres expériences, ne peut se fier qu’à la tromperie socialement organisée. Un syndicat pourrait-il le dire ? Il ne peut dire ce qui serait irresponsable et révolutionnaire. Le syndicat défend en principe les intérêts des salariés dans le cadre du salariat. Il défendait, par exemple, «leur bifteck». Mais cétait un bifteck abstrait (aujourdhui, cest quelque chose dencore plus abstrait, «leur travail», quil défend, ou plutôt quil ne défend pas). Quand le bifteck réel a presque disparu, ces spécialistes ne lont pas vu disparaître, du moins officiellement. Car le bifteck qui existe encore clandestinement, celui fait d’une viande élevée sans chimie, son prix est évidemment plus élevé, et révéler sa simple existence ébranlerait fort les colonnes du temple de la «politique contractuelle».
    La consommation abstraite de marchandises abstraites s’est donné visiblement ses lois, quoiquelles ne fonctionnent pas trop bien, dans les règlements de ce qui se fait appeler «Marché commun». Cest même la principale réalité effective de cette institution. Toute tradition historique doit disparaître, et l’abstraction devra régner dans labsence générale de la qualité (voir larticle Abstraction). Tous les pays navaient évidemment pas les mêmes caractéristiques (géographiques et culturelles) dans lalimentation. Pour sen tenir à lEurope, la France avait de la mauvaise bière (sauf en Alsace), du très mauvais café, etc. Mais l’Allemagne buvait de la bonne bière, lEspagne buvait du bon chocolat et du bon vin, lItalie du bon café et du bon vin. La France avait du bon pain, de bons vins, beaucoup de volailles et de bœuf. Tout doit se réduire, dans le cadre du Marché commun, à une égalité de la marchandise polluée. Le tourisme a joué un certain rôle, le touriste venant shabituer sur place à la misère des marchandises que l’on avait justement polluées pour lui. (Le touriste est celui qui est traité partout aussi mal que chez lui : cest lélecteur en déplacement.)
    Dans la période qui précéda immédiatement la révolution de 1789, on se souvient combien démeutes populaires ont été déchaînées par suite de tentatives alors modérées de falsification du pain, et combien de hardis expérimentateurs ont été traînés tout de suite à la lanterne avant davoir pu expliquer leurs raisons, sûrement très fortes. Autre temps, autres mœurs ; ou pour mieux le dire les bénéfices que la société de classes tire de son lourd équipement spectaculaire, en appareils techniques et en personnel, paient largement les frais inévitables. Cest ainsi que lorsquon a vu, il y a déjà presque dix ans, le pain disparaître en France, presque partout remplacé par un pseudo-pain (farines non panifiables, levures chimiques, fours électriques), non seulement cet événement traumatisant na pas déclenché quelque mouvement de protestation et de défense comme il sen est récemment prononcé en faveur de lécole dite libre, mais littéralement personne n’en a parlé.
    Il y a des époques ou mentir est presque sans danger parce que la vérité na plus damis (reste une simple hypothèse, et peu sérieuse semble-t-il, quon ne peut ni ne veut vérifier). Presque plus personne ne cohabite avec la vérité. (Et avec le plaisir ? Larchitecture moderne la en tout cas supprimé dans sa vaste sphère daction.) Si le plaisir était fait de jouissances spectaculaires, on pourrait dire les consommateurs heureux tant quils trouvent des images à brouter. La dangereuse dialectique revient alors par ailleurs. Car on voit bien que tout se décompose des dominations de ce monde. Alors que la critique épargne toute leur gestion, tous les résultats les tuent. C'est le syndrome de la maladie fatale de la fin du XXe siècle : la société de classes et spécialisations, par un effort constant et omniprésent, acquiert une immunisation contre tous les plaisirs. Elle mourra du S.I.D.A.


Voir aussi,
Abat-Faim (1), 16 septembre 1985
Abat-Faim (2), EdN 5, novembre 1985
Abidjan, 14 avril 1986
Abolition, 4 mai 1986
Ab irato
, EdN 9, novembre 1986
 

Publié dans Debordiana

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