Ab irato

Publié le par Debordiana


Cette locution latine signifiant «par un mouvement de colère» devrait revenir à la mode aujourd’hui où il n’est guère possible d’écrire, sur quelque sujet que ce soit, autrement que sous l’empire de la colère. Et pourtant, parmi tant d’offenses qu’il faudra citer toutes pour enfin, comme on disait sous la Révolution française, «colérer le peuple», rien peut-être n’est plus monstrueux que le document que nous reproduisons ici.

Une madame Antoine avait gardé, d’un mariage dissous, une fille de six ans, condamnée à très court terme par une grave maladie. Aucune intervention possible, sauf à lui changer d’un seul coup et le cœur et les reins ; ou les poumons peut-être ? Tous les chirurgiens de France et des États-Unis, dont on sait pourtant le goût de l’expérimentation et du cobaye, se refusaient à entreprendre une intervention si barbare et si évidemment vaine. Mais il se trouvait un médecin en Angleterre, prêt à se faire un nom, et de l’argent, sur une telle opération publicitaire. Madame Antoine, cadresse dans la région de Salon-de-Provence, a trouvé l’argent par différents appels à la charité du public, lancés sur quelques media. L’intervention s’étant faite, avec le succès que l’on imagine, Madame Antoine prononça fièrement, le 30 juillet 1986, sur RTL, le cri de victoire qui suit. La station en question, d’ailleurs, a trouvé la chose si exemplaire, et si propice aux progrès de la médecine dans l’esprit des électeurs, qu’elle a mis ce discours sur cassette, que l’on pouvait pour quelques jours entendre en y téléphonant. Une telle infamie est à rapprocher de la tentative, évoquée en annexe, du docteur Ginette Raimbault, «médecin et analyste», voilà dix ans déjà. Cette raclure de divan se proposait de créer un nouveau métier, à la frontière de la psychanalyse et de l’animation culturelle : apprendre à des enfants mourants qu’ils vont mourir, et ce que c’est que la mort. Notons l’utile complémentarité de ces deux opérations, apprendre aux enfants à mourir et prolonger leur agonie, et passons donc au révoltant document en question.

Ainsi parlait madame Antoine : «Je savais que je pouvais perdre Aurore. Aurore savait qu’elle pouvait mourir, puisqu’elle me l’a dit. Elle m’a dit : “Tu sais maman, je sais que je peux mourir.” Mais elle m’a dit : “Je ne veux plus souffrir et on n’a pas le choix, maman, il faut le faire.”
«Il y a le cap d’un mois, on sait ce que c’est, le rejet, une possibilité de rejet, plus… euh… infection, et si elle passe ce mois-ci, c’est déjà pas mal. Et puis il y a le troisième mois, où, bon, monsieur Yacoub m’a expliqué, le troisième mois c’est aussi également instable. Et si elle passe le sixième mois, alors pour le compte on a gagné.
«Alors, le plus fort, c’est qu’elle a été opérée vendredi dernier, et qu’elle est sortie du bloc exactement à 17h30. À 17h45 elle me demandait du Coca Cola ; le lendemain, mademoiselle n’avait plus de ventilation artificielle, moi qui m’attendais à une enfant comateuse pendant huit jours… Et puis, le surlendemain, elle sortait de dix heures de réanimation, à 14 heures, et ce matin elle a commencé à faire ses premiers pas.
«Alors, au moment d’entrer au bloc, euh… psychologiquement bonne approche, puisque je suis allée jusqu’au bloc avec ma fille, dont la dernière image qu’elle a eue, c’état, c’était de moi, et les dernières paroles que je lui ai dites, j’ai dit : “Tu sais Aurore, maintenant, c’est fini, maman ne peut plus t’aider. Je t’ai aidée pour le chirurgien, je t’ai aidée pour l’argent. Maintenant il va falloir te battre, hein ? Alors, chérie, tu penses en t’endormant : Je vais gagner, je vais gagner, je vais gagner.” Elle m’a dit : “Maman, ne t’inquiète pas, je pense que ça va marcher.”»
Question : Elle a six ans et demi ?
«Elle a six ans et demi (rire) oui. Donc, ça c’était à 11h30. L’intervention par elle-même a commencé à midi, quand ils ont commencé à l’ouvrir, à midi. Le greffon est arrivé à deux heures moins le quart, de l’après-midi. Monsieur Yacoub et son équipe ont commencé la transplantation à 14 heures, et à 16h30, la transplantation était terminée.
«Alors à tous ces parents qui ont des enfants à problèmes, comme ça, vraiment… voire incurables, ou dits incurables pendant des années, je… je leur demande de garder l’espoir, et de bien le tenir maintenant, l’espoir, parce qu’on réalise des choses absolument extraordinaires : et surtout d’informer leur enfant, de ne pas leur, leur cacher la vérité, parce qu’ils sont beaucoup plus forts ainsi.»

La mère médiatique à qui nous faisons ici un nom, dans l’intérêt de la science pensons-nous aussi, émule de la fameuse madame Kaufman qui s’est élevée avec une sorte de contentement au statut spectaculaire, et presque à la profession, de «femme d’otage», cache un peu d’embarras tout de même à la manière habituelle de ces êtres-là, c’est-à-dire en mentant avec la plus inepte maladresse. On attribue à la pauvre Aurore la responsabilité de la décision (mais informée par qui donc ? et qui a pu lui apprendre même ce vocabulaire truqué «on n’a pas le choix» ?). Une mère peut désormais déclarer gaiement que si sa fille survit à la fin du mois, elle trouve ça «déjà pas mal». Et si elle passait six mois, alors «on» aurait gagné ! On continue, dans le style du reportage sportif, à nous minuter cette espèce de record. De plus riches font courir des chevaux, mais celle-là n’a trouvé qu’Aurore pour aller mourir sous la casaque de sa mère. On admirera la délicatesse, bien typique de l’époque et de ce milieu social, qui consiste à évoquer à une enfant, et dans ces circonstances, le fait qu’on a trouvé l’argent, et aussi bien le boucher ; et donc qu’elle doit à son tour payer son écot à son sponsor, étant en somme responsable de l’impossible succès. Ici, contrairement à une vieille publicité des pompes funèbres américaines, mourir ne suffit pas. Madame Antoine insinue joyeusement que sa fille était une sorte de surdouée (à six ans et demi), comme elle fut malheureusement à l’avant-garde de la pathologie. Et, dans son narcissisme de la misère, cette gagneuse dit franchement que sa fille fut heureuse puisque «la dernière image qu’elle a eue», avant d’entamer son agonie, c’était l’image, si réussie, de sa remarquable mère.

Annexe
C’est le Pr Jean Royer, l’un des «grands patrons» de l’hôpital des Enfants-Malades, à Paris, qui l’a appelée, en 1965. Ginette Raimbault, médecin et analyste, travaillait alors à l’Inserm. C’est au titre de la Recherche qu’elle fut déléguée dans ce service de pédiatrie, spécialisé dans les maladies rénales : l’un des plus compétents de France et peut-être d’Europe.
Recherche particulière : celle de l’agonie et du deuil. Le service du Pr Royer était, à cette époque où les appareils d’hémodialyse étaient rares et les espoirs de greffe plus rares encore, un service «en souffrance», confronté chaque jour à la plus inacceptable des injustices : la mort des enfants. La question était : comment vivre ce qui nous est donné à vivre, et y a-t-il un moyen de le vivre mieux ? Un moyen d’affronter ce syndrome d’échec, parce que la mort est un échec ; un moyen d’échapper à cette énorme chape de culpabilité, parce que la mort est une faute, ressentie comme telle par chacun des groupes concernés : faute des parents, qui se sentent coupables de n’avoir pu donner «la santé», faute des médecins, qui se sentent coupables de n’avoir pu guérir, faute de l’enfant enfin, qui se sent coupable, lui, de ne pas pouvoir vivre comme les autres. Et de mourir.
Cette faute compacte, que chacun endossait à sa façon, était comme une maladie supplémentaire. Une confusion de plus dans le chaos de la vie et de la mort. Il fallait que quelqu’un vienne mettre de l’ordre dans l’ambiguïté de l’angoisse. Il fallait que quelqu’un vienne mettre des mots sur ce qui n’est jamais clairement dit. Afin que chacun comprenne sa place, son rôle, dans ce jeu pathétique.
Le travail de Ginette Raimbault fut une tâche de délivrance. Parce qu’elle est analyste, peut-être parce qu’elle est femme, sûrement parce qu’elle possède cette «vertu d’écoute» qui est une des qualités humaines les plus efficaces, elle se mit au chevet des autres. Et, surtout, elle donna la parole à cet Autre qui est en chacun de nous, et dont seul un psychanalyste peut percevoir le discours disloqué.
Exorcisme : elle a écouté les parents — les mères surtout — qui sont, dit-elle, des êtres «démolis». Trop impliqués eux-mêmes par le drame qu’ils subissent pour trouver leur place dans ce drame. Ils cherchent des «raisons» à telle maladie, tel manque, tel mauvais gène. Enquête étiologique bien connue des médecins : tous les parents d’enfants malades sont en quête de pardon. Ils s’accusent, eux, ou accusent la médecine, ou le médecin. Ils vont et viennent dans leurs questions, leur chagrin, à la fois révoltés-résignés, lucides et pourtant sourds, désespérés et pourtant prêts à nier l’approche indéniable de la mort.
L’enfant qui, lui, est «en situation de mourir», essaie de leur dire ce qu’il sait. Et il sait tout. «Presque tous les enfants, affirme Ginette Raimbault, ont une connaissance claire de leur mort à venir.» Ils la ressentent comme l’issue logique à leur destin d’enfants malades habitués à leur seul «bagage de souffrance» : «Ils ne me disent rien, mais je sais», dit Jeannette, onze ans. «Tu sais maman, un jour je partirai très loin et je ne te reverrai plus», dit Camille, huit ans.
Clairvoyance insensée qui renvoie au magasin des faux problèmes notre fameuse question : «Faut-il leur dire la vérité ?»
«Quelle vérité ?» s’insurge Ginette Raimbault. La vérité médicale ? Le brutal calendrier des chances (un mois, six mois, un an) ? La vérité n’est pas celle qu’on dit mais celle qu’on écoute. Celle que l’autre a besoin d’exprimer. Celle qui affleure dans un rêve d’enfant, ou dans des cauchemars, dans l’histoire qu’il invente ou le paysage qu’il esquisse devant nous. Ainsi Gabrielle, onze ans, dessine «une promenade à la campagne». Une sorte de pique-nique joyeux. Les personnages sont nets, les couleurs vives. Elle explique : «Après, on s’amuse, on court, mais c’est dangereux à cause des poteaux.» Et elle trace, sur les deux poteaux qui cernent une barrière, l’inscription «danger de mort». «S’il y avait des fleurs, dit-elle, j’en cueillerais… s’il y avait du pain, j’en donnerais aux cygnes… si je pouvais, je goûterais sur l’herbe. Mais il y a les poteaux, et on pourrait mourir si on les touchait.»
Ceci est la vérité de Gabrielle. Elle n’a pas à être commentée, mais acceptée. Elle n’a pas, surtout, à être «contre-dite» : la contre-vérité, c’est le «bobard», le mensonge, le rejet dans l’angoisse avec ses effets destructeurs. Car, «le plus grand dommage pour l’enfant reste le fait qu’aucune parole de l’entourage ne soit venue lui permettre de nommer l’événement et l’inscrire dans son histoire». Ginette Raimbault ne répond pas à des questions. Elle n’est pas enquêteuse de la peur. Simplement, quand un enfant lui dit : «Je vais mourir», elle ne répond pas «non». Elle demande : «Pourquoi, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Qu’est-ce qui te fait penser ça, ce matin ?» Et elle lui donne cette extravagante permission : évoquer sa mort. En lui montrant qu’il a le droit d’en parler, que ce n’est ni tabou, ni honteux. Afin qu’il puisse enfin entendre ce qu’il exige d’entendre de l’autre : «Moi aussi je suis préoccupée par ta mort — je sais que tu… en as peur… la désires… l’attends… voudrais la chasser… que tu espères vivre… Ce que tu vis ne te sépare pas de moi.»
Comptines du «je reste-avec-toi, je suis-proche-de-toi». Réassurance du «Moi aussi je sais». Paroles, ou attitude de non-séparation : car l’enfant désire avant tout «être avec». Il dit : «Ne t’en va pas, ne me quitte pas, tourne-toi vers moi pour que je te voie», car c’est lui qui part. Vers une solitude inconnue. Qu’il pressent, qu’il appréhende, qu’il conjure en demandant d’emmener son ours avec lui : ceux qu’il aime, près de son visage, ceux qu’il n’aime pas, aux pieds.
Suffit-il d’être là ? Oui, mais avec honnêteté. Sans chercher à le berner. Sans lui imposer silence, pour notre seul confort. Raymond, sept ans, le dit : «Les mots, ça reste dedans, ça fait mal.» Si l’enfant ne parle pas de ce qu’il sait, c’est déjà, pour lui, la solitude. «Il ne s’agit pas, dit Ginette Raimbault, de les aider à mourir, mais de les aider à vivre jusqu’au bout.» Donner la main, en somme, pour traverser…
Ginette Raimbault, frêle femme en blanc, poursuit sa tâche, qui est peut-être de réapprendre aux gens que nous sommes à comprendre la mort. Voix douce, très beau regard, elle dit : «Je n’ai pu rédiger mon livre qu’après…» Après quoi ? Après cette période vraiment trop dure où il y avait trop peu d’espoir pour les enfants. Aujourd’hui, grâce à la dialyse et aux greffes, le bilan est moins désespérant. Mais il reste — un peu partout — des enfants malades, et menacés. Il reste que l’hôpital est toujours pour eux un lieu de souffrance et de séparation, qui justifie une «humanisation» particulière. Celle-ci est en bonne voie : il y a maintenant à Villejuif, dans le service de cancérologie infantile, deux analystes à temps partiel, une aussi chez le Pr Jean Bernard, et une dans le service de pédiatrie du Pr Alagille, à Bicêtre.
Ginette Raimbault, elle, a formé une équipe, bien intégrée au personnel soignant. Car le malade est un tout, c’est-à-dire une personne, même lorsqu’il s’agit d’un enfant, et il ne doit pas y avoir d’un côté le médecin qui s’occupe du corps, et de l’autre une dame chargée de prendre en charge, à elle seule, l’angoisse des mourants. L’humanisation, c’est aussi cela : un regard global sur celui qui souffre.
La tâche n’est pas spectaculaire. Il ne s’agit pas d’une invention technique. Elle ne fait pas reculer les coups portés par ce que nous enfermons dans le mot «maladie». Il s’agit seulement de rejoindre, par des voies attentives, ceux qui peut-être ne vivront pas. De partager leur solitude. De les aider à se séparer de la vie, et à assumer l’énénement qui s’approche. Dignement.
Tentative pour une mort mieux «vécue» ? Le paradoxe des mots n’est que superficiel… Mais cela nécessite que nous soyons capables, nous, de vivre mieux le deuil qui nous attend.
Geneviève Doucet
Elle, 16 février 1976.

Encyclopédie des Nuisances, tome I, fascicule 9, novembre 1986.

Publié dans Debordiana

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