Ouvrez la bouche, vous êtes fiché
Il agit toujours en plein jour, devant un public ami, après avoir invité la presse et même parfois la police. Juché sur un escabeau, il "barbouille" une des grandes affiches qui enlaidissent le paysage de l'un de ses slogans préférés - "la pub fait dé-penser". Si la police n'a pas assisté au spectacle, il se rend à pied au commissariat pour faire une déposition.
François Vaillant est l'un des fondateurs du Collectif des déboulonneurs. Cet ancien dominicain de 58 ans, rédacteur en chef de la revue Alternatives non violentes, doit comparaître lundi 21 septembre devant le tribunal de Rouen. Non pas en tant que "barbouilleur", mais parce qu'il refuse de figurer dans le Fichier national des empreintes génétiques, le Fnaeg. Pourquoi, demande-t-il, les empreintes d'"un dissident, pas un délinquant", figureraient-elles dans ce fichier qui recense déjà plus d'un million de personnes ? Pourquoi accepter l'existence d'un tel fichier, "une aubaine dans l'éventualité d'un gouvernement de type Vichy" ?
En mai 2007, il avait été condamné à 1 euro d'amende pour dégradation de mobilier urbain. Il rêve maintenant d'un procès contre un afficheur. Des paysans du Larzac qui l'ont formé quand il avait 20 ans, il a appris que le procès est une tribune publique, un des outils de la désobéissance civile. Ce lundi, sa cause sera celle des centaines de personnes qui, chaque année, refusent un prélèvement d'ADN.
Un an après avoir été condamné, il avait été convoqué au commissariat et, sommé d'offrir un échantillon de salive, avait refusé d'ouvrir la bouche. Il le sait : il a la loi contre lui, et l'infraction est passible d'un an de prison ferme et de 15.000 euros d'amende.
Marie-Christine Blandin viendra témoigner en sa faveur. Depuis qu'elle a été élue sénatrice (Verts), l'"ancienne prof de sciences nat'", effrayée par les conséquences du fichage génétique, fait le tour de France des tribunaux pour soutenir les récalcitrants. Vendredi 18 septembre, elle devait être à Caen au procès de François Dufour et de l'un de ses camarades du Collectif des faucheurs volontaires. Jugé en mai 2008 pour refus de prélèvement, l'ancien porte-parole de la Confédération paysanne avait été relaxé, mais le parquet a fait appel.
Les procès pour refus de prélèvement d'ADN se multiplient. Au ministère de la justice, faute de statistiques sur les relaxes, leur nombre demeure inconnu. Reste celui des condamnations : 245 en 2004, 519 en 2007. C'est peu, comparé à l'inflation du nombre de personnes fichées : 40.000 en 2004, 806.356 au 1er octobre 2008, 1.080.000 au 1er septembre 2009. Au cours du seul mois d'août, 34.500 personnes ont été répertoriées dans le Fnaeg, indique le commissaire principal Bernard Manzoni, à la police technique et scientifique, installée à Ecully, près de Lyon.
Le Fnaeg est "un outil efficace", note le commissaire. Depuis sa création, il a permis 25.000 rapprochements entre des traces relevées sur une scène d'infraction et des empreintes fichées. "Il faut reconnaître qu'il permet de résoudre des affaires, mais on est maintenant dans une logique d'alimentation du fichier, estime Matthieu Bonduelle, le secrétaire général du Syndicat de la magistrature. Personne ne prône le fichage généralisé, mais, de fait, on est en train de l'effectuer."
Plus d'un million aujourd'hui, combien demain ? "On n'est pas en vitesse de croisière", remarque Yann Padova, le secrétaire général de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL). Avant d'occuper ces fonctions, Yann Padova avait fait un calcul basé sur des statistiques policières et judiciaires de 2003 et 2004 : potentiellement, le Fnaeg était alors susceptible de répertorier les empreintes de 4 millions de personnes.
C'est que le recrutement est large : y figurent non seulement les personnes qui ont été condamnées dans le cadre de 137 infractions (à l'exception notable des délits financiers), mais aussi les suspects à l'encontre desquels "il existe des indices graves ou concordants". Sur les 1.080.000 personnes fichées au 1er septembre, 263.000 l'avaient été à la suite d'une condamnation (leur empreinte sera conservée quarante ans), et 817.000 simplement comme "mises en cause dans des affaires judiciaires" (la conservation est alors de vingt-cinq ans).
Créé en 1998 sous Lionel Jospin pour recenser les empreintes des auteurs d'infractions sexuelles, modifié en 2001 par la loi Vaillant, le Fnaeg a changé de nature en 2003, lorsque Nicolas Sarkozy était ministre de l'Intérieur. Les infractions banales et les personnes suspectées ont été introduites, la sanction pour refus a été alourdie, et surtout les officiers de police judiciaire ont été habilités à ordonner un prélèvement, alors que seuls les magistrats avaient ce privilège.
La CNIL reçoit chaque année "une petite dizaine" de plaintes de personnes qui demandent à être radiées du fichier. Parmi elles, un père qui y figurait pour non-paiement de pension alimentaire. Pour Benjamin Deceuninck, un des animateurs du collectif Refus-ADN, "la police a automatisé le fichage : maintenant, dès qu'on se retrouve au commissariat, on doit donner son empreinte, c'est une politique du chiffre".
Lui-même a déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), à Strasbourg, en octobre 2008, après avoir été condamné à 500 euros d'amende par la Cour de cassation pour refus de prélèvement. La CEDH a aussi été saisie par un collectif de trente-deux faucheurs volontaires. C'est que les récalcitrants se recrutent chez les désobéisseurs de tout poil, des anti-OGM aux anti-pub en passant par les jeunes gens de Tarnac. Mais pas seulement.
Jean-Yves Hubert, lui, se souviendra longtemps de ce matin de 2006 où il s'est disputé avec son colocataire pour une histoire de loyer. Ils se sont battus, le colocataire a porté plainte. Au commissariat, le jeune homme a refusé qu'on lui prélève un peu de salive. Question de principe. Etudiant en informatique, il refuse d'être "catalogué comme un violeur", s'interroge sur ce que ce fichier "donnera à l'avenir", voit "un acte de défiance" dans cette volonté de le ficher et, "par symétrie", se méfie. Il a été condamné à 500 euros d'amende et un an de prison avec sursis pour violences volontaires et refus de prélèvement d'ADN.
Devenu consultant en informatique, le jeune homme n'en est pas quitte pour autant. Car le délit est "continu". Un an après sa condamnation, nouvelle convocation pour prélèvement, nouveau refus, nouvelle amende. Jean-Yves Hubert fait appel, perd. Son "entêtement" lui a coûté 2850 euros et il peut à tout moment recevoir une nouvelle convocation - "peut-être au lendemain de la publication de l'article...", plaisante-t-il. Quelques mois avant la fameuse bagarre, il avait adhéré à l'UMP. Il n'a pas renouvelé sa cotisation.
Leur presse (Marie-Pierre Subtil, Le Monde), 18 septembre 2009.