Crise, contestation sociale et mouvement No Border
Ce texte est né de questions pratiques posées dans le cadre de la préparation du camp No Border de Bruxelles (du 25 septembre au 3 octobre). Durant ce camp aura également lieu à Bruxelles une rencontre ECOFIN des ministres des Finances des pays européens. Lors de discussions préparatoires au camp, nous nous sommes interrogés sur notre position, en tant que participants au réseau No Border, à l’égard de ce sommet : Devons-nous ou voulons-nous prendre position par rapport à cette rencontre européenne ? Sur quelles bases définir notre position ? Comment arriver à lier les politiques anti-migratoires européennes aux autres politiques économiques européennes ? Comment pouvons-nous intégrer la crise actuelle dans notre réflexion ? Quels pourraient être les objectifs et les enjeux d’une telle prise de position ?
Sur le chemin de ces questionnements, nous avons abordé plusieurs thèmes. Tout d’abord, nous nous sommes interrogés sur la manière dont sont habituellement exprimés les discours anti-racistes et pro-migration. Quels sont les différences et les points communs de ces discours ? Sur quelles questions insistent-ils et quelles questions laissent-ils de côté ? Surtout, quels sont leurs effets ?
Ensuite, nous avons abordé cette nouvelle crise du capitalisme et ses effets potentiels sur les politiques anti-migratoires, la manière dont les politiciens utilisent «la» crise pour faire passer des réformes anti-sociales et ce que cela implique en termes de migration. Nous avons également réfléchi sur la manière dont le mouvement pro-migration peut se positionner par rapport aux éventuels révoltes et mouvements sociaux s’opposant à la gestion politicienne de la crise financière.
Enfin, nous avons essayé d’envisager comment les discours pro-migration pourraient se renouveler, et dans quels buts. Comment arriver à créer du commun entre la situation des migrants et celle des autochtones ? Finalement, nous avons réfléchi sur les pratiques auxquelles ces discours pourraient être adossés.
Pour être clair, nous ne prétendons pas avoir les réponses à toutes ces questions. Nous essayons juste de produire des réflexions et des débats, de lancer quelques pistes, devant être travaillées, critiquées et éventuellement mises en pratique dans des situations particulières.
I. LES PÔLES ET LES LIMITES DES DISCOURS PRO-MIGRATION
Il nous semble que l’on peut différencier deux pôles dans le discours pro-migration, pôles entre lesquels prennent place la variété des discours tenus par les différents groupes et réseaux de soutien aux migrants et de lutte contre les frontières. Cette classification est évidement un peu artificielle, nous pensons néanmoins qu’elle se rapporte à une certaine réalité des mouvements pro-migration.
D’une part, il y a un pôle radical qui peut être défini comme développant un discours en faveur de la liberté absolue de circuler et de s’installer, contre les frontières, contre l’État et contre le capitalisme. Ce discours, souvent adossé à des actions directes, violentes ou non, contre les structures économiques et étatiques de répression des migrants, a le mérite d’essayer d’intégrer la lutte contre les politiques anti-migratoires dans une critique du système capitaliste. Néanmoins, la manière de l’exprimer est souvent assez rudimentaire, se réduisant à affirmer un rejet total de toute structure capitaliste ; aussi n’atteint-elle que rarement des gens non-sensibilisés aux questions migratoires. Si il y a des exceptions, on peut dire que globalement ce discours ne s’adresse qu’aux convaincus.
D’autre part, on peut identifier un pôle modéré mettant plus l’accent sur les processus de régularisation des sans-papiers et l’opposition aux camps de détention. Si ce discours trouve parfois un écho plus large, lors de manifestation de masse ou via des associations reconnues par exemple, il fait habituellement l’impasse sur la question du cadre politique et économique dans lequel s’intègrent les politiques anti-migratoires. Sous sa pire forme, ce discours se limite à demander une «humanisation» des conditions de détention des migrants. On en arrive là à un discours éthique, basé sur la pitié à l’égard des pauvres étrangers (avec tous les relents racistes que cela peut impliquer), n’ayant plus rien de politique.
Mis-à-part la répression
Bien que des différences existent entre les multiples versions des discours pro-migration, on peut constater qu’ils ont en commun de se focaliser principalement sur la question de la répression contre les migrants. L’utilisation par les sphères économiques du réservoir de main d’œuvre bon marché que constituent les migrants est certes parfois abordée par les acteurs pro-migration, mais elle ne constitue quasiment jamais un point central de leur argumentation. À l’inverse, les syndicats, collectifs ou réseaux actifs sur la question du travail et sur les questions économiques n’abordent quasiment jamais ces questions à partir de la situation des migrants.
Cette insistance sur la question de la répression est évidemment compréhensible, c’est toujours une urgence, l’aspect le plus révoltant de la situation des migrants, qui eux-mêmes considèrent que c’est le principal enjeu : sortir du cercle de la répression et pouvoir mener une vie «normale».
Si la question de la répression des migrants est pertinente et ne doit en aucun cas être ignorée, on peut tout de même poser le constat d’une certaine faiblesse des discours pro-migration, qui en viennent souvent à être uni-dimensionnels, à ne concerner strictement que les questions migratoires, et plus particulièrement la répression. Cela peut sembler normal, mais à notre avis, il y a là un paradoxe : pour de nombreux activistes pro-migrants, la question de la migration est centrale, elle est le point critique qui révèle l’état de nos sociétés, qui montre le vrai visage du capitalisme et qui permet de discerner les évolutions vers lesquelles tendent nos systèmes politiques. Pourtant, il est rare que, à partir de la question de la migration, nous arrivions à développer des discours ou des actions concernant d’autres aspects de la société.
On peut bien sûr penser et soutenir que le mouvement pro-migration doit rester concentré uniquement sur ses objectifs principaux et ne pas gaspiller son énergie limitée sur des thématiques connexes, qu’il n’est pas important d’essayer d’élargir les perspectives de nos luttes. Au contraire, nous pensons que, particulièrement dans le contexte de cette nouvelle crise du système capitaliste, ce serait une grave erreur.
2. LA CRISE FINANCIÈRE ET SES EFFETS POSSIBLES SUR LES POLITIQUES MIGRATOIRES
Cela fait deux ans que les banques et les bourses ont commencé à s’effondrer. Des milliards d’euros ont été dilapidés et pourtant la chute continue. Après avoir tout fait pour sauver le système financier, les gouvernements commencent maintenant à faire payer les peuples : Grèce, Roumanie, Espagne, Angleterre… Toute l’Europe y passera. Cette énième crise du capitalisme est une formidable opportunité pour les gouvernements et les institutions internationales : les plans d’austérité, qu’ils ont voté ou s’apprêtent à voter, sont de véritables plans de casse sociale (réduction des salaires, des retraites, remise en cause des droits sociaux et des mécanismes de solidarité…).
On peut s’attendre à ce que ces réformes anti-sociales produisent des effets, autres que l’augmentation des ventes de Xanax et d’abonnements télévisuels. Deux directions principales se dégagent : d’une part, une remise en cause des institutions voire du système capitaliste ; d’autre part, un repli identitaire et un renforcement des sentiments xénophobes. Ces deux directions peuvent sembler contradictoires mais sont hélas souvent complémentaires. Sous une forme organisée, elles s’expriment notamment dans les dérives racistes de certains syndicats ou dans le développement des groupuscules autonomes-nationalistes. Si ces organisations sont encore marginales, le mélange de sentiments anti-institutionnels et anti-migrants se développe de manière alarmante chez de nombreuses personnes. Le racisme étant même souvent un exutoire de la rancœur contre les violences du système capitaliste («Ras-le-bol des étrangers qui viennent piquer mon boulot»). C’est là qu’est le principal danger, dans l’agrégation au quotidien des discours racistes et critiques envers le système, c’est là que les effets des réformes anti-sociales peuvent être catastrophiques pour le mouvement pro-migration : dans le renforcement et l’ancrage durable des sentiments xénophobes, dans le retour à une Europe nationale et nationaliste, de plus en plus fermée et raciste.
Utilisation politicienne de l’immigration et mouvements sociaux
Ce mélange de sentiments reflète une réalité que le mouvement No Border ne peut éviter : dans nos sociétés, l’immigration et la manière dont elle a été gérée représentent souvent un point de rupture, une cristallisation du débat débouchant finalement sur un rejet de l’autre. C’est le cas au niveau urbanistique (création des banlieues et ghettos), au niveau social (interdiction du voile), et au niveau économique (acception de la compétition nationale pour l’emploi, mais pas de celle avec les migrants). Cette cristallisation résulte peut-être de la situation économique difficile, du développement de la compétition de tous contre tous et de la montée de l’intolérance, mais pas seulement. Si les migrations et les mélanges de population ont eu lieu de tous temps, aujourd’hui ces phénomènes atteignent un niveau tel qu’il devient difficile de les gérer harmonieusement. Le nombre d’êtres humains sur Terre, les inégalités sociales et internationales du système capitaliste, la croissance d’énormes mégalopoles, le développement des moyens de transport, l’attractivité de la société de consommation et les technologies de propagande — tout cela provoque les migrations et participe au renforcement des inégalités, elles-mêmes génératrices de tensions.
Comment dans ce cadre, ou en-dehors, développer des villes cosmopolites, arriver à la cohabitation pacifique et mouvante des cultures et des modes de vie ? La question reste posée…
Certains ont des réponses : les gouvernements jouent sur ces tensions et exacerbent la peur de l’autre. Les migrants représentent la menace intérieure et extérieure, il s’agit de parler de migration pour ne pas parler du chômage, des baisses de salaire et des licenciements. La situation économique et les dogmes capitalistes actuels imposent des réformes d’une violence sociale inouïe. Pour que ces mesures passent sans trop de révolte, les gouvernements s’appuient sur le racisme existant et développent des discours et des politiques anti-migration. Dresser les pauvres contre les pauvres a toujours été une stratégie gagnante pour les puissants.
Heureusement, on commence à voir se développer, en Roumanie ou en Grèce par exemple, des mouvements sociaux s’opposant aux politiques économiques de l’État. Mais force est de constater que, d’une part la question des droits des migrants est complètement absente de ces mobilisations, et que d’autre part ces mouvements restent enfermés dans une optique nationale de défense des «acquis» sociaux. Dès lors, plusieurs questions se posent au mouvement pro-migration. Comment pouvons-nous arriver à contre-balancer la montée des sentiments xénophobes dans ce contexte de crise économique ? Comment pouvons-nous avoir prise sur ces processus de contestation sociale en développement, pour arriver à y intégrer des considérations sur la situation des migrants et les politiques anti-migratoires ?
3. NOUVELLES PAROLES, NOUVELLES BRÈCHES ?
Si l’on considère que ces questions relatives aux migrations et à la crise comportent quelques enjeux, il peut être intéressant de voir comment on peut modifier les discours pro-migration habituels pour les mettre en relation avec les données économiques et sociales actuelles.
Comment arriver, à partir de nos positions sur la liberté de circulation et la répression anti-migrants, à développer des discours sur la crise et les réformes anti-sociales qui puissent toucher des gens étrangers aux questions migratoires ? Il ne s’agit pas ici de défendre une modération de nos discours, la question est plutôt de réfléchir sur comment les articuler, par quels mots et quels moyens, dans le cadre capitaliste ? Comment développer des discours plus effectifs sur le plan des idées et ayant prise sur la question sociale ?
Trouver le commun
En ce qui concerne le discours, il peut sembler utile de commencer par s’appuyer sur quelques réalités, des «évidences» pourtant bonnes à rappeler.
Dans un premier temps, on peut pointer le caractère inexorable des migrations. Les humains se sont toujours déplacés et se déplaceront toujours. Le projet insensé d’arrêter les flux migratoires se heurte à un mouvement aussi vieux que la race humaine et ne peut produire en définitive que des pratiques barbares et inhumaines, bien incapables d’endiguer les mouvements de migration.
Dans un deuxième temps, rappelons que même l’expulsion de la totalité des sans-papiers ne ramènerait pas le plein emploi. Le chômage ne résulte pas de la présence des migrants, il est une des caractéristiques centrales du capitalisme : maintenir un certain niveau de chômage permet de faire jouer la compétition de tous contre tous, de limiter les revendications sociales. Surtout, soutenir les politiques anti-migratoires n’a jamais participé à la création d’aucun nouveau droit social ou d’aucune nouvelle richesse. Sur ce point, on ne dira jamais assez où se trouve la richesse : des milliers de milliards d’euro ont été déversés dans le système bancaire. L’argent est là, en suffisance pour tous. Les luttes contre les réformes anti-sociales européennes ne gagneront rien en s’opposant aux migrants, la question pour elles est bien une autre forme de partage des richesses, profitable à tous.
Enfin se pose la question de comment réorienter les discours pro-migration pour qu’ils soient en relation avec les politiques économiques globales. Comment arriver, en partant d’un discours sur la situation des migrants, à atteindre la réalité de la situation de tous les travailleurs ou sans-emplois ? Sur ce point, le réseau Euromayday a nommé dès 2004 le processus connectant la situation des migrants à celle des autres travailleurs, cette situation commune à tous, c’est la précarité. Les discours sur la précarité doivent certainement être affinés et contextualisés en fonction des situations, mais ils ont le mérite de créer du commun entre migrants et autochtones, de permettre de lier tous les travailleurs et sans-emplois, avec ou sans papiers, dans un même processus. À partir de cette situation commune, il devient possible d’envisager des paroles et des réactions communes, prenant en compte la répression que subissent les migrants.
Un déplacement stratégique
Poser la question des possibles évolutions des discours pro-migration amène aussi inévitablement celle de leur diffusion. Si l’on élabore des discours croisant les thématiques des migrations et de la crise, comment les rendre audibles ? Quels sont les objectifs de ces discours ? À quelles actions et pratiques peuvent-ils être articulés ?
Nous considérons que le principal enjeu d’un renouvellement des discours pro-migration est d’arriver à s’opposer plus efficacement à la xénophobie montante, d’accroître la puissance des thématiques anti-racistes. Dans cette optique, il paraît nécessaire de sortir le mouvement pro-migration de son isolement relatif, de créer des liens avec les acteurs d’éventuelles luttes ou révoltes sociales, qui pourraient tout aussi bien devenir des alliés ou des ennemis puissants. L’idée est d’essayer que la question des migrants et des migrations traverse d’autres mouvements, que ces mouvements s’interrogent et prennent position sur cette thématique fondamentale.
Arriver à ce résultat implique inévitablement de soulever la question des migrations dans les lieux où sont ressentis et discutés les effets de la crise : dans les espaces de discussion (assemblées, débats, publications, sites) ; dans les lieux de vie ou de travail (cités, écoles, universités, entreprises) ; mais aussi dans certaines structures de pouvoir comme les syndicats. Écrire, diffuser, interpeller est nécessaire, mais s’en tenir au niveau des débats d’idées n’est certainement pas suffisant : pour posséder un réel pouvoir de transformation, les idées doivent se référer à des pratiques. C’est pourquoi nous pensons que l’élargissement des discours anti-racistes nécessite également un élargissement de nos domaines d’activité et des cibles de nos actions.
Pour éviter que des mouvements de contestation sociale ne s’enferment dans des visées nationales et identitaires, il semble important que des acteurs s’y impliquent en assumant une identité pro-migration forte, que des solidarités actives et effectives soient créées dans la lutte. D’une certaine manière, il s’agit de transposer dans la pratique l’idée selon laquelle une transformation profonde des politiques migratoires ne peut passer que par une remise en cause du cadre capitaliste dans lequel elles prennent place. Il s’agit de s’opposer activement et radicalement au système capitaliste pour tenter d’opérer un rapprochement avec ceux subissant les foudres de ce système, ou le remettant en cause. Si cette mise en pratique peut se réaliser dans des mouvements larges, elle peut aussi se développer de manière autonome par des actions menées à partir d’une position anti-raciste et dirigées vers des cibles connectées au capitalisme et à la crise. Des cibles telles que des lobbies financiers ou patronaux, des instances gouvernementales, des institutions économiques, des banques ou une rencontre européenne des ministres des Finances…
Rappelons une dernière fois que proposer ce déplacement stratégique dans le choix de nos actions ne signifie pas renoncer aux discours et aux actions sur la thématique propre des migrants et de la répression. Il s’agit plutôt d’essayer de voir comment ouvrir de nouvelles brèches, comment prendre en compte le contexte particulier dans lequel nous nous trouvons et comment anticiper nos réactions par rapport à d’éventuels mouvements de masse s’opposant à des réformes anti-sociales.
Radical Europe, 7 août 2010.