"C'est pas sympa ici !" - Chronique judiciaire, première

Publié le par la Rédaction


Ceci est le premier texte de quelque chose qui voudrait devenir, j’espère, une série de chroniques judiciaires, se déroulant au tribunal de Nantes.
Pourquoi des chroniques judiciaires ? Pour pouvoir saisir la justice comme une institution qui fonctionne au quotidien, traversant la vie de milliers de personnes, victimes, prévenu-e-s, détenu-e-s, témoins… La justice, ce n’est pas juste les procès «politiques» des ami-e-s arrêté-e-s après une manif ou une action. Ce n’est pas non plus les procès sensationnels de vilain-e-s violeureuses d’enfants qu’on voit à la télé.
Plus simplement : pour essayer de comprendre la réalité de cette énorme machine, la décortiquer dans son quotidien pour mieux savoir où et comment agir par rapport à elle.

«C’est pas sympa, ici !» : exclamation d’une personne croisée avant l’audience. En effet, ce fameux palais de justice de Nantes est tout sauf sympathique. Je ne sais pas bien ce que les concepteurs ou commanditaires de ce tribunal voulaient donner comme image de la justice, mais le résultat final est un grand cube noir, immense, mégalo et intimidant. Métal et plastiques noirs, vitres transparentes, pièces immenses avec très peu d’endroits pour s’asseoir, et aucun qui soit confortable. Le message est clair : si la justice d’ici doit être à l’image du lieu qui l’abrite, elle sera glaciale, hostile et intimidante. Rien dans cet endroit n’est fait pour mettre en confiance, rassurer ou guider. L’énorme hall central ne comporte aucune indication claire d’où aller ni de quoi faire, et la seule personne préposée à l’accueil est soigneusement isolée derrière une vitre, dans un grand box tout aussi noir que le reste. Cela donne des ballets étranges d’individu-e-s perdu-e-s avant les audiences, hésitant entre les nombreuses salles possibles et tentant de glaner des informations auprès du personnel de sécurité, auprès des avocats passant par là ou éventuellement auprès d’autres usager-e-s ayant l’air un peu moins perdu-e-s.


L’écart entre l’idéal proclamé de l’institution et sa réalité apparaît déjà à ce stade. Au milieu du hall, les glorieux textes officiels de la République défilent dans les piliers rouges de la salle, proclamant que «les citoyens sont égaux devant la loi». À l’entrée du hall, au niveau de la fouille de sécurité, l’examen est le même pour tou-t-es … sauf pour des individu-e-s pressé-e-s, cravates autour du cou, costumes distingués et serviettes en cuirs, qui échappent au passage à travers le portique de détection, et qui continuent leur chemin avec l’air concentré de celleux qui ont des choses importantes à faire. Probablement sont-ils procureurs, juges ou avocats se rendant au travail, et le contraste est intéressant entre la queue des usager-e-s ordinaires de la justice, un peu désemparé-e-s dans leurs vêtements quotidiens et ces expert-e-s, seul-le-s à se déplacer de manière fluide et assurée dans ce bâtiment tout droit sorti de Star Wars. La souveraineté du peuple, fondation théorique de tout cet endroit, semble bien abstraite.

Aujourd’hui, il s’agit d’une audience du tribunal correctionnel, c’est-à-dire une audience des petits délits : vols, outrages et autres prises de têtes avec les forces de l’ordre, rixes et violences quotidiennes, affaires de stupéfiants et infractions au code de la route. La salle d’audience est un peu plus chaleureuse que le hall qui la précède : bois laqué partout, murs bruns clairs et des bancs comportant au moins des dossiers et des accoudoirs, progrès certain par rapport aux rectangles noirs présents dans le hall. Petit à petit, tout le monde arrive progressivement dans la salle : étudiant-e-s en droit faisant un stage, victimes venu-e-s pour voir leur perte reconnue, prévenu-e-s se préparent à vivre leur procès, avocats échangeant des badinages avec leur collègues. Toute la salle baigne dans un brouhaha constant, au milieu duquel de nombreux avocats n’ayant jamais vu leurs clients se mettent à les chercher à haute voix, histoire de pouvoir leur parler avant l’arrivée du juge.


À contre-courant de l’air du temps qui voudrait mettre un écart le plus large possible entre victimes et délinquant-e-s, tout le monde est logé à la même enseigne dans cette pièce. À ce stade, l’écart existe plutôt entre les professionnel-le-s de la justice, à l’aise dans cet univers qui est le leur, et les usager-e-s, la plupart assez perdu-e-s dans ce monde pas particulièrement accueillant. Les interactions entre ces deux univers sont assez difficiles, comme en témoigne le speed croissant de l’huissier de séance, employé du tribunal théoriquement chargé d’organiser le déroulement de l’audience, mais qui se retrouve surtout pour l’instant à répondre aux interrogations des personnes présentes. Une seule personne pour répondre aux questions de toute une salle, et qui doit répondre à ces questions avant le début de l’audience, c’est-à-dire d’ici quelques minutes. Toutes les convocations aux prévenu-e-s et aux victimes ont été faites à la même heure, 14 heures, et les dossiers correspondant chacun à une affaire particulière font s’enchaîner toute l’après-midi dans un ordre pas particulièrement déterminé. Encore un autre élément d’incertitude pour les personnes présentes : il est impossible pour elles de savoir à l’avance si elles vont passer à 14h30 ou à 18 heures. Plus tard dans l’après-midi, ça donnera à l’audience un petit air de loterie, tout le monde tendant l’oreille à chaque début de dossier pour savoir si c’est, enfin, le tour de «son» dossier.

Soudain, une sonnerie retentit, l’huissier de séance annonce «La Cour !» (petit souvenir de l’Ancien Régime) et le juge (c’est un homme pour cette fois, mais il y a des juges femmes aussi) de l’audience d’aujourd’hui entre dans la pièce par une porte faisant face à la salle, s’installant au milieu d’un grand pupitre, surélevé de quelques centimètres par rapport au reste de la pièce. Petit détail architectural, un puits de lumière vient faire descendre un cône lumineux sur l’emplacement du juge, rappelant, si c’était nécessaire, qui est au centre de toute cette histoire. D’ailleurs, le silence se fait spontanément dans la salle, tranchant assez fortement avec le bourdonnement constant qui régnait quelques seconds auparavant.

À ce moment, une sorte de ballet, assez incompréhensible de l’extérieur, commence : les demandes de renvoi. «Renvoyer» une affaire, c’est remettre son traitement à plus tard, pour une raison ou pour une autre : parce que l’avocat n’est pas disponible le jour même, parce qu’une expertise manque… Étant donné que les prévenu-e-s ou les victimes maîtrisent assez peu les règles de ce jeu, tout se joue avec les avocats, regroupés autour du juge pour plaider leur cause et obtenir le renvoi si nécessaire «pour les besoins de la défense» (selon l’expression classique). Tout ça dure quelques minutes, et a lieu sans explication réelle aux personnes présentes dans la salle, qui ne seront informées du résultat de la négociation, si elle les concernait, que par leur avocat venant leur annoncer tout ça après la bagarre, l’air dépité ou satisfait en fonction du résultat. C’est uniquement après cette séance que la longue litanie des affaires va commencer. Il est 14h30, les dossiers vont s’enchaîner jusqu’à 19h30, après une courte pause de dix minutes. Pour les personnes passant en dernier, ça veut dire un peu plus de quatre heures d’attente, à entendre des évènements et des vies de personnes inconnues être racontés et disséqués.

Chaque examen d’affaire se déroule essentiellement de la même manière. Tout tourne autour du «dossier», pochette rouge assez épaisse contenant actes d’enquête, compte-rendus de témoignages, procès-verbaux de policiers, casier judiciaire du prévenu, enquête sociale qui est supposée amener des éléments sur la vie du prévenu… Tout ce dont il sera discuté à l’audience doit se trouver là-dedans, et une audience est au moins autant (voire même plus encore) audience d’un dossier qu’audience d’une ou de plusieurs personnes prévenu-e-s. On pourrait croire qu’un procès pénal se joue au niveau des faits, mais à ce stade-là, l’enquête est déjà bouclée, le travail d’investigation ne se poursuit pas pendant le procès, et tout ce qui va se jouer durant l’audience, c’est une interprétation du dossier, de tous ces éléments qui ont été relevés par la machinerie judiciaire. Comme représenté dans les séries ou dans les films, le procès est central dans l’établissement de la vérité judiciaire, mais en vérité, l’essentiel s’est déjà joué avant, dans la sélection préalable de ce qui est considéré pertinent ou pas pour la justice. C’est aussi avant l’audience, pendant la constitution de ce dossier que les pressions, préjugés et mécanismes sociaux d’exclusion peuvent jouer un maximum, parce que les interactions avec un flic, un procureur ou un auxiliaire de justice chargé de nous interroger sur notre vie sont très différentes suivant qu’on est une caissière, un chômeur un peu basané, un cadre sup’ ou un fils de chef d’entreprise.

Pour chaque affaire, à partir de ce dossier, le déroulement est assez balisé : le dossier est appelé par l’huissier de séance, le (plus rarement la) prévenu-e va se mettre en hésitant «à la barre», c’est-à-dire debout, derrière un pupitre pourvu d’un micro, sous le regard surplombant du juge en face et du procureur à droite (là encore, c’est un homme dans cette audience, mais les procureures sont courantes aussi). Ensuite, le juge commence à lire le dossier que lui a transmis l’huissier de séance, d’abord l’intitulé de l’affaire, ce qui est reproché au prévenu, puis le casier judiciaire éventuel du prévenu, et ensuite l’état civil, c’est-à-dire nom, prénom, âge, adresse, profession et domicile. Ensuite, le président (c’est-à-dire le juge) pose des questions au prévenu, sur les faits d’abord et souvent ensuite sur sa vie. Ces questions tendent toujours à la même chose : dresser une sorte de portrait de la personne jugée, portrait qui est établi à partir des faits, de ce qu’elle déclare sur ces faits et enfin des grands traits de sa vie, genre travail, études, famille, fréquentations et confrontations passées avec l’autorité. C’est à partir de ce «portrait» que tous les acteurs vont jouer leur rôle : le procureur tentant de relier ce portrait à «la société» et aux dommages que ce personnage lui fait risquer, l’avocat-e tentant de rendre ce portrait le plus sympathique possible, et le juge, décidant au final de la peine en ayant le dernier mot sur cet-te individu-e qui se tient en face de lui.

Je parle de «personnages» et de «rôles» parce qu’une audience a beaucoup de points communs avec une scène de théâtre. Au premier abord, on pourrait croire le contraire : le président parle directement au prévenu, le procureur parle tout aussi directement au président et l’avocat-e itou. En regardant plus en détail, on remarque assez vite les remarques ironiques du président («C’est tout de même étrange…»), les petits apartés adressés à la salle («Je pourrais ironiser, mais je me contenterai de…», bref les effets de public. L’aller-retour entre le président et la salle est constant : le président parle et la salle réagit, rigolant discrètement, marquant son approbation ou sa désapprobation, murmurant des commentaires et des opinions. Prévenu-e-s ou victimes attendant leur passage, familles, policiers s’ennuyant dans le hall venant jeter un coup d’œil, tout le monde vient dans cette salle former un public permettant aux professionnel-le-s de déployer leur jeu, chacun-e à son rôle. La position de la personne jugée est difficile : elle a (parfois) la parole, elle est donc potentiellement actrice, mais elle ne maîtrise pas le cadre de la pièce, n’est pas bien sûre de son texte, et n’est qu’une amatrice face à des acteur-e-s professionnel-le-s, ayant disposé de nombreuses représentations pour peaufiner leurs rôles. Tout l’enjeu du pouvoir dans l’audience est là : la personne jugée réussira-t-elle à faire exister sa parole, son interprétation des faits ? Si elle ne réussit pas (comme c’est le cas la plupart du temps), tout ce processus judiciaire se sera joué sans elle, et elle deviendra, comme le reste de la salle, public de cette étrange pièce jouée par ces personnages en robe.

Dans l’audience d’aujourd’hui, une seule personne réussira un peu à porter sa parole, un lascar de 25 ans habitant Bellevue, qui va être parmi les dernières personnes à passer, sans avocat, accusé d’avoir jeté des pierres sur des flics pendant des affrontements avec les forces de l’ordre dans son quartier l’année dernière. Il est arrêté quelques minutes après les faits, un flic déclarant avoir reconnu son sweat. Défendant son innocence, il réussit à naviguer entre les obstacles de l’audience. «Alors pourquoi un officier de police affirme-t-il vous avoir reconnu ? Vous pensez qu’il ment ? — Non, mais il a dû se tromper. J’ai demandé aux flics de prendre l’ADN et les empreintes, mais ils ont rien répondu, ils ont jamais voulu le faire.» Il contre-attaque même par moments : «Non mais pourquoi j’irais jeter des pierres sur les flics ? Les jeunes qui étaient là, c’étaient des mômes, j’ai plus 14 ans !» L’enjeu apparaît clairement : construire une autre interprétation du dossier, une autre lecture cohérente de cet amas d’informations récupéré par la justice. Face à ce prévenu, le juge blague peu, retient ses petites remarques et contient son ironie, l’air sérieux et concentré. La pièce qui se construit là est complexe, un peu de la réalité extérieure parvient à l’intérieur du tribunal au détour d’une phrase : «Je vois les policiers autour de moi, je me dis contrôle d’identité, normal.» Normal, comme «comme d’habitude», comme indication des rapports entre ces jeunes et la police. Au final, le lascar sera relaxé, c’est-à-dire déclaré non-coupable, car le doute a été mis, plusieurs interprétations de la situation étaient possibles.

Les autres personnes jugées n’auront pas cette chance. Toutes seront prises dans ce mécanisme redoutable qui fait d’elles des spectatrices alors qu’un morceau de leur vie est décidé. L’exemple le plus extrême est un sans-papier irakien accusé d’avoir cambriolé plusieurs résidences de retraités. Il a dû passer assez tard dans l’audience, puisqu’un interprète de l’arabe vers le français a dû être trouvé à l’arrache pour qu’il puisse entendre et comprendre ce qui se passe. Toute l’histoire est un peu dérisoire, puisque le prévenu est déjà en centre de rétention, en attente de son expulsion imminente, et que les victimes venues à l’audience réclament des sommes avec plusieurs zéros à ce vagabond qui ne dispose d’aucune source de revenu et qui sera probablement en dehors du pays d’ici quelques semaines. Là encore, tout est une question de rôles : les parties civiles (c’est-à-dire les victimes) réclament de l’argent, le procureur veut sa condamnation, et l’avocate invoque des «circonstances difficiles» pour un client a qui elle n’a probablement jamais parlé plus de quelques minutes. L’Irakien est là, dans le «box» des personnes qui n’arrivent pas libres au tribunal, encadré par deux gendarmes, les yeux dans le vague pendant toute la scène, ne comprenant quasiment rien de ce qui se passe puisque le traducteur ne traduit que les questions directes du président. Les réquisitions du procureur réclamant X mois de prison avec sursis ou la plaidoirie de son avocate, rien de tout ça ne lui sera communiqué. Étrange situation où on fait déplacer une personne depuis un lieu d’enfermement pour le faire attendre deux heures dans une pièce d’un tribunal, en tête à tête avec des gendarmes, pour enfin l’amener dans une salle où se joue une pièce où sa présence est tout sauf indispensable, et où sa parole ne sera jamais entendue ni prise en compte. Être là sans être là, voir sa présence requise et en même temps si peu compter, c’est l’étrange destin d’une personne jugée dans ce genre d’audience.

À part le lascar de Bellevue, toutes les autres personnes jugées aujourd’hui seront condamnées. D’une amende pour une personne n’ayant pas compris qu’elle devait effectuer un stage de sécurité routière alors qu’elle n’avait pas le permis (ce qui fait dire au procureur, ne reculant devant rien, «Monsieur a sans doute des difficultés de compréhension…», sans blague !) à des peines de prisons ferme pour des participant-e-s à une baston après une soirée un peu arrosée. À chaque fois, rien ne viendra gêner la machine des interprétations judiciaires de situations concrètes qui sont, au final, assez peu abordées. La seule bataille portera sur le fait de savoir si tel ou tel prévenu est dans une «logique de délinquance» (comme le dit le procureur) ou si, inversement, c’est un «bon élément» (là encore, dixit monsieur le procureur). Un portrait-robot, dressé en vingt minutes grand maximum, utilisé pour déterminer jusqu’à quelques mois de la vie d’une personne. Première réalité de la justice au quotidien.

Indymedia Nantes, 7 mars 2010.

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