En Guadeloupe, la tragédie de "Mé 67" refoulée
Le jour se lève à peine. On a tiré toute la nuit dans Pointe-à-Pitre. Le feu ne s’est calmé qu’aux petites heures du matin, dans l’épuisement et la peur. Ce samedi 27 mai 1967, Max Jasor, 13 ans, le fils du libraire, est très tôt levé, dans l’appartement familial de la rue Barbès. Au no 25, devant la porte en fer grillagée, on a jeté un homme comme un sac. Il a plusieurs côtes brisées, la mâchoire enfoncée, des dents cassées. Du haut de l’escalier, l’adolescent ne voit qu’une masse informe, qui geint. Son père, Hubert Jasor.
La veille, vendredi 26 mai, des émeutes ont éclaté place de la Victoire, en début d’après-midi, puis se sont propagées dans Pointe-à-Pitre et ses faubourgs. Un millier d’ouvriers du bâtiment, en grève depuis le 24 mai pour obtenir une augmentation de salaire, se sont massés autour de la darse, dès la fin de la matinée.
Huit mois auparavant, le cyclone Ines a ravagé la Guadeloupe, faisant 32 morts et des millions de francs de dégâts. Les ouvriers du bâtiment ont du travail — mais peu de revenus. Ils attendent le résultat de négociations qui traînent à la chambre de commerce. Dans le petit bâtiment blanc de style colonial, au bord de la place — aujourd’hui Office du tourisme —, patronat et syndicats se séparent sur un échec.
Hubert Jasor n’a rien à voir avec cette grève. Le libraire a bien été inquiété plusieurs fois pour avoir, l’un des premiers, cru à l’avenir des écrivains antillais. C’est une époque où les livres de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs ou Les Damnés de la terre, avec sa célèbre préface de Jean-Paul Sartre, sont saisis par la police.
Une époque où littérature se confond avec politique et se conjugue avec décolonisation. Le père aime aussi Voltaire et les encyclopédistes, Racine et les tragédies, Balzac et le roman, les six enfants ont intérêt à connaître leurs classiques. «Un peu comme Prométhée avait volé le feu aux dieux, il fallait voler la lecture aux Blancs», dit aujourd’hui Max Jasor.
Cet après-midi du vendredi 26 mai, Hubert Jasor se pointe sur la darse. Un bâtiment de la marine nationale est au mouillage, les marins en ville. Un matelot blanc est pris à partie par la foule, Jasor s’interpose, une balle lui frôle la nuque. Puis il est blessé par le coup de crosse d’un gendarme. Recousu à l’hôpital Ricou, le libraire rentre chez lui, quand une patrouille de «képis rouges» l’arrête. L’insulte. Emmené dans la cour de la sous-préfecture, il y est battu comme plâtre.
Caché sous des corps inertes, Hubert Jasor entend ces mots qui le glacent : «Les morts, on les fout à la darse ou à la Gabarre» — le pont qui sépare Grande-Terre de Basse-Terre. Vers 4 heures du matin, reconnu par les forces de l’ordre, il échappe à son calvaire. Conduit à la gendarmerie, il entend des têtes cogner contre les murs, lors d’interrogatoires où les aveux pleuvent à la vitesse des coups. «Ils l’ont arrêté puis l’ont jeté devant la maison», raconte son fils.
Depuis des heures déjà, la situation a dégénéré en une violence incontrôlable. Une phrase, que son auteur présumé jure ne jamais avoir prononcée, a fait en un éclair le tour des manifestants et déclenché l’émeute, en tout début d’après-midi : «Quand les nègres auront faim, ils se remettront au travail.» Georges Brizard, le président du syndicat des entrepreneurs du bâtiment, patron de la Socotra, l’aurait prononcée. C’est lui qui négocie avec la CGT Guadeloupe. Le Savoyard, bonhomme costaud et fort en gueule, moustache en balai-brosse, a la réputation de ne pas mâcher ses mots. Les CRS devront l’évacuer en urgence, et le plus discrètement possible.
L’un des fils de cet ingénieur agronome, Michel Brizard, 62 ans aujourd’hui, patron d’une PME dans la zone industrielle de Jarry, raconte que son père a été mortifié de vieillir avec cette tache. «Non seulement parce que je ne l’ai pas dit, mais parce que même si j’en avais eu envie, je n’aurais pas osé», lui répétait ce dernier, désormais décédé.
Sur la place, deux sections de 25 CRS et un peloton de 14 gendarmes gardent la Chambre de commerce et, en face, la Sous-préfecture. Les gardiens de la paix, dépourvus d’équipement de protection, ont été retirés. Au bord de l’eau, où accostent d’ordinaire les bateaux chargés de sel de Saint-Martin ou de bœufs vivants de Porto-Rico — qui s’échappent parfois, semant la panique dans la ville —, des conques de lambis sont entassées. Ce mollusque, spécialité culinaire antillaise, est vendu sans sa lourde coquille, hérissée de six pointes. Les conques, dont les esclaves usaient comme d’une trompe pour communiquer, vont devenir une arme redoutable.
La première atteint un CRS en pleine tête : il a enlevé son casque pour s’éponger, à cause de la chaleur. Il s’écroule, évacué par deux collègues. Jean Chomereau-Lamotte, seul journaliste sur place, témoin de la scène, prend une photo. «Qu’est-ce que vous foutez là ?», lui a demandé le chef de la section de CRS. Il a brandi sa carte de presse, no 19797.
Après une sommation du commissaire Canales, qu’aucun témoin n’a entendue, le feu se déclenche. «Ils utilisaient des MAT 49 (Manufacture d’armes de Tulle) qui ont beaucoup servi en Algérie», témoigne Chomereau-Lamotte. Il entend les balles ricocher sur la fontaine de la place, au milieu des gaz lacrymogènes, et tout à coup, un cri : «Yo pren Nestor !» Ils ont tué Nestor. Cette nouvelle va porter la tension à son paroxysme.
«Jacques Nestor, membre du GONG, et l’un des principaux meneurs», comme l’écrira le préfet Pierre Bolotte, vient de recevoir une décharge en plein ventre. Il meurt en arrivant à l’hôpital. Le GONG, Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe, est la cible désignée pour les autorités. Ce ne sont que quelques dizaines de personnes, mais très actives et très surveillées. Le groupe indépendantiste, créé en 1963 à Paris par une soixantaine de militants anticolonialistes, pour la plupart issus de l’AGEG (Association générale des étudiants guadeloupéens), est même devenu une obsession pour le préfet. Il produit sur ce sujet pléthore de notes pour sa hiérarchie.
Louis Théodore le sait bien, qui passera dix ans dans la clandestinité. Cet ex-militant de l’AGEG, membre du Front antillo-guyanais, organisation interdite, a rencontré Mao, le Che, Ben Bella, voyagé dans les pays de l’Est, au beau milieu de la guerre froide. Quand un camarade vient le trouver, à l’école de Gérard Lauriette — dit «Papa Yaya», figure de la créolité guadeloupéenne —, où il enseigne, il n'hésite guère. «Loulou, Jackie est mort», lui a dit son ami en lui montrant un mouchoir imbibé de sang. «Il y avait énormément d’arrestations. La répression commençait, et je savais qu’ils frapperaient tout le monde.» Ces militants avaient été formés avec l’idée qu’ils devraient un jour se cacher, et ils avaient pris des dispositions. «On se déplaçait tout le temps. On a fait rentrer Sonny Rupaire (militant nationaliste et poète) de Cuba. On était un petit noyau.» En une nuit, ils sont capables de mobiliser quarante personnes pour couvrir la Guadeloupe de tracts et d’inscriptions.
Mais, dans Pointe-à-Pitre, ils n’organisent rien, ces 26 et 27 mai. Près de 56% de la population de l’île a moins de 20 ans, en cette fin des années 1960. Devant les CRS, les jeunes voient rouge. Des barrages sont érigés partout, des voitures incendiées, le supermarché Unimag, au bout de la rue Frébault, pillé, les pierres volent. Et surtout, l’armurerie Boyer, rue Delgrès, en centre-ville, a été dévalisée. Noir ou Blanc, il ne fait pas bon être dans les rues.
Le jeune Jasor a raccompagné chez lui l’un de ses copains du lycée Carnot pour le protéger, car il a la peau si claire qu’il pourrait passer pour un Blanc. Au retour, il observe, médusé, une femme noire, assez sophistiquée, que l’on questionne méchamment sur un barrage : «Tu es noire ou tu es blanche ?» Elle : «Je n’ai pas à répondre à cette question.» Alors que son véhicule est secoué de plus en plus fort, elle se met à pleurer et dit en créole : «Zot pa ka voué an nwé ?» («Vous ne voyez pas que je suis noire ?»)
Serge Glaude, fils de notables guadeloupéens qui a participé à la fondation du GONG, est enseignant au collège de Sainte-Rose. Il a alors 32 ans. Le jeudi, il a conjuré en vain «Kiki» Nestor de quitter Pointe-à-Pitre. Ce dernier lui a raconté que, la veille, il est allé tirer du commissariat un vieux à qui la police avait pris son vélo et qu’il a été, à cette occasion, pris en photo «en long en large et en travers». Quand il apprend sa mort, Serge Glaude tente de se rendre à la veillée funèbre avec deux amis. Des gendarmes mobiles arrêtent son ID 19. «J’ai fait l’Algérie : ces gars étaient dopés au vin rouge et au bismuth. Ils sautillaient sur place en disant : “On va tirer.”» L’enseignant assure que certains d’entre eux parlaient mal le français, des légionnaires. On lui intime l’ordre de descendre de voiture. «Le couvre-feu, on s’en fout. On a ordre de tirer sur les nègres comme sur des lapins.» Il est aligné contre un mur quand arrive une Jeep de gendarmes, avec un chef de détachement. Les hommes baissent tout de suite leur arme.
Outre les CRS et les forces de police déjà sur place, le préfet Bolotte reçoit vers 1 heure du matin le renfort de deux pelotons venus de Martinique. Dans l’après-midi, il a aussi pris la décision de ramener sur Pointe-à-Pitre un escadron de gendarmes mobiles sur le point d’embarquer à l’aéroport du Raizet. Leurs armes sont déjà dans l’avion. Ce sont ces «képis rouges» qui ont laissé le pire souvenir. Ces hommes avaient été appelés en renfort au mois de mars, lors d’incidents qui avaient éclaté à Basse-Terre avec Srnsky, un militant de l’UNR, le parti gaulliste.
Propriétaire du magasin de chaussures Sans Pareil, il avait lancé son berger allemand contre un cordonnier-cloutier ambulant, un Noir infirme nommé Balzinc, qui s’était installé sur le trottoir devant sa boutique. Le commerçant blanc, exfiltré par le préfet, avait échappé de peu au lynchage, et sa Mercedes avait fini à l’eau. L’affaire a surtout servi aux Renseignements généraux pour établir des listes de militants à surveiller, voire à arrêter, parmi lesquels le docteur Pierre Sainton, l’un des fondateurs du GONG.
En fin d’après-midi, le préfet reçoit la visite du maire communiste de Pointe-à-Pitre, Henri Bangou. Voici comment il le décrit à son ministre de tutelle, le général Pierre Billotte, avant une visite que ce dernier doit effectuer dans l’île : «Le docteur Bangou, c’est un problème que vous connaissez très bien. Vous le reconnaîtrez vite : il est très grand, une tête très intelligente, un aspect avenant et fort bien élevé.» La description tient toujours la route. Au plus fort des troubles, le maire a ceint son écharpe et s’est rendu, accompagné d’une partie de ses adjoints, vers le marché central, où des groupes de jeunes font face aux CRS. «Je vais haranguer la foule, pour dire : calmez-vous», explique-t-il. Mais l’épisode tourne court, l’équipe municipale est obligée de battre rapidement en retraite. Lorsque le maire demande au préfet de retirer les forces de l’ordre, celui-ci refuse. «Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas. Qu’il avait été accusé de mollesse lors des événements de Basse-Terre.»
La chasse à l’homme a commencé. Dès le 26 mai au soir, à 18h45, le préfet envoie un long télégramme au ministre, qui mentionne notamment ceci : «Ai ordonné arrestation principaux meneurs dont Tomiche, secrétaire syndical employé de commerce et récemment exclu du comité central du Parti communiste STOP.» Sur une radio amateur, Paul Tomiche capte les ondes de la police : il faut amener le propriétaire de «l’Opel Corsa 77 MV, Max, Victorine, mort ou vif à Petit Papa» (la gendarmerie de Petit-Pérou). Sa voiture. Il se cache à Bergevin, puis beaucoup plus loin, à Petit-Canal. Coupe sa barbe. Part au Moule. L’Étincelle, l’organe du PCG, titrera : «Les aventuriers ont pris la fuite.» Il sera arrêté et fera onze mois de prison.
Le bilan officiel tiré par Pierre Bolotte pour le ministère, dans un télégramme daté du 30 mai, est le suivant : «Sept morts identifiés. Possibilité autres victimes non déclarées.» Ce sont tous des manifestants. Il y a de nombreux blessés parmi les civils, mais combien ? Pour les forces de l’ordre : «Armée, un sous-lieutenant sérieusement blessé. Gendarmerie, six gradés et gendarmes, dont deux par armes à feu. CRS, vingt-sept gradés et gardiens, dont dix gravement et quatre blessés par armes à feu.» Vingt-sept arrestations de droit commun ont lieu, et vingt et une inculpations. Dix inculpés écopent de peines de prison ferme. Les arrestations vont se poursuivre. Le dimanche 30 mai au soir, à la préfecture de Basse-Terre, les ouvriers, qui demandaient une augmentation de 2,5%, en obtiennent une de 25%.
Un autre procès a lieu, à Paris, du 19 février au 1er mars 1968, à la Cour de sûreté de l’État, où 18 indépendantistes guadeloupéens sont jugés pour atteinte à l’intégrité du territoire français. La raison ? Leur appartenance au GONG, supposé avoir organisé les émeutes de Pointe-à-Pitre, bien que le rapport du commissaire Honoré Gévaudan, en juin 1967, ait clairement écarté cette hypothèse. Aimé Césaire et Jean-Paul Sartre feront partie des témoins de la défense.
Le préfet Bolotte n’aura jamais à répondre de ses actes, il ne paraîtra dans aucun procès. Il a été enterré le 27 mai 2008. Le commissaire Canales n’ira pas non plus à la barre, prétextant une dépression nerveuse. Glaude, Makouke, Sainton et Théodore ont pris quatre ans avec sursis. Deux inculpés ont eu trois ans avec sursis. Tous les autres, dont Lauriette et Rupaire, ont été acquittés. C’est dans la préface des Damnés de la terre que Jean-Paul Sartre écrivit : «Les voix jaunes et noires parlaient encore de notre humanisme, mais c’était pour nous reprocher notre inhumanité.» Depuis 1967, aucun CRS n’a remis les pieds dans l’île.
Béatrice Gurrey - Le Monde, 27 mai 2009.