Mai 67, le poids de l'histoire

Publié le par la Rédaction

Parallèle historique

Pendant les 44 jours de conflit social en février et mars 2009, le préfet Nicolas Desforge n’a eu de cesse de répéter quil ne serait pas «le préfet de mai 67», alors que les elkapistes de leur côté nont cessé dy faire allusion et de brandir le spectre de ce terrible épisode. Comme lesclavage dont on fête justement labolition aux Antilles le 27 mai, la répression de mai 67 est restée marquée au fer rouge dans lesprit des Guadeloupéens. On ne peut bien sûr que se réjouir du fait que la répression policière nait pas cette fois-ci atteint la même ampleur quil y a 42 ans. Un tel massacre aujourdhui que nous sommes sortis de la guerre froide nest plus possible ; qui plus est, la présence de caméras des télés nationales et étrangères a certainement contribué à atténuer la répression. Néanmoins, on ne peut sempêcher détablir des parallèles troublants entre les deux affaires. Retour sur un épisode très sombre de lhistoire de France.

1° Depuis Colbert…

En 1967, la tension sociale monte en Guadeloupe. Chômage et pauvreté conduisent les jeunes à partir en métropole. Un organisme gouvernemental, le BUMIDOM, Bureau de Développement des Migrations pour les Départements d’Outre-Mer vide les Antilles de ses forces vives, en incitant sa jeunesse au départ vers l’Hexagone. Le transport est assuré ainsi que le logement sur place, le tout avec un emploi à la clé.


C’est à cette politique que l’on doit la présence d’une si importante communauté antillaise en Île-de-France, dans des administrations comme la poste ou des entreprises comme la RATP, par exemple. Sur place, en Guadeloupe, rien n’est fait pour le développement local. Au XVIIe siècle déjà, Colbert avertissait que seule un politique de développement économique pouvait donner les conditions véritables de l’indépendance. C’est vraisemblablement ce dont Paris a voulu se prémunir aux Antilles, pour couper court à toute velléité indépendantiste, à un moment où quasiment toutes les autres colonies se détachaient de l’Empire français.


2° Émeutes à Basse-Terre

En mars 1967, de grosses manifs explosent à Basse-Terre, après qu’un commerçant blanc du nom de Srnsky a lâché son chien sur un cordonnier noir infirme dont il ne supportait plus la présence devant son enseigne (auparavant, ce même commerçant blanc avait renvoyé deux employés pour avoir discuté son ordre d’abandonner le client noir qu’ils étaient en train de servir pour s’occuper de clients blancs arrivés ensuite). Gerty Archimède, première femme inscrite au barreau de Pointe-à-Pitre, communiste engagée jouissant d’une grande popularité, qu’on est allé chercher d’urgence, parvient à calmer les esprits et évite ainsi une répression sanglante.

Le 23 mars, une bombe ravage de nuit la façade d’un magasin de Pointe-à-Pitre qui appartient à la famille du commerçant à l’origine des troubles, sans faire de victime.


3° Assassinat d
un syndicaliste et massacre à Pointe-à-Pitre

Peu de temps après, d’importantes grèves éclatent dans le bâtiment, pour réclamer 2% d’augmentation salariale. Les négociations, menées à la Chambre du commerce de Pointe-à-Pitre échouent, et une phrase prêtée à Brizzard, le patron des patrons de l’époque, révélatrice de l’état d’esprit du patronat guadeloupéen de ces années-là met le feu aux poudres : «Lè neg ké mò faim, yo ké wouprann travay» — Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail. Le 26 mai, excédés par tant de mépris, des manifestants s’emparent de conques à lambis laissées par les pêcheurs sur la darse qui borde la place de la Victoire et les lancent contre les CRS. Le commissaire Canalès donne alors l’ordre de faire feu mais il ne désigne pas n’importe qui : Jacques Nestor s’écroule. Le jeune homme était militant du GONG (Groupement des organisations nationales de la Guadeloupe, qui demande l’indépendance) et syndicaliste.

Les képis rouges, ainsi nommés à cause du liseré rouge qui figurait alors sur le képi des gendarmes mobiles, prennent la relève des CRS et une véritable chasse à l’homme est lancée contre tout ce qui bouge dans les rues de Pointe-à-Pitre, surtout si ce qui bouge est noir ! Un véritable massacre va s’en suivre, les deux jours suivants, qui fera officiellement 87 morts et des centaines de blessés et de détenus. Les manifestants pillent deux armureries et bientôt des cartouches de chasse répondent aux tirs de balles, mais le rapport de force est sans commune mesure.


4° La jambe perdue d
Yvon Coudrieux

La plupart des victimes sont des gens qui ont eu le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Le témoignage d’Yvon Coudrieux, recueilli par Martin T. Laventure dans le France-Antilles du 26 juillet 2007, est révélateur de ce qui se passait dans les rues de Pointe-à-Pitre. Alors jeune prof de sport, il apprend par la radio que le pont de la Gabarre est bloqué. Comme il doit rentrer chez lui en soirée sur Sainte-Rose, il se rend à la mairie toute proche pour essayer de glaner quelques informations. C’est alors qu’il est surpris par une jeep de la gendarmerie, rue Hincelin. Ils ouvrent le feu sur lui : «Il n’y a ni couvre-feu décrété, ni sommation. On m’a tiré dessus de dos, comme un lapin.» Il poursuit : «Je décolle du sol et retombe assis. La douleur me saisit. C’est ma jambe droite. Elle est déchiquetée au niveau du genou. Ma cuisse saigne abondamment.» Yvon Coudrieux a de la chance, il aura la vie sauve contrairement à des dizaines d’autres. Il perdra tout de même sa jambe. Il raconte comment les infirmières avaient comme consigne de soigner sans demander les noms et comment un trou avait été fait à l’arrière de l’hôpital pour tenter d’évacuer les blessés au cas où les forces de l’ordre viendraient pour les achever.


5° Le procès des 18 patriotes

On aurait pu penser que pareil carnage conduirait les principaux responsables, sinon les exécuteurs devant une cour de justice. Il n’en a rien été. Au contraire, des rafles ont été effectuées contre les militants et les sympathisants du GONG et 18 d’entre eux ont été déférés à Paris devant la cour de sûreté de l’État, accusés d’atteinte à l’intégrité du territoire. C’est ce qu’on va appeler le procès des 18 patriotes. Mais contre toute attente, ce procès va devenir celui du colonialisme car il va faire ressortir toutes les injustices, les abus, les inégalités qui prédominent toujours aux Antilles, autrement dit, toute la réalité coloniale. La départementalisation est présentée comme une pure farce administrative et tous dénoncent que, depuis qu’elle a été instituée, les conditions de vie n’ont pas changé pour les 300.000 Guadeloupéens d’alors. Le roi est nu. L’un des prévenus, instituteur explique : «Je suis chargé d’apprendre aux petits nègres la gloire de Napoléon. Or Napoléon a rétabli en Guadeloupe l’esclavage qu’avait supprimé la révolution française en 1794. Vous comprendrez bien que la conviction me manque puisqu’il a fallu attendre jusqu’en 1848 pour que l’esclavage soit aboli.»


6° Des Français à part entière ou des Français entièrement à part ?

Théodore Numa, docteur en médecine était l’un de ces jeunes hommes, il avait à l’époque 35 ans.

Alain Guérin rapporte pour l’Humanité du 21 février 1968, l’évocation par le docteur Numa, plein de dignité, des insultes proférées par les policiers, leur haine… «la blessure morale qu’il reçu». Aujourd’hui, Théodore Numa, vieil homme au corps fatigué mais au regard toujours très vif, fait partie du LKP et est estimé de tous. Aimé Césaire, venu témoigner à la barre aura cette formule demeurée célèbre : «Nous ne sommes pas des Français à part entière mais des Français entièrement à part», et des anticolonialistes de l’Hexagone comme Jean-Paul Sartre viendront défendre les 18. Même Valentino, député guadeloupéen de la majorité gaulliste leur apportera son soutien ; il dénonce l’administration locale, liée sur place aux intérêts sucriers, oppose son inertie aux décisions prises à Paris. Et tourné vers les inculpés ajoute André Fontain pour France Soir, il conclut : «Si j’avais leur âge, je ferais comme eux.»


7° Différences et similitudes

Ces événements sont survenus dans un contexte international très particulier, en pleine guerre froide et alors que la France venait de perdre ses principales colonies, notamment l’Indochine en 1954, l’Afrique noire à la fin des années 50 puis l’Algérie en 1962. En 2009, l’indépendance n’est pas à l’ordre du jour, tout au plus se pose entre les lignes la question de l’évolution du statut pour éventuellement accéder à une autonomie. Cependant, l’action du LKP, comme en 1967 a mis à nu les structures du système colonial, la persistance d’inégalités basée sur des schémas raciaux. Certains békés au sommet qui contrôlent l’économie de la Guadeloupe, descendant des esclavagistes et qui dirigent leurs entreprises d’une main de fer, d’un côté et de l’autre un sous-prolétariat qui correspond majoritairement aux descendants des esclaves africains. La situation sociale reste désastreuse comme tout un chacun le reconnaît, en particulier pour une jeunesse qui se sent sacrifiée. Comme en 67, des affrontements ont eu lieu entre les jeunes et la police et comme en 67, un syndicaliste est tombé, ironie de l’histoire, au pied de l’appartement où Jacques Nestor avait grandi.

Les circonstances de la mort de Jacques Bino demeurent peu claires, même si un jeune, Ruddy Ruudy, est accusé par le parquet de Pointe-à-Pitre de l’avoir abattu. Il nie fermement depuis son arrestation, contrairement à ce que donnent à penser les médias. Quant à l’histoire de Coudrieux qui a pris une balle dans la jambe droite, elle n’est pas sans rappeler celle de Jimmy Lautric, également atteint à la jambe droite sans que son agresseur ait pu être identifié dans un dossier où la police traîne visiblement les pieds pour y parvenir…


8° Acharnement judiciaire

La répression judiciaire elle, comme au lendemain de mai 67, bat son plein. Dans un récent communiqué paru sur le site de l’UGTG, Élie Domota dénonce la répression judiciaire qui s’exerce aujourd’hui contre les membres de l’UGTG comme elle s’est exercée hier sur ceux du GONG :
— Le 20 mai : Convocation devant la chambre de l’instruction de Michel Madassamy et de Gabriel Bourguignon, dirigeants de l’UGTG ; à noter que maîtres S. Aristide et P. Tacita sont leurs avocats.
— Le 26 mai : Procès de Raymond Gautherot, ancien secrétaire général de l’UGTG ; condamné en première instance à trois mois de prison ferme.
— Le 29 mai : Procès de Jocelyn Leborgne, membre du Conseil syndical de l’UGTG ; Le 4 juin 2009 : Procès du camarade Max Delourneau, pour sa participation aux mobilisations du LKP.
— Le 9 juin : Procès du camarade Christophe Théophile, membre du Conseil syndical de l’UGTG.

En mai 2009, les structures coloniales, elles, demeurent bien en place...

Frédéric Gircour - Chien créole, 27 mai 2009.

Sources extraites de Pour servir l’histoire et la mémoire guadeloupéenne - Mai 1967 publié par CO.PA.GUA. Un grand merci à Alex Lollia et Stéphane Renaert.
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