L'humain, engin explosif à potentialité létale
Depuis plusieurs mois, Mme Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, renoue avec la vieille antienne de la menace anarchiste. Ah ! Gouvernements, flics, militaires, curés, nantis, si vous saviez combien nous aimerions vous faire trembler ! Mais vous savez bien que les temps ont changé. Jadis, votre certitude tranquille vous aurait valu une bombe dans les pattes, ou une balle dans le buffet. Aujourd’hui… Comme beaucoup d’autres, je n’oserais pas. Parce que je redoute vos commissariats et vos prisons, entreprises de dévastation réglementaire, autres unités d’horreur ordinaire et, hélas, banale. Parce que, surtout, l’expérience a montré que c’était inutile et finalement néfaste. Néfaste pour nous, d’abord. Et puis, le vieux Lecoin avait raison : on ne bâtit rien de beau sur les cadavres. La preuve autour de nous.
D’une certaine manière, vous avez eu cette chance qu’au cours de votre longue histoire, déclinaison de toutes les façons possibles de dépouiller et de malmener, quelques braves têtes brûlées se sont permis de venir éclaircir vos rangs. Vous avez compris vos faiblesses, et renforcé votre armure. Deux guerres mondiales plus tard, et un nombre incalculable de saloperies diverses dont nous nous efforçons — c’est bien le moins — de rendre compte, le pouvoir et l’argent, éternels et invincibles siamois, ont puisé dans les ruines de quoi atteindre des proportions vertigineuses.
Dernier coup de force des intrépides soldats de l’ordre, la capture d’une dizaine d’individus, soupçonnés d’avoir fomenté et exécuté les sabotages que l’on sait sur le réseau ferré français mais seulement convaincus, pour l’heure, d’avoir des saines et subversives lectures et, pour plusieurs d’entre eux, d’avoir fait revivre un village à l’abandon — seule propagande par le fait dont on puisse être sûr. Le soutien ne s’est pas fait attendre, au départ de nos rangs et pas seulement. C’est bien.
Je voudrais profiter de l’événement pour parler de quelques autres, qui connaissent les mêmes déboires, sans doute pour les mêmes raisons et qui, me semble-t-il, ont été laissés de côté dans notre saine et légitime indignation. Il s’agit d’Ivan, de Bruno, Damien, d’Isa, de Farid, et Juan.
Les trois premiers ont été interpellés le 19 janvier 2008 aux abords du centre de rétention de Vincennes, alors qu’ils essayaient de rejoindre les manifestants qui protestaient contre le sort fait aux sans-papiers. À bord de leur véhicule, un fumigène artisanal composé de chlorate de soude, de sucre et de farine, ainsi que des pétards et des crève-pneus (clous tordus). Bref, du matériel peu important et relativement ordinaire, qui devait témoigner auprès des prisonniers de la réalité de la mobilisation et du soutien. La réponse judiciaire ne s’est pas faite attendre : «transport et détention, en bande organisée, de substance ou produit incendiaire ou explosif d’éléments composant un engin incendiaire ou explosif pour préparer une destruction, dégradation ou atteinte aux personnes ; association de malfaiteurs en vue de commettre un crime de destruction volontaire par l’effet d’un incendie, d’une substance explosive ou de tout autre moyen de nature à créer un danger pour les personnes, commis en bande organisée».
Placés en garde-à-vue, Ivan, Bruno et Damien ont refusé de se prêter aux prises d’empreintes digitales, aux photographies anthropométriques, et aux prélèvements ADN, ce qui leur a valu les chefs d’inculpation ad hoc, et n’a pas empêché les flics de se servir sans leur consentement. Ivan et Bruno ont été incarcérés, Damien laissé en liberté sous contrôle judiciaire.
Isa et Farid ont été arrêtés par les douanes à Vierzon, le 21 janvier 2008, en possession de chlorate de soude et de plans de la prison pour mineurs de Porcheville, ainsi que de manuels de sabotage. L’ADN d’Isa, prélevé contre son gré au cours de sa garde-à-vue, correspondrait à celui recueilli sur un engin incendiaire placé sous une voiture de police, à Paris, en mai 2007. On se souvient qu’à l’époque, la victoire de Nicolas Sarkozy avait été suivie, un peu partout en France, de manifestations spontanées plus ou moins importantes. La direction de la police nationale avait alors immédiatement évoqué «des actions provenant des mouvances anarchiste, autonome et d’extrême-gauche protestant contre le résultat du second tour de la présidentielle». Isa et Farid ont été écroués sous mandat de dépôt avec la mention «détenu particulièrement surveillé» ou «détenu à haut risque». En juin 2008, Juan, le frère d’Isa, était interpellé à son tour et directement incarcéré : son ADN aurait également été identifié dans l’affaire de la voiture piégée de mai 2007.
Les deux «affaires», restées distinctes, se rejoignirent grâce à l’entregent de la Section antiterroriste de Paris. Damien, qui avait été interpellé à Vincennes et laissé en liberté surveillée, était convoqué pour le 14 août 2008 par une juge antiterroriste, dans le cadre de l’instruction sur la supposée «mouvance anarcho-autonome francilienne». Les experts prétendaient avoir recoupé son ADN avec l’un de ceux relevés sur l’engin incendiaire en mai 2007. Le lien était établi.
Damien, qui savait le sort qui lui serait réservé, a choisi de répondre à la convocation. Il a depuis été écroué. Bruno, lui, n’a pas supporté la vie sous surveillance policière, et a préféré la cavale. Tous deux ont expliqué leur choix dans une lettre ouverte et, loin de s’opposer, chacun a bien marqué sa totale et entière solidarité avec son compagnon d’infortune. Voilà qui donne à réfléchir. Réfléchir, non pas aux faits qui ont conduit les autorités à capturer Ivan, Bruno, Damien, Isa, Farid, Juan et à instruire leur futur procès sous l’inculpation fourre-tout de menées terroristes. S’ils assument leur militantisme et leurs pratiques d’action directe non-violente, tous démentent cependant avoir tenté de faire exploser le véhicule policier en mai 2007. C’est à noter. N’oublions pas que la chronique judiciaire ne manque pas d’exemples où les forces répressives ont fabriqué les «preuves» d’une culpabilité, et que les éléments dégagés par l’analyse de l’ADN ne sauraient être qualifiés d’indiscutables, dès lors qu’il se trouve des êtres humains — faillibles par nature — pour les recueillir, les interpréter et éventuellement les manipuler.
«Innocents» ou «coupables», devons-nous commencer par étudier l’alternative, peser le pour et le contre, instruire, voire trancher la question ? Ce serait alors raisonner en fonction de la loi, qui reste l’expression absolue de l’autorité et, par-là même, l’entrave élémentaire au libre épanouissement des êtres. On sait bien que ce qui est légal n’est pas forcément ce qui est juste, et c’est là l’une de ces notions fondamentales qu’il faut garder en tête et répéter, à notre époque où la propagande sécuritaire tanne les cœurs en tâchant d’y loger les réflexes du procureur et du juge, envers nous-mêmes, envers nous autres.
La violence, sujet avec lequel nous entretenons un rapport complexe (les bombes de Ravachol mais aussi le pacifisme de Lecoin), fait partie intégrante de notre mouvement, et il serait tout aussi imbécile de la rejeter vers de lointaines périphéries historiques que d’en tirer, après coup — et souvent en toute sécurité— une vaine gloriole. En revanche, on peut faire remarquer qu’à toute violence inégale, il y a celle du désespoir mué en rage farouche, et celle dictée par le cynisme des puissants.
Laquelle est jugée ? Laquelle est condamnée ?
À l’heure où l’on nous gave de chroniques judiciaires, où l’on prête aux victimes des revendications qui servent surtout les intérêts politiciens et les visées électoralistes, où ce populisme pénal menace de polluer notre esprit de solidarité… gardons l’esprit clair.
Quoiqu’Ivan, Bruno, Damien, Isa, Farid, Juan aient fait, leur place est parmi nous car ils sont des nôtres. Si nous avons à discuter et à débattre avec eux, même vivement, c’est entre êtres libres, sans entraves, ni barreaux ni portes de prison. Disons-le, et aidons-les.
Quant à la logique judiciaire et pénale, méprisons-la. Après tout, les magistrats et ceux qu’ils servent, restent nos obligés : les opprimés s’abstiennent, jusqu’à présent, de répondre coup pour coup.
André Sulfide
Le Monde libertaire, 18 au 24 décembre 2008.