Formes et pratiques de lutte...

Nous sommes le 14 mai 1968. L’action se déroule dans les toilettes du bâtiment de la direction de Sud-Aviation. Trois hommes se font face et débattent. Il y a là Yvon Rocton, chef de file du Syndicat des ouvriers Force Ouvrière, militant trotskyste exclu de la CGT quelques années auparavant ; Georges Vincent, de la CGT et Léon Rousseau de la CFDT. Depuis plusieurs semaines, le tonitruant Yvon Rocton plaide pour l’occupation de l’usine, seule façon selon lui de contraindre la direction d’accepter les revendications des salariés. La CGT s’y est pour l’heure refusée, arguant que le reste des usines Sud-Aviation n’est pas très active dans la lutte engagée, et que le syndicat des ETDA de Force Ouvrière n’est même pas dans la lutte. La CFDT, quant à elle, se tient coi.
Mais ce 14 mai 1968, les temps ne sont plus à l’attentisme. Le 10 mai, les étudiants se sont affrontés aux forces de l’ordre du côté du Quartier latin ; le 13 mai, les organisations syndicales ont appelé à une manifestation de soutien aux étudiants et de défense des revendications. À Nantes, ça s’est bagarré sur le cours des Cinquante-Otages.
Bref, dans les toilettes de Sud-Aviation ce jour-là, les trois hommes décident d’occuper l’usine. Plus même : de séquestrer le patron !
Pardonnez-moi cette longue introduction à caractère historique, mais elle m’a semblé importante. Il ne se passe plus une journée sans que les médias ne nous parlent de ces conflits sociaux qui «dégénèrent», c’est-à-dire qui empruntent des chemins plus radicaux, moins orthodoxes.
Il y a quelques jours, un débat opposait Edwy Plenel à Alain Genestar sur l’antenne de France-Info. Le second condamnait fermement ces pratiques inacceptables dans un pays civilisé où tout doit se régler par le dialogue entre partenaires sociaux et l’appel au bon sens. Il ajoutait même qu’il était dommage que certains patrons acceptent sous la contrainte ce qu’ils avaient refusé précédemment, donnant ainsi une sorte de prime à la violence. Le premier se faisait le défenseur de ces travailleurs courroucés, allant même jusqu’à invoquer la Constitution de 1946 à la rescousse. J’avoue avoir souri. Que vient faire la morale bourgeoise dans cette affaire ?
Cela m’a remis en mémoire un vieux texte d’Édouard Berth, intellectuel sorélien à la plume acérée. Voici ce qu’il écrivait, dans la foulée du mouvement de mai-juin 1936 : «Ce qui a surtout le plus éberlué tout le monde, c’est la forme qu’ont prise ces grèves. Des grèves, pardi, on sait ce que c’est ; la bourgeoisie y est habituée, elle s’y est faite (…) mais ce qu’elle n’avait pas encore vu, du moins avec cette ampleur, cette force et cette extension, c’est… l’occupation des usines. Les ouvriers, naguère, faisaient grève, eh oui, c’est entendu ; c’est-à-dire qu’ils quittaient l’usine et attendaient que le patron consentît à capituler au bout d’un temps indéterminé (…) Mais cette fois, qu’est-ce à dire ? (…) Les ouvriers ne quittent plus l’usine, ils l’occupent ; ils s’y installent, comme en pays conquis, que dis-je, comme chez eux, et ils font acte de bons propriétaires : ils nettoient l’atelier, ils astiquent les machines, ils tiennent tout en ordre parfait et propreté impeccable (…) La grève générale, qu’on croyait impossible, fut presque réalisée, et l’on vit ce que peut l’initiative des masses et ce que peut être le self government populaire, quand il entre en action ; on vit ce que peut être cette «anarchie» spontanée, épouvantail de tous les politiciens et aspirants politiciens ! Mais il est évident que ce spectacle, scandaleux au premier chef et éminemment dangereux pour le maintien de la hiérarchie, non seulement bourgeoise mais socialiste, ne doit pas se renouveler ni se répéter (…) Les partis veulent bien de la grève même générale, mais quand ils en restent les maîtres, et qu’elle sert leurs desseins.»
Mai-juin 1936, mai-juin 1968… mai-juin 2009 ? Qui sait ! Pour l’heure, contentons-nous de défendre une idée simple : ce n’est pas au droit bourgeois, à la morale chrétienne de dicter aux travailleurs en lutte les règles du jeu. C’est aux travailleurs, à leur intelligence collective, à leur sens éthique de choisir les formes et pratiques de lutte adéquates.
«Le monde comme il va», Alternantes FM, 16 avril 2009
Hebdo libertaire d’actualité politique et sociale, nationale et internationale.