Flammes algériennes (2)

Depuis, 87 émeutiers, dont une dizaine arrêtés plusieurs jours après les émeutes, croupissent en taule en attente d’un procès déjà reporté à deux reprises. Et les familles et autres proches des détenus de maintenir la pression sur les autorités : occupations de bureaux, sit-ins, etc.
Journalistes, sociologues et autres gens du pouvoir évoquent régulièrement des causes qui légitimeraient ce qui est désigné comme une véritable «culture de l’émeute» — comme si l’émeute n’était pas fondamentalement ennemie de la culture. Entre autres raisons avancées par les prétendus experts de nos vies : l’urbanisation poussive et radicale du pays (30% en 1960, 80% aujourd’hui), suite à la réforme agraire des seventies — et puis, bien entendu, le célébrissime «chômage des jeunes» (estimé à 60% chez ces fameux moins-de-trente-ans, qui représentent plus de 60% des quelques 35 millions d’Algériens). Pourtant, il en faut peu pour se rendre compte que certes, jeunesse et fougue restent souvent synonymes, mais le nombre de barricades de pneus enflammés à la moindre défaillance de l’approvisionnement en électricité ou la tournure que prend telle ou telle grève nous confirme que c’est bien l’ensemble d’une population qui d’une part n’en peut plus (évidemment, plus personne n’en peut, de ce monde), d’autre part le fait bruyamment entendre à qui prétend nous gouverner. Hé oui, tant de haine ne s’explique jamais vraiment, et en tout cas n’est jamais récupérable (d’ailleurs, il est rarissime qu’un film ou un bouquin s’attarde sur ces «faits divers», ce qui est révélateur du consensus qui maintient sur la guerre sociale la chape de plomb de la victoire de 1962 contre l’État français colonisateur et de la menace du terrorisme islamiste). Par contre, le besoin de vengeance contre chaque expression de hogra est un stimulant profond, et tellement rassembleur, contre toute forme de pouvoir.
Côté grèves et autres «mouvements sociaux», la période y est pareillement rythmée de clameurs apparemment de plus en plus fortes : pour ne parler que de «larges mobilisations» récentes, depuis le printemps 2008 les profs en statut précaire, régulièrement rejoints par l’ensemble des enseignants et des lycéens, alternent grèves, grèves de la faim, manifs, rassemblements dont sit-ins devant leur ministère, le tout violemment réprimé : matraques, arrestations de prétendus leaders, et une fin systématique de non-recevoir — le tout sous la menace d’une privatisation partielle et sournoise de l’éducation. Début novembre, une grève illimitée des 50.000 étudiants de Sétif pour réclamer des «moyens» (dans le contexte d’une réforme LMD en cours) et trois jours de grève nationale dans la fonction publique viennent rajouter une couche au grognement ambiant. Toujours en novembre, les syndicats autonomes de dockers débrayent plusieurs jours pour dénoncer la concession des ports d’Alger et de Djendjen à une multinationale émirienne. Mais aussi, tout au long de l’année, se sont agités les personnels de santé, les vétérinaires, des salariés des hydrocarbures, des travailleurs du BTP (souvent en butte avec leurs patrons chinois, qui les mettent en concurrence avec des ouvriers chinois) — bref, un peu de fraîcheur aussi du côté des luttes de salariés, malgré un encadrement syndical assez strict (en transition, toujours, dans le cadre d’une relative rupture avec le modèle du syndicat unique — l’UGTA) : mais la cogestion n’est pas encore au point, il reste quelques brèches dans lesquelles développer des espaces autonomes de luttes.
Lorsque l’on parle de révolte, cette vive colère diffuse à l’échelle d’un territoire aussi vaste, il n’est pas déterminant, mais pas non plus anecdotique, d’évoquer la situation et l’évolution socio-économique d’un tel pays : les grondements des foules énervées nous parlent aussi des sales manières dont le capital maîtrise, plus ou moins bien, sa reproduction, auxquelles elles résistent activement. Ce pays, désigné comme un modèle de croissance économique (+5% chaque année en moyenne depuis 2002), vit aussi à l’heure de la mise en place, à marche forcée, de l’Union pour la Méditerranée (malgré les réticences de Bouteflika liées à la présence d’Israël dans cette belle «union» en concurrence directe avec le projet états-unien de Grand Moyen Orient, sans parler de l’amitié «historique» sino-algérienne : les échanges bilatéraux ont fait circuler quatre milliards de dollars en 2007). En Espagne, dans les années 1980, il était courant d’entendre, pendant les grandes grèves émeutières des ouvriers des secteurs industriels «en restructuration» (notamment dans les Asturies ou au Pays basque sud : chantiers navals, dockers…) : «ce n’est pas l’Espagne qui rentre dans la CEE, mais l’Europe qui rentre en Espagne». Difficile de ne pas voir dans l’excitation des gouvernants et des patrons européens pour cette nouvelle alliance transméditerranéenne cette même perspective, de pouvoir encore mieux s’engouffrer dans de nouveaux espaces — d’autant plus dans un pays aussi riche que l’Algérie, quatrième producteur mondial de gaz et quatorzième de pétrole. Et dont, même en cette période de chute libre du prix du baril de pétrole (automne 2008), les énormes réserves de liquidités semblent mettre pour le moment hors d’une quelconque déroute financière.
Alors, le flux international en Algérie, ça donne : un TGV transmaghrébin pour Alstom, un métro à Alger (Alstom encore) qui sera géré par la RATP, plusieurs complexes pétrochimiques ou sidérurgiques avec des partenaires saoudiens, japonais, allemands, une des plus grandes usines du coréen Samsung à Sétif, un viaduc à Constantine réalisé par un groupe brésilien, la restructuration des infrastructures portuaires et ferroviaires, de nouveaux gazoducs, centrales électriques et autres équipements pétroliers, la plus grande unité au monde de dessalement d’eau à Mostagadem, treize nouveaux barrages, un programme de construction d’un million de logements raflé surtout par des entreprises chinoises de BTP et, pour 5 milliard de dollars, la création à Alger par un groupe émirien du «plus grand parc urbain au monde», le parc Dounya, avec ses-espaces-verts-ses-quartiers-résidentiels-ses-bureaux-ses-commerces-ses-centres-de-loisirs-et-de-détente, etc. etc. etc.
Pour sûr, s’implanter à coups de méga-chantiers dans un tel pays signifie pour les entreprises de trouver non seulement d’évidents débouchés économiques, mais aussi une main d’œuvre abondante et supposée docile (la célèbre «armée de réserve», c’est plus de 20% de chômeurs en Algérie). Mais, on l’a vu, c’est quand même mal barré pour les patrons, même si la police veille, s’équipe et se prépare… Et on pense aux belles émeutes de 2004 des plus pauvres des travailleurs, les Rroms, en Slovaquie devenue un des nouveaux centres industriels européens, ou, aujourd’hui, en Roumanie, où les grèves n’en finissent plus, que même l’importation d’ouvriers encore moins chers (Philippins, Bangladais, etc.) ne suffit pas à contrecarrer, dans des secteurs aussi structurants que l’automobile, le textile, la logistique… [Deux articles sur les récentes grèves en Roumanie dans les numéros 125 & 126 (été & automne 2008) de la revue Échanges, dont une partie des textes, consacrés à l’actualité mondiale de la lutte des classes, est disponible sur le site Internet.] Et oui, la délocalisation a souvent fait se trouver les managers face à des salariés autrement plus combattifs qu’en Occident, où les syndicats jouent parfaitement leur rôle de maintien de l’ordre des travailleurs. Les faubourgs du monde restent souvent ingouvernables.
Et déjà, en quelques années, l’Algérie est devenue un pays d’immigration car, bien sûr, un sans-papier d’origine subsaharienne coûte encore moins cher qu’un chômeur algérien. En 2007, les services de la Sûreté nationale ont arrêté 12.000 personnes entrées illégalement sur le territoire algérien, dont 7000 Maliens et 3000 Nigériens. En 2008, environ 5000 migrants auraient été expulsés vers des pays du sud. D’ailleurs, en juin 2008, une loi a été votée, durcissant les «conditions d’entrée, de circulation et de séjour des étrangers», prévoyant entre autres le triplement du budget destiné à «la lutte contre l’immigration clandestine», notamment pour la construction… de centres de rétention. Les mesures de dissuasion de l’émigration, quant à elles, se renforcent également, sous la pression de l’Union européenne — et c’est maintenant de plusieurs mois de prison que peuvent être condamnés les harragas (voire… leurs parents), ces «brûleurs de papiers» qui tentent la grande traversée vers le nord, embarquant à bord de pateras de Annaba, Mostaganem… [Site consacré à ce «phénomène»] Car, on ne le répète jamais assez, des secteurs entiers de l’économie (BTP, agriculture, restauration…) fonctionnent sur l’organisation en cascade de ces «délocalisations sur place» que permet l’emploi de travailleurs sans-papiers. Bien sûr la répression (à haute visée médiatique) s’abat à plein régime sur les pauvres (il s’agit de maintenir coûte que coûte une paix sociale qui seule garantit le bon fonctionnement de l’économie), mais la belle propagation des mutineries et des incendies de centres de rétention nous fait chaud au cœur… [Sur les mois de lutte au CRA de Vincennes, des témoignages ont été rassemblés dans le livre Feu au centre de rétention, Libertalia, nov. 2008]

L’histoire remarquable des protestations populaires algériennes (depuis le Printemps berbère de 1980, la quasi-insurrection généralisée d’octobre 1988, balayée dans le sang — on parle de plus de 500 morts —, le soulèvement en Kabylie au printemps 2001, pour ne parler que des pics d’intensité de cette longue permanence de la révolte, qui s’est aussi aiguisée à Oran en 1982, Annaba en 1983, Laghouat en 1983 et 85, Alger (la Casbah) en 1985, Sétif et Constantine en 1986, Alger et diverses villes en 91, en 2004 dans une trentaine de villes, etc. [Signalons «1988 : la deuxième guerre d’Algérie», Courant alternatif, no 184, novembre 2008 ; de Jaime Semprun, Apologie pour l’insurrection algérienne [2001], dont une brochure a été faite ; des textes publiés dans plusieurs Bulletins de la Bibliothèque des émeutes reviennent sur les affrontements dans les années 1990 et 2000]) ne fait évidemment pas tout : c’est plutôt l’actualité des contestations dans les États voisins qui nous permet d’imaginer comme l’air du temps est particulièrement orageux.
Au Maroc : depuis le printemps dernier, blocage du port de Sidi Ifni par des chômeurs, manifs, émeutes, envoi de l’armée : plusieurs tués et 300 arrestations (suivies de tortures) le 7 juin 2008 — après quelques semaines d’accalmie durant l’été, reprise des affrontements en septembre-octobre [Une «chronologie des émeutes et de la répression subie à Sidi Ifni» a été publiée en juin 2008] ; manifestations quasi-quotidiennes des étudiants dans les grandes villes, qui ont vite appris le goût des matraques mais qui ont aussi vite appris à se défendre, comme à Marrakech le 14 mai où pierres et cocktails molotov ont plu sur les 1000 hommes des forces spéciales dépêchés pour empêcher une marche vers la présidence de l’université (bilan de la journée : 800 étudiants raflés, une centaine gardée à vue, sept emprisonnés en attente d’un procès) ; un sit-in contre «la cherté de la vie» (il faut dire que le prix du pain avait augmenté de 30% la veille) qui se transforme en émeute à Sefrou le 23 septembre 2007 : 300 blessés dont pas mal chez les keufs, la plupart des bâtiments publics saccagés ; et même en Tunisie, dix mois de ce qu’on appelle une «insurrection» dans le bassin minier de Gafsa (phosphate), durcissement de la grève des mineurs mais aussi des étudiants, chômeurs, «mères de famille» contre «le modèle économique tunisien» et violente répression (des syndicalistes sont même inculpés pour «constitution de bandes de malfaiteurs») ; en Égypte diffusion à l’ensemble des secteurs économiques des luttes des travailleurs du textile (première activité industrielle du pays, après le tourisme), depuis deux ans maintenant : grèves sauvages, occupations, manifs, émeutes, et là aussi, répression de plus en plus massive, avec le concours actif des Frères musulmans patrons de nombreuses usines (plusieurs morts, des milliers d’arrestations) ; pour ne pas parler ici de la multiplication depuis un an des émeutes dites «de la faim», «de l’électricité» ou «du gaz» au Sénégal, Cameroun, Burkina, etc. [Des infos sur les émeutes «de la faim» qui ont touché une cinquantaine de pays en 2008, ou sur la haute tension en Égypte, encore dans la revue Échanges] Bref, au sud de la Méditerranée, et même si les espaces-temps de la révolte sont particulièrement disjoints, les classes laborieuses composent de fait une réjouissante internationale de classes dangereuses, d’autant plus qu’elle semble particulièrement tenace et alerte contre les assauts policiers et judiciaires.
C’est dans ces moments d’intenses émotions collectives, que les travailleurs (avec ou sans emploi) s’extirpent d’un quotidien particulièrement apathique, que les gueux reprennent le temps de vivre à toute allure. Et le choix déterminé de l’affrontement est en soi une critique en actes de ce monde qui voudrait régir l’entièreté de nos vies — il est particulièrement revigorant de voir que la rue peut encore être cet espace politique si vif, et pas seulement ce lieu de circulation si policé où l’on voudrait nous enfermer. Puissent les flammes de l’Algérie et autres banlieues malfamées du monde réchauffer nos longs hivers…
Nous voulons tout, noir décembre 2008.