Flammes algériennes (1)
Bref aperçu sur de bien vives flammes algériennes
Parmi celles que les médias n’ont pas pu taire, parce qu’elles ont concerné des centaines de personnes, parce qu’elles ont duré au moins deux jours, et que les dégâts ont été «spectaculaires» : Timimoun (sud) en février, Ghardaïa en mars, Chlef, Gdyel (vers Oran) et Tiaret en avril, Ksar El Boukhari (90 km au sud d’Alger), Berriane et Oran en mai, Berriane à nouveau en juillet, Annaba et M’sila en août, plusieurs villages autour de Tizi-Ouzou et Tissemsilt en septembre, encore Annaba en octobre, Meftah en novembre… du littoral nord densément peuplé aux régions du sud quasi-désertiques, de l’est à l’ouest, ce sont tant des grandes villes (à l’exception notable, cette dernière année, de Alger — ville trop fliquée ?) que d’innombrables bleds qui connaissent les joies de la révolte.
La relégation en deuxième division du club de foot d’Oran [Suite aux émeutes, le gouvernement prit la décision de replacer le club en première division. Le hooliganisme paye.] ; la gestion d’incendies détruisant des champs entiers d’oliviers et d’arbres fruitiers en Kabylie ; une demande collective d’attribution de locaux pour pouvoir travailler (Gdyel) ; sept corps de harragas repêchés au large de Tiaret ; la décision de fermeture du marché informel suivie de la victoire de l’équipe locale de foot à Ksar el-Boukhari ; la vengeance contre un riche propriétaire d’hôtel et ses vigiles à Sidi Aïssa (M’Sila) ; la coupure d’eau ou l’augmentation du prix de la patate de trop ; etc. : peu importent les «détonateurs», pourvu que tout soit prétexte à une saine émulation de rages collectives. Et les communs de ces belles émotions nous parlent particulièrement : à chaque fois ce sont les édifices du pouvoir, local ou national, qui sont attaqués, sièges des wilayas (préfectures), daïras (sous-préfectures) ou des Assemblées populaires communales, tribunaux et bâtiments d’entreprises nationalisées (banques, poste, hydrocarbures…) — mais aussi chaque bureau d’entreprise privée est potentiellement une cible de choix, et les magasins voient régulièrement leurs vitrines tomber et les marchandises s’envoler (pillages massifs à Annaba le 13 octobre). Nous n’aurons que ce que nous prendrons. Également, la pratique massive et quasi-systématique du barrage routier confirme que le blocage des flux reste une valeur sûre contre le train-train de la société.
Côté flics, comme toujours chargés de protéger le vieux monde, ils sont souvent débordés (c’est-à-dire moins rapides), en tout cas de nombreux renforts sont toujours nécessaires pour le-retour-à-la-normale. Si l’épreuve existait pour le CIO, l’équipe d’Algérie serait certainement championne du monde de caillassage. La paix sociale est définitivement assénée quelques jours ou quelques semaines après «les terribles scènes de violence» par les coups de marteau résonnant sur les bureaux des juges : depuis un an, ce sont plusieurs centaines d’émeutiers qui ont été engeôlés. Mais la solidarité renforce, normal, les accès de rage et la libération des détenus stimule admirablement familles, proches, voisins : manifestations, occupations de tribunaux, assemblées sur les places publiques…
Revenons, par exemple, sur les «événements» de Chlef (ville de 180.000 habitants située à 200 km à l’ouest d’Alger) — non pas pour en faire une émeute «meilleure» qu’une autre (y aurait-il de mauvaises émeutes ?), hein.
Le 27 avril 2008, devait comparaître au tribunal le président de l’association des sinistrés d’un séïsme de… 1980 (Chlef est dans une région fortement sismique), suite à une plainte du wali (le préfet) pour diffamation : l’association avait protesté contre l’annulation d’une aide, pourtant décidée dans une loi de 2007, portant sur la reconstruction de logements «en dur» en remplacement de 27.000 préfabriqués — que les gendarmes ont commencé à détruire avant même le début des travaux. Dès l’aube, les accès au tribunal sont bloqués par des flics, il n’en fallait pas plus aux centaines de personnes venues assister au procès pour faire exploser de beaux accès de rage — qui n’en aurait pas fait autant ?
D’abord aux alentours du tribunal, rapidement dans tout le centre ville, ensuite (jusque vers 22h) dans la plupart des quartiers. Caillassage vigoureux des façades vitrées des sièges d’Algérie Poste (dont la recette se volatilise), d’Algérie Télécom, de l’APC (Assemblée populaire communale), du musée de la ville, de la banque du Golfe Arabe, de la gare, les détruisant de fond en comble. La Direction des mines et de l’industrie, un bureau de poste et la bibliothèque municipale sont totalement incendiés. Le siège de la faculté de droit saccagé. Les bureaux de la Banque extérieure d’Algérie dévastés — et pillés, naturellement. Sans parler des voitures, des lampadaires et autres éléments de mobilier urbain. Les attaques des bâtiments de la wilaya et de la daïra ont été repoussées par les forces anti-émeutes arrivées assez rapidement en renforts de plusieurs autres wilayas, notamment d’Alger. On parle le soir de plusieurs dizaines de blessés (dans les deux camps) et d’une centaine d’arrestations.
Le lendemain, ça repart de plus belle après le premier café, pierres contre lacrymo : rassemblés dans différents coins de la rue principale de la ville, des dizaines de jeunes se sont attaqués pendant plusieurs heures aux policiers qui tentaient de les empêcher de s’approcher des institutions publiques. «Nous n’arrêterons pas avant le départ du wali», déclarent des jeunes surchauffés. Les affrontements ont continué dans la plupart des quartiers de la ville, ainsi que dans des villes et villages voisins, dont Chettia à une dizaine de kilomètres : les établissements scolaires, l’agence des PTT et la direction des impôts y ont reçu une visite mémorable des émeutiers. La route nationale a été bloquée toute la journée par des barricades enflammées. Bilan de la journée : encore des arrestations — entre une centaine et 500 selon les sources.
Le 29 avril, alors qu’à Chlef les forces de l’ordre reprennent le contrôle [de] l’espace, troisième jour d’affrontements à Chettia : nouveaux blocages de routes toute la journée, et surtout le centre ville transformé en champ de bataille, il n’est plus question que d’en découdre avec les keufs, aux cris de «libération de tous les détenus», «satisfaction de la plateforme de revendications élaborée par l’association des sinistrés de 1980» et «départ du wali» (qui d’ailleurs a été muté début mai). Le soir, assaillis par des centaines d’émeutiers, ce sont les bureaux de la délégation régionale de Sonelgaz qui partent en fumée. Les attaques de bâtiments (plus tard, un laboratoire pharmaceutique a été pillé) et les escarmouches ne s’arrêteront qu’à l’aube.
Depuis l’été 2008, l’État algérien n’en peut plus de débloquer de nouveaux fonds pour sa police : achat de 20.000 matraques, plus de 200 bus de transports de troupes, plusieurs engins antibarricades ou équipés de lances à eau — et embauche de 15.000 nouveaux flics au plus vite. Nouvelle menace terroriste ? Non, tous ces équipements sont destinés à la section anti-émeutes de la Direction générale de la sûreté nationale. [Cela fait écho à la récente présentation de nouvelles techniques anti-émeutes de la police française, lors d’une rencontre européenne sur les «défis des violences urbaines», mi-octobre 2008. Nouvelles technologies, augmentation impressionnante des effectifs et petits groupes très mobiles, au menu. Tiens, quelques inquiétudes chez les gouvernants ? Que les récentes démonstrations antiterroristes ne viendraient-elles pas confirmer ?] Par ailleurs, le gouvernement, craignant «un risque d’émeute généralisée», subventionne à hauteur de plusieurs dizaines de milliards de dhirams par an «les produits de large consommation, pour réduire les effets de l’inflation sur la vie quotidienne des Algériens». Autre détail croustillant de l’actualité récente (en tout cas plus qu’une réforme de la Constitution) : «les milieux d’affaires algériens et étrangers se préparent également à de telles éventualités. Plusieurs entreprises auraient déjà mis en place des plans pour protéger leurs biens des pillages en cas de violences populaires.» [Les quelques «citations» et les infos proviennent des médias algériens — méfiance, donc. Un portail Internet de quotidiens francophones existe. Les droitsdel’hommistes compilent thématiquement un grand nombre d’articles de presse (dossiers «émeutes», «luttes syndicales», «dégradation de la vie sociale», etc.). En France, un universitaire tient à jour une base documentaire (surtout une revue de presse et des vidéos) sur les émeutes dans le monde ; quelques nouvelles du Maghreb aussi dans les «brèves du désordre».]
Bigre, que se passe-t-il en Algérie? Du peu d’informations (évidemment) qui arrivent de ce côté-ci de la Méditerranée, on entend parfois que depuis plus d’un an, seraient enregistrées en moyenne deux-trois émeutes ou autres formes de colères populaires (notamment des blocages de routes)… par jour — seule la Chine fait aussi bien en ce moment !
Parmi celles que les médias n’ont pas pu taire, parce qu’elles ont concerné des centaines de personnes, parce qu’elles ont duré au moins deux jours, et que les dégâts ont été «spectaculaires» : Timimoun (sud) en février, Ghardaïa en mars, Chlef, Gdyel (vers Oran) et Tiaret en avril, Ksar El Boukhari (90 km au sud d’Alger), Berriane et Oran en mai, Berriane à nouveau en juillet, Annaba et M’sila en août, plusieurs villages autour de Tizi-Ouzou et Tissemsilt en septembre, encore Annaba en octobre, Meftah en novembre… du littoral nord densément peuplé aux régions du sud quasi-désertiques, de l’est à l’ouest, ce sont tant des grandes villes (à l’exception notable, cette dernière année, de Alger — ville trop fliquée ?) que d’innombrables bleds qui connaissent les joies de la révolte.
La relégation en deuxième division du club de foot d’Oran [Suite aux émeutes, le gouvernement prit la décision de replacer le club en première division. Le hooliganisme paye.] ; la gestion d’incendies détruisant des champs entiers d’oliviers et d’arbres fruitiers en Kabylie ; une demande collective d’attribution de locaux pour pouvoir travailler (Gdyel) ; sept corps de harragas repêchés au large de Tiaret ; la décision de fermeture du marché informel suivie de la victoire de l’équipe locale de foot à Ksar el-Boukhari ; la vengeance contre un riche propriétaire d’hôtel et ses vigiles à Sidi Aïssa (M’Sila) ; la coupure d’eau ou l’augmentation du prix de la patate de trop ; etc. : peu importent les «détonateurs», pourvu que tout soit prétexte à une saine émulation de rages collectives. Et les communs de ces belles émotions nous parlent particulièrement : à chaque fois ce sont les édifices du pouvoir, local ou national, qui sont attaqués, sièges des wilayas (préfectures), daïras (sous-préfectures) ou des Assemblées populaires communales, tribunaux et bâtiments d’entreprises nationalisées (banques, poste, hydrocarbures…) — mais aussi chaque bureau d’entreprise privée est potentiellement une cible de choix, et les magasins voient régulièrement leurs vitrines tomber et les marchandises s’envoler (pillages massifs à Annaba le 13 octobre). Nous n’aurons que ce que nous prendrons. Également, la pratique massive et quasi-systématique du barrage routier confirme que le blocage des flux reste une valeur sûre contre le train-train de la société.
Côté flics, comme toujours chargés de protéger le vieux monde, ils sont souvent débordés (c’est-à-dire moins rapides), en tout cas de nombreux renforts sont toujours nécessaires pour le-retour-à-la-normale. Si l’épreuve existait pour le CIO, l’équipe d’Algérie serait certainement championne du monde de caillassage. La paix sociale est définitivement assénée quelques jours ou quelques semaines après «les terribles scènes de violence» par les coups de marteau résonnant sur les bureaux des juges : depuis un an, ce sont plusieurs centaines d’émeutiers qui ont été engeôlés. Mais la solidarité renforce, normal, les accès de rage et la libération des détenus stimule admirablement familles, proches, voisins : manifestations, occupations de tribunaux, assemblées sur les places publiques…
Revenons, par exemple, sur les «événements» de Chlef (ville de 180.000 habitants située à 200 km à l’ouest d’Alger) — non pas pour en faire une émeute «meilleure» qu’une autre (y aurait-il de mauvaises émeutes ?), hein.
Le 27 avril 2008, devait comparaître au tribunal le président de l’association des sinistrés d’un séïsme de… 1980 (Chlef est dans une région fortement sismique), suite à une plainte du wali (le préfet) pour diffamation : l’association avait protesté contre l’annulation d’une aide, pourtant décidée dans une loi de 2007, portant sur la reconstruction de logements «en dur» en remplacement de 27.000 préfabriqués — que les gendarmes ont commencé à détruire avant même le début des travaux. Dès l’aube, les accès au tribunal sont bloqués par des flics, il n’en fallait pas plus aux centaines de personnes venues assister au procès pour faire exploser de beaux accès de rage — qui n’en aurait pas fait autant ?
D’abord aux alentours du tribunal, rapidement dans tout le centre ville, ensuite (jusque vers 22h) dans la plupart des quartiers. Caillassage vigoureux des façades vitrées des sièges d’Algérie Poste (dont la recette se volatilise), d’Algérie Télécom, de l’APC (Assemblée populaire communale), du musée de la ville, de la banque du Golfe Arabe, de la gare, les détruisant de fond en comble. La Direction des mines et de l’industrie, un bureau de poste et la bibliothèque municipale sont totalement incendiés. Le siège de la faculté de droit saccagé. Les bureaux de la Banque extérieure d’Algérie dévastés — et pillés, naturellement. Sans parler des voitures, des lampadaires et autres éléments de mobilier urbain. Les attaques des bâtiments de la wilaya et de la daïra ont été repoussées par les forces anti-émeutes arrivées assez rapidement en renforts de plusieurs autres wilayas, notamment d’Alger. On parle le soir de plusieurs dizaines de blessés (dans les deux camps) et d’une centaine d’arrestations.
Le lendemain, ça repart de plus belle après le premier café, pierres contre lacrymo : rassemblés dans différents coins de la rue principale de la ville, des dizaines de jeunes se sont attaqués pendant plusieurs heures aux policiers qui tentaient de les empêcher de s’approcher des institutions publiques. «Nous n’arrêterons pas avant le départ du wali», déclarent des jeunes surchauffés. Les affrontements ont continué dans la plupart des quartiers de la ville, ainsi que dans des villes et villages voisins, dont Chettia à une dizaine de kilomètres : les établissements scolaires, l’agence des PTT et la direction des impôts y ont reçu une visite mémorable des émeutiers. La route nationale a été bloquée toute la journée par des barricades enflammées. Bilan de la journée : encore des arrestations — entre une centaine et 500 selon les sources.
Le 29 avril, alors qu’à Chlef les forces de l’ordre reprennent le contrôle [de] l’espace, troisième jour d’affrontements à Chettia : nouveaux blocages de routes toute la journée, et surtout le centre ville transformé en champ de bataille, il n’est plus question que d’en découdre avec les keufs, aux cris de «libération de tous les détenus», «satisfaction de la plateforme de revendications élaborée par l’association des sinistrés de 1980» et «départ du wali» (qui d’ailleurs a été muté début mai). Le soir, assaillis par des centaines d’émeutiers, ce sont les bureaux de la délégation régionale de Sonelgaz qui partent en fumée. Les attaques de bâtiments (plus tard, un laboratoire pharmaceutique a été pillé) et les escarmouches ne s’arrêteront qu’à l’aube.