Une calculette dans la musette (1)
Le Tour vu par l’ancien entraîneur de Festina Antoine Vayer
Vers un cyclisme à deux plateaux
«Where is the proof ?» («Où sont les preuves ?»), demandait Lance Armstrong en narguant ses interlocuteurs. Les faits ne prouvent rien s’il n’est pas un juge pour les interpréter. Le problème sur le Tour, c’est que tout le monde est juge et partie. On consent à valider les preuves «médicales» des blouses blanches pour exclure un coureur comme Dueñas, un inconnu cache-misère, qui se montre capable de développer 410 watts de puissance mécanique sur la montée d’Hautacam grâce à de l’EPO. Il termine seulement 11e. Et 410 watts, c’est déjà humainement beaucoup trop dans certaines circonstances.
Idole. Devant lui, il y a les meilleurs. Par exemple Riccó, qui a un doigt d’honneur tatoué sur son corps, paraît-il. Son idole, Marco Pantani, est mort d’une overdose de cocaïne, parce qu’on ne lui a pas permis de continuer à se doper comme les autres.
Voici les faits : Riccó, dans sa montée victorieuse du col d’Aspin de 12,6 km à 6,3% de déclivité, a poussé 440 watts. Il a, bien sûr, battu le record historique de la montée depuis la sortie d’Arreau, en 29 minutes 20 secondes. Le précédent record était détenu par «l’équivalent de quarante Eddy Merckx» en 2004, référence utilisée à l’époque à propos de l’étape de La Mongie, remportée par Ivan Basso devant Armstrong. En 2008, ils sont dix de plus à pouvoir développer la puissance de l’ancien champion, et terminer ensemble une étape à deux cols.
Mais tout ce beau monde arrive derrière Riccó, qui claironne que le lendemain, son coéquipier Piepoli va gagner à Hautacam. Et ce dernier, sûr de sa force, le fait, accompagné de Cobo Acebo, encore un équipier de la Saunier Duval, en 37 minutes 30 secondes, à plus de 22 km/h de moyenne sur une pente de 13,8 km à 7,7%. Pour le faire, les deux hommes ont développé 439 watts.
«Exploit». Voilà encore un «exploit» hors normes réalisé par un collectif qui n’est pas sans nous rappeler celui de l’équipe Gewiss-Ballan du docteur Ferrari, qui claironnait que l’EPO, «ce n’est pas plus dangereux que dix litres de jus d’orange». Exploit qui rappelle aussi la montée de la Croix de Fer par les Festina en 1997, ou encore le triplé Deutsche Telekom aux jeux de Sydney 2000 avec Ullrich-Vinokourov-Klöden. Piepoli a 37 ans. Un vieux, un dur à cuire. Tout comme Jens Voigt, qui appartient à l’autre équipe au-dessus du lot dans ce Tour : la CSC, avec dans ses rangs Cancellara dit «Spartacus».
Ces «non-grimpeurs» passent pourtant les cols. Ils travaillent pour leurs leaders Schlek et Sastre qui, avec Evans, Menchov et consorts, méprisent les performances réalisées derrière eux par un Dueñas sous EPO. Dans les vallées, les CSC appuient sur les pédales avec une puissance proche d’un cheval-vapeur et avancent deux fois plus vite que les échappés à qui on a laissé du champ, comme le Français Di Gregorio.
Constance. Le Marseillais grimpeur, 23 ans, est capable de pousser 375 watts. Il semble normal. Il fait partie des 40 Français engagés, dont neuf sont dans les quinze derniers du général. Le plus constant reste Goubert, 38 ans, un ex-Festina. Il enchaîne les montées de cols entre 400 et 415 watts. Et il progresse encore au regard de ces dernières années. On attendait aussi Gadret et Moreau, les seuls capables d’évoluer à 430 watts, mais ils ont abandonné. Quant à Moncoutié, il n’est que l’ombre de lui-même.
Dix équipes ont assuré cependant que leurs coureurs n’avaient pas subi d’infiltration de corticoïdes pendant les quinze jours précédant le Tour. Avant, on parlait de «cyclisme à deux vitesses» quand certains Français développaient 390 watts face aux 410-450 des meilleurs. Mais le rendement général des Tricolores a baissé cette année de 20%, quand celui des ténors s’est maintenu. Faut-il maintenant parler de «cyclisme à deux plateaux» ? Ceux des grands et ceux des petits joueurs ?
Les non-dopés sont les handicapés du Tour
Il parle un langage, celui de l’honnêteté, de la transparence, du travail acharné et du bon sens que peu comprennent et qui n’est pas appris ou agréé sur le Tour de France 2008. Certains hommes, privés de l’ouïe, sont aussi considérés de manière absurde comme handicapés. On veut dire par là qu’ils appartiennent à ce qu’on désigne pudiquement comme une «communauté réduite». Absurde : leurs yeux peuvent entendre. Ceux-là dialoguent avec leurs mains. Ils «signent» au lieu de parler. L’expression faciale trahit leurs émotions : il en va de même avec le rictus de l’effort sur un sportif sain qui fatigue. Cette forme d’expression — celle des signes — est riche, imaginative. Elle est en trois dimensions. La langue française, elle, n’en possède que deux : l’abscisse et l’ordonnée, puisque les intonations régionales trahissent l’origine. Comme le sourd, le non-dopé est incompris : aucun contrôle positif (sur une échelle qui irait du Salbutalmol aux transfusions sanguines) sur le Tour 2008 à ce jour. Le non-dopé sait, mais il se tait. Comment libérer la parole ? C’est comme si on demandait à un paraplégique de se lever de son fauteuil.
Implants. Certes, aucun sourd n’est muet : c’est un mythe, une fausse croyance. C’est souvent quand il essaie, avec force séances d’orthophonie ou à l’aide d’implants (en parlant de ça, on en connaît d’autres qui libèrent la testostérone chez des sportifs de haut niveau) qu’on le considère comme handicapé, voire idiot, car la langue «oralisée» est incomprise. Ce sont des sons, des cris sans écho pour celui qui les prononce et qui provoque à l’entendant une gêne. Profonde.
Logique : ce dernier n’a pas appris la langue naturelle et logique du sourd, celle des signes, beaucoup plus riche que celle qui permet de mentir en parlant. La nôtre. Il existe bel et bien une discrimination du sourd et du non-dopé. Tous deux sont des îliens, qui voient au loin passer un bateau qui leur fait des signes. En 2005, la fin de l’ère Armstrong devait permettre au mens sana in corpore sano (un esprit sain dans un corps sain) de s’exprimer avec leur corps et leur âme, enfin.
Dingue. Promesses ! Prenons le contre-la-montre de Cholet, mardi. Considérons une route plate, sans vent, avec un SCX (soit le produit du coefficient aérodynamique et de la surface frontale opposée au vent) de 0,23. Il faut développer nettement plus de 410 watts pour rouler à 49,5 km/h si vous pesez 70 kilos. Le tout sur un parcours qui comportait quelques faux plats avec un vent de trois-quarts face en début de parcours et de trois-quarts dos au retour, qui permettrait à l’aiguille du compteur d’osciller entre 80 et 100 km/h dans le bas des descentes. Cela confirme, par exemple, que Kim Kirchen, deuxième de l’étape, a pédalé au même régime moteur dans les cols du Tour de Suisse il y a un mois. Soit à 450 watts. Je n’ai qu’un mot : dingue !
La lutte antidopage n’a de cesse pourtant d’étêter les sommets trop «voyants» de la forêt du vélo. Le cyclisme a mille fois répété qu’il «libérerait» la parole. Celle des non-dopés, comme la langue des signes aurait «libéré» la parole des sourds. Mais personne ne se soucie de ceux qui traînent leur misère sur le Tour, isolés dans leur petit monde de non-dopé. Personne ne veut entendre le cri de Munch alors que tout le monde regarde les bouches se tordre les mains croisées. Tout le monde parle à la place des non-dopés. Mais ce monde n’est pas pour eux. Ils sont condamnés à vivre le handicap, d’être des hommes «normaux» dans un monde absolument anormal et que chacun sur le Tour trouve merveilleux.
La hotte aspirante du Père Nöel
Ironman. Ne parlons pas du foot, dont aucun contrôle positif ne vient jamais ternir le modèle hollywoodien. Il y a dix ans, en 1998, la hotte du vélo fonctionnait parfaitement. Elle filtrait. Et rien ne filtrait au dehors. Aucune émanation. Tout hermétique. Le ventilateur recrachait à la nuit tombée les odeurs pestilentielles du mensonge, du dopage, de la désinformation, des compromis entre amis au-dessus des lois physiologiques. On a calculé que, de 1994 à 1998, 32 «dragsters» crachaient en moyenne dans le dernier long col de fin d’étape de montagne entre 410 et jusqu’à 447 watts pendant plus de trente minutes. Ce qui leur permettait d’avancer à presque 30 kilomètres heure dans les lacets, sans fumées toxiques. La barre des 410 watts en fin d’étape c’est grosso modo l’équivalent d’un marathon en moins de deux heures quinze à la fin d’un Ironman.
En 1998, un douanier à Neuville-en-Ferrain (Nord) a contrôlé une voiture de la caravane du Tour parmi d’autres, mais cette dernière, au logo Festina, est tombée dans les pattes de la justice. «Plus rien ne sera comme avant !» avait-on dit. Mise en place du «contrôle technique», des machines-humaines avec récolte du pipi congelé par exemple. C’est l’année où un coureur-sprinteur bien de chez nous devient grimpeur. Puis Lance Amstrong est arrivé avec son cancer. En 2000 au procès Festina, un juge a allumé la lumière sous la hotte. Les regards se sont tournés vers les joints défectueux et le ventilo aux pales de zinc de la hotte centenaire du Tour de France. En piteux état qu’elle était, la machine de la Grande Boucle. Quatorze autres «dragsters», malgré la casse par overdose de certains (l’Espagnol José Maria Jiménez, l’Italien Marco Pantani…) et l’exclusion de ceux «qui ont mis un doigt au cul du Tour de France» (le directeur sportif Manolo Saiz) ont pendant encore cinq années pétaradé. Le nez dans les pots d’échappement, la presse, les organisateurs, les institutions ont appuyé sur le bouton de la ventilation.
Peinard. Mais, au lieu d’absorber, les odeurs ont refoulé. Cela ne sentait pas bon. Les quatre années (2004 à 2007), 20 nouveaux «dragsters» fumants ont fait leur apparition. Lance Armstrong, Jan Ullrich, Ivan Basso, Floyd Landis, Alexandre Vinokourov, Michael Rasmussen, Alberto Contadormirdebout ? Sont sur le point d’être oubliés ou bannis.
2008 ? Hé-hé, dix ans déjà, coucou nous revoilà ! C’est le Tour du renouveau, du renouveau, etc. De tous les renouveaux. Kim Kirchen nous a fait un joli «wheeling» de 445 watts à Verbier lors du Tour de Suisse. Andy Schleck se vante d’ un réglage en janvier à plus de 460 watts, Cadel Evans monte en régime avec des 425 watts. Mauricio Soler a pu peinard se préparer longtemps, le plombier contrôleur «Adams» vendu cet automne étant malade, et il existe des coureurs avec des noms imprononçables qui vont nous présenter de nouveaux modèles de compétition.
Cyrille Guimard disait : «Aujourd’hui, il faut revenir à l’ancienne, c’est-à-dire qu’il faut travailler pour progresser et pas obligatoirement plonger dans la lessiveuse.» Je le note.
Le Tour va donc encore faire sa cuisine en poussant à fond le curseur de la hotte. En priant le vent du grand Ouest de ne pas rabattre les mauvaises odeurs… Z’avez vu la montée de la côte de Cadoudal, samedi ? Mis à par le jeune Pineau, les 40 cadors du Tour du renouveau étaient devant. Comme on quitte la Bretagne, terre de tous les pardons, je prierai également «le renouveau». Mais ma foi scientifique m’impose de calculer les puissances. Je reviendrai avec les chiffres. Promis.
Vayer : «Il faut arrêter le Tour»
Avant l’affaire Festina, les coureurs refusaient d’aborder le sujet du dopage, dans une touchante union confinant à l’omerta. Aujourd’hui, adoptant une position différente, ils répètent sans imagination la récitation préférée de la direction du Tour : «Que les tricheurs soient débusqués est une bonne chose, cela signifie que les contrôles sont efficaces», ont répété, quasi mot pour mot, Mark Cavendish et Cadel Evans hier, après l’étape. Pour Antoine Vayer, ancien entraîneur chez… Festina devenu directeur d’une cellule de recherche sur la performance, c’est insuffisant. Chaque jour que dure le Tour, il signe, dans Libération, une chronique assassine à travers laquelle il démonte, chiffres à l’appui, le cyclisme rayon par rayon.
Il fut particulièrement inspiré au soir de la victoire d’Arvesen à Foix en revenant, dans son papier du lendemain, sur la performance signée par Ricco dans l’étape de Super-Besse, celle qui le vit pulvériser le record d’ascension du Col d’Aspin que détenait un certain Armstrong (2004). S’appuyant sur de savants calculs, il a ainsi estimé que le Cobra italien avait, dans ses 12,6 kilomètres à 6,3% de déclivité, poussé sur les pédales avec une puissance moyenne de 440 watts. Trente de moins que Duenas, l’Espagnol de la Barloworld contrôlé positif 24 heures avant lui. Mais davantage qu’Armstrong et, surtout, Eddy Merckx, que l’Américain avait détrôné et que, statistiquement, 50 coureurs du peloton 2008 auraient suivi s’ils l’avaient côtoyé sur un vélo.
Homme de caractère, Antoine Vayer juge forcément la performance «inhumaine», comme le sont les 439 watts développés dans la montée d’Hautacam par Cobo et Piepoli. Nous l’avons joint, hier après-midi. Entretien court mais pas piqué des vers…
Vers un cyclisme à deux plateaux
Des faits. Rien que des faits. Et des comparaisons éloquentes. Relire le passé souillé et les records absurdes pour comprendre si le présent est assaini comme on le prétend. Ce qui s’est passé dans les Pyrénées décrédibilise encore le Tour de France 2008 et les valeurs du sport de «haut niveau».
«Where is the proof ?» («Où sont les preuves ?»), demandait Lance Armstrong en narguant ses interlocuteurs. Les faits ne prouvent rien s’il n’est pas un juge pour les interpréter. Le problème sur le Tour, c’est que tout le monde est juge et partie. On consent à valider les preuves «médicales» des blouses blanches pour exclure un coureur comme Dueñas, un inconnu cache-misère, qui se montre capable de développer 410 watts de puissance mécanique sur la montée d’Hautacam grâce à de l’EPO. Il termine seulement 11e. Et 410 watts, c’est déjà humainement beaucoup trop dans certaines circonstances.
Idole. Devant lui, il y a les meilleurs. Par exemple Riccó, qui a un doigt d’honneur tatoué sur son corps, paraît-il. Son idole, Marco Pantani, est mort d’une overdose de cocaïne, parce qu’on ne lui a pas permis de continuer à se doper comme les autres.
Voici les faits : Riccó, dans sa montée victorieuse du col d’Aspin de 12,6 km à 6,3% de déclivité, a poussé 440 watts. Il a, bien sûr, battu le record historique de la montée depuis la sortie d’Arreau, en 29 minutes 20 secondes. Le précédent record était détenu par «l’équivalent de quarante Eddy Merckx» en 2004, référence utilisée à l’époque à propos de l’étape de La Mongie, remportée par Ivan Basso devant Armstrong. En 2008, ils sont dix de plus à pouvoir développer la puissance de l’ancien champion, et terminer ensemble une étape à deux cols.
Mais tout ce beau monde arrive derrière Riccó, qui claironne que le lendemain, son coéquipier Piepoli va gagner à Hautacam. Et ce dernier, sûr de sa force, le fait, accompagné de Cobo Acebo, encore un équipier de la Saunier Duval, en 37 minutes 30 secondes, à plus de 22 km/h de moyenne sur une pente de 13,8 km à 7,7%. Pour le faire, les deux hommes ont développé 439 watts.
«Exploit». Voilà encore un «exploit» hors normes réalisé par un collectif qui n’est pas sans nous rappeler celui de l’équipe Gewiss-Ballan du docteur Ferrari, qui claironnait que l’EPO, «ce n’est pas plus dangereux que dix litres de jus d’orange». Exploit qui rappelle aussi la montée de la Croix de Fer par les Festina en 1997, ou encore le triplé Deutsche Telekom aux jeux de Sydney 2000 avec Ullrich-Vinokourov-Klöden. Piepoli a 37 ans. Un vieux, un dur à cuire. Tout comme Jens Voigt, qui appartient à l’autre équipe au-dessus du lot dans ce Tour : la CSC, avec dans ses rangs Cancellara dit «Spartacus».
Ces «non-grimpeurs» passent pourtant les cols. Ils travaillent pour leurs leaders Schlek et Sastre qui, avec Evans, Menchov et consorts, méprisent les performances réalisées derrière eux par un Dueñas sous EPO. Dans les vallées, les CSC appuient sur les pédales avec une puissance proche d’un cheval-vapeur et avancent deux fois plus vite que les échappés à qui on a laissé du champ, comme le Français Di Gregorio.
Constance. Le Marseillais grimpeur, 23 ans, est capable de pousser 375 watts. Il semble normal. Il fait partie des 40 Français engagés, dont neuf sont dans les quinze derniers du général. Le plus constant reste Goubert, 38 ans, un ex-Festina. Il enchaîne les montées de cols entre 400 et 415 watts. Et il progresse encore au regard de ces dernières années. On attendait aussi Gadret et Moreau, les seuls capables d’évoluer à 430 watts, mais ils ont abandonné. Quant à Moncoutié, il n’est que l’ombre de lui-même.
Dix équipes ont assuré cependant que leurs coureurs n’avaient pas subi d’infiltration de corticoïdes pendant les quinze jours précédant le Tour. Avant, on parlait de «cyclisme à deux vitesses» quand certains Français développaient 390 watts face aux 410-450 des meilleurs. Mais le rendement général des Tricolores a baissé cette année de 20%, quand celui des ténors s’est maintenu. Faut-il maintenant parler de «cyclisme à deux plateaux» ? Ceux des grands et ceux des petits joueurs ?
Libération, 17 juillet 2008.
Les non-dopés sont les handicapés du Tour
Certains mondes, comme celui du vélo de haut niveau, sont parfaitement inadaptés aux gens valides : les «normaux» qui ne se doperaient pas. Le cycliste qui ne se dope pas est un handicapé, au sens propre. Ce monde-là n’est pas fait pour lui. Et il en souffre. Il faut être handicapé pour comprendre cela, ou bien subir le dopage passif dans les roues des «champions». Les non-dopés s’épuisent dans une communauté repliée. Le cycliste sain pratique alors ipso facto un sport «intégré» (le terme officiel) mais avec les règles du milieu (dont la loi du silence), sans aménagement et sans ménagement.
Il parle un langage, celui de l’honnêteté, de la transparence, du travail acharné et du bon sens que peu comprennent et qui n’est pas appris ou agréé sur le Tour de France 2008. Certains hommes, privés de l’ouïe, sont aussi considérés de manière absurde comme handicapés. On veut dire par là qu’ils appartiennent à ce qu’on désigne pudiquement comme une «communauté réduite». Absurde : leurs yeux peuvent entendre. Ceux-là dialoguent avec leurs mains. Ils «signent» au lieu de parler. L’expression faciale trahit leurs émotions : il en va de même avec le rictus de l’effort sur un sportif sain qui fatigue. Cette forme d’expression — celle des signes — est riche, imaginative. Elle est en trois dimensions. La langue française, elle, n’en possède que deux : l’abscisse et l’ordonnée, puisque les intonations régionales trahissent l’origine. Comme le sourd, le non-dopé est incompris : aucun contrôle positif (sur une échelle qui irait du Salbutalmol aux transfusions sanguines) sur le Tour 2008 à ce jour. Le non-dopé sait, mais il se tait. Comment libérer la parole ? C’est comme si on demandait à un paraplégique de se lever de son fauteuil.
Implants. Certes, aucun sourd n’est muet : c’est un mythe, une fausse croyance. C’est souvent quand il essaie, avec force séances d’orthophonie ou à l’aide d’implants (en parlant de ça, on en connaît d’autres qui libèrent la testostérone chez des sportifs de haut niveau) qu’on le considère comme handicapé, voire idiot, car la langue «oralisée» est incomprise. Ce sont des sons, des cris sans écho pour celui qui les prononce et qui provoque à l’entendant une gêne. Profonde.
Logique : ce dernier n’a pas appris la langue naturelle et logique du sourd, celle des signes, beaucoup plus riche que celle qui permet de mentir en parlant. La nôtre. Il existe bel et bien une discrimination du sourd et du non-dopé. Tous deux sont des îliens, qui voient au loin passer un bateau qui leur fait des signes. En 2005, la fin de l’ère Armstrong devait permettre au mens sana in corpore sano (un esprit sain dans un corps sain) de s’exprimer avec leur corps et leur âme, enfin.
Dingue. Promesses ! Prenons le contre-la-montre de Cholet, mardi. Considérons une route plate, sans vent, avec un SCX (soit le produit du coefficient aérodynamique et de la surface frontale opposée au vent) de 0,23. Il faut développer nettement plus de 410 watts pour rouler à 49,5 km/h si vous pesez 70 kilos. Le tout sur un parcours qui comportait quelques faux plats avec un vent de trois-quarts face en début de parcours et de trois-quarts dos au retour, qui permettrait à l’aiguille du compteur d’osciller entre 80 et 100 km/h dans le bas des descentes. Cela confirme, par exemple, que Kim Kirchen, deuxième de l’étape, a pédalé au même régime moteur dans les cols du Tour de Suisse il y a un mois. Soit à 450 watts. Je n’ai qu’un mot : dingue !
La lutte antidopage n’a de cesse pourtant d’étêter les sommets trop «voyants» de la forêt du vélo. Le cyclisme a mille fois répété qu’il «libérerait» la parole. Celle des non-dopés, comme la langue des signes aurait «libéré» la parole des sourds. Mais personne ne se soucie de ceux qui traînent leur misère sur le Tour, isolés dans leur petit monde de non-dopé. Personne ne veut entendre le cri de Munch alors que tout le monde regarde les bouches se tordre les mains croisées. Tout le monde parle à la place des non-dopés. Mais ce monde n’est pas pour eux. Ils sont condamnés à vivre le handicap, d’être des hommes «normaux» dans un monde absolument anormal et que chacun sur le Tour trouve merveilleux.
Libération, 10 juillet 2008.
La hotte aspirante du Père Nöel
Vous voyez une hotte de cuisine ? Vous voyez les quatre boutons et le témoin lumineux sur la face antérieure à hauteur de votre nez ? Oui ? Et bien l’éthique «en toc» de chaque sport est enfermée dans un appareil électroménager comme le vôtre. De vous à moi, on nous promet un modèle made in China extraordinaire pour août. Les meilleures hottes aspirantes sont actuellement espagnoles, car les réputations allemandes et italiennes se perdent. La NF est obsolète, trop contrôlée. Évidemment que l’actuel maillot jaune, Alejandro Valverde, vient d’être sacré champion d’Espagne après avoir écrabouillé les deux courses qui font un futur vainqueur du Tour : la classique Liège-Bastogne-Liège et le Dauphiné libéré.
Ironman. Ne parlons pas du foot, dont aucun contrôle positif ne vient jamais ternir le modèle hollywoodien. Il y a dix ans, en 1998, la hotte du vélo fonctionnait parfaitement. Elle filtrait. Et rien ne filtrait au dehors. Aucune émanation. Tout hermétique. Le ventilateur recrachait à la nuit tombée les odeurs pestilentielles du mensonge, du dopage, de la désinformation, des compromis entre amis au-dessus des lois physiologiques. On a calculé que, de 1994 à 1998, 32 «dragsters» crachaient en moyenne dans le dernier long col de fin d’étape de montagne entre 410 et jusqu’à 447 watts pendant plus de trente minutes. Ce qui leur permettait d’avancer à presque 30 kilomètres heure dans les lacets, sans fumées toxiques. La barre des 410 watts en fin d’étape c’est grosso modo l’équivalent d’un marathon en moins de deux heures quinze à la fin d’un Ironman.
En 1998, un douanier à Neuville-en-Ferrain (Nord) a contrôlé une voiture de la caravane du Tour parmi d’autres, mais cette dernière, au logo Festina, est tombée dans les pattes de la justice. «Plus rien ne sera comme avant !» avait-on dit. Mise en place du «contrôle technique», des machines-humaines avec récolte du pipi congelé par exemple. C’est l’année où un coureur-sprinteur bien de chez nous devient grimpeur. Puis Lance Amstrong est arrivé avec son cancer. En 2000 au procès Festina, un juge a allumé la lumière sous la hotte. Les regards se sont tournés vers les joints défectueux et le ventilo aux pales de zinc de la hotte centenaire du Tour de France. En piteux état qu’elle était, la machine de la Grande Boucle. Quatorze autres «dragsters», malgré la casse par overdose de certains (l’Espagnol José Maria Jiménez, l’Italien Marco Pantani…) et l’exclusion de ceux «qui ont mis un doigt au cul du Tour de France» (le directeur sportif Manolo Saiz) ont pendant encore cinq années pétaradé. Le nez dans les pots d’échappement, la presse, les organisateurs, les institutions ont appuyé sur le bouton de la ventilation.
Peinard. Mais, au lieu d’absorber, les odeurs ont refoulé. Cela ne sentait pas bon. Les quatre années (2004 à 2007), 20 nouveaux «dragsters» fumants ont fait leur apparition. Lance Armstrong, Jan Ullrich, Ivan Basso, Floyd Landis, Alexandre Vinokourov, Michael Rasmussen, Alberto Contadormirdebout ? Sont sur le point d’être oubliés ou bannis.
2008 ? Hé-hé, dix ans déjà, coucou nous revoilà ! C’est le Tour du renouveau, du renouveau, etc. De tous les renouveaux. Kim Kirchen nous a fait un joli «wheeling» de 445 watts à Verbier lors du Tour de Suisse. Andy Schleck se vante d’ un réglage en janvier à plus de 460 watts, Cadel Evans monte en régime avec des 425 watts. Mauricio Soler a pu peinard se préparer longtemps, le plombier contrôleur «Adams» vendu cet automne étant malade, et il existe des coureurs avec des noms imprononçables qui vont nous présenter de nouveaux modèles de compétition.
Cyrille Guimard disait : «Aujourd’hui, il faut revenir à l’ancienne, c’est-à-dire qu’il faut travailler pour progresser et pas obligatoirement plonger dans la lessiveuse.» Je le note.
Le Tour va donc encore faire sa cuisine en poussant à fond le curseur de la hotte. En priant le vent du grand Ouest de ne pas rabattre les mauvaises odeurs… Z’avez vu la montée de la côte de Cadoudal, samedi ? Mis à par le jeune Pineau, les 40 cadors du Tour du renouveau étaient devant. Comme on quitte la Bretagne, terre de tous les pardons, je prierai également «le renouveau». Mais ma foi scientifique m’impose de calculer les puissances. Je reviendrai avec les chiffres. Promis.
Libération, 7 juillet 2008.
Professeur d’EPS et ancien entraîneur de Festina, Antoine Vayer, 45 ans, dirige AlternatiV, une cellule de recherche sur la performance, à Laval (Mayenne). Il chronique le Tour pour Libération.
Vayer : «Il faut arrêter le Tour»
Antoine Vayer n’a pas la plume légère dans Libé. Ex-entraîneur chez Festina, il avait déjà fustigé Ricco jeudi. Bien vu.
Avant l’affaire Festina, les coureurs refusaient d’aborder le sujet du dopage, dans une touchante union confinant à l’omerta. Aujourd’hui, adoptant une position différente, ils répètent sans imagination la récitation préférée de la direction du Tour : «Que les tricheurs soient débusqués est une bonne chose, cela signifie que les contrôles sont efficaces», ont répété, quasi mot pour mot, Mark Cavendish et Cadel Evans hier, après l’étape. Pour Antoine Vayer, ancien entraîneur chez… Festina devenu directeur d’une cellule de recherche sur la performance, c’est insuffisant. Chaque jour que dure le Tour, il signe, dans Libération, une chronique assassine à travers laquelle il démonte, chiffres à l’appui, le cyclisme rayon par rayon.
Il fut particulièrement inspiré au soir de la victoire d’Arvesen à Foix en revenant, dans son papier du lendemain, sur la performance signée par Ricco dans l’étape de Super-Besse, celle qui le vit pulvériser le record d’ascension du Col d’Aspin que détenait un certain Armstrong (2004). S’appuyant sur de savants calculs, il a ainsi estimé que le Cobra italien avait, dans ses 12,6 kilomètres à 6,3% de déclivité, poussé sur les pédales avec une puissance moyenne de 440 watts. Trente de moins que Duenas, l’Espagnol de la Barloworld contrôlé positif 24 heures avant lui. Mais davantage qu’Armstrong et, surtout, Eddy Merckx, que l’Américain avait détrôné et que, statistiquement, 50 coureurs du peloton 2008 auraient suivi s’ils l’avaient côtoyé sur un vélo.
Homme de caractère, Antoine Vayer juge forcément la performance «inhumaine», comme le sont les 439 watts développés dans la montée d’Hautacam par Cobo et Piepoli. Nous l’avons joint, hier après-midi. Entretien court mais pas piqué des vers…
Alors, surpris par le contrôle positif de Ricco?
Surpris, surtout, de voir le Tour continuer. Mais franchement, qu’est-ce que vous foutez encore là ? Personne ne bouge, je ne comprends pas.
Peut-être parce que les observateurs pensent que ce sport peut redevenir crédible ?
Crédible ? Un mec qui gagne deux étapes en surclassement et qui est bourré d’EPO jusqu’aux narines, vous trouvez ça crédible, vous ?
Selon vous, il faut donc arrêter le Tour ?
Mais bien sûr ! Si on ne le fait pas maintenant, on ne le fera plus jamais. C’est le seul moyen de tuer le dopage. Sinon, il y aura toujours des tricheurs.
Le public, pourtant, continue de suivre et soutenir l’épreuve ?
Je ne pense pas que les gens se foutent de ce qui se passe. Mais la masse est crédule. Si j’avais un bon conseil à leur donner, ce serait de couper leur télévision tous les après-midis de juillet.
Evans n’est-il pas un champion ordinaire, plus humain ?
Il n’y pas que Ricco. La puissance développée par les poursuivants dans l’Aspin est, elle aussi, inhumaine. Après, si on trouve qu’Evans a un beau sourire, tout va très bien…
Dans votre chronique, vous expliquez que la puissance moyenne des coureurs français avait chuté pendant que celle des étrangers s’était stabilisée. Cela signifie-t-il que seule la France lutte contre le dopage ?
Elle est isolée, c’est évident. Mais je laisse également entendre qu’il existe bien sûr des coureurs français qui se bourrent la gueule (NDLR : il dit de Moreau et Gadret qu’ils sont les seuls à pouvoir développer 430 watts, et que Stéphane Goubert progresse en montagne, où il enchaîne les cols entre 400 et 415 watts malgré ses… 38 ans).
Comment faut-il punir les tricheurs ?
Ce qu’il faut, c’est une réelle volonté politique. Le «Tour du renouveau» sera celui de 2009 si politiquement, on fait le nécessaire. Mais les gens qui sont à la tête de ce sport sont des gens sans convictions.
La direction du Tour, elle, lutte de toutes ses forces contre le dopage…
La direction du Tour, ce sont des organisateurs de spectacle, ils ne devraient même pas avoir à parler de dopage.
Mi.D.
Actu24.be, 18 juillet 2008.
Une calculette dans la musette (2)