Quelques propos sur l'outil anti-terroriste
19 janvier 2008. Sur le chemin de la manifestation nationale contre l’allongement de la durée de rétention, trois personnes sont arrêtées pour avoir eu dans leur sac des fumigènes «fait-maison», des pétards et des crèves-pneus. Une enquête aujourd’hui instruite par la section anti-terroriste de Paris est ouverte pour «association de malfaiteurs, détention et transports de produits incendiaires ou explosifs en vue de destructions de biens ou d’atteinte aux personnes». Des appartements sont perquisitionnés et saccagés. Deux personnes, Ivan et Bruno, sont depuis plus de trois mois en détention préventive à Villepinte et à Fresnes.
23 janvier 2008. Deux personnes sont arrêtées dans le centre de la France lors d’un contrôle de voiture, avec, comme le disent les flics à travers la presse, du chlorate de soude, de la documentation pour fabriquer des bombes et des plans de la prison pour mineurs de Porcheville. S’ensuit aujourd’hui une instruction menée par le pôle anti-terroriste. Ils sont actuellement incarcérés : l’un transféré récemment à Meaux, et l’autre transféré dans le Nord de la France alors qu’ils étaient tous deux initialement incarcérés à Fleury-Mérogis.
Avril 2008. Sous le motif d’une «jonction supposée» entre les deux affaires, elles sont toutes deux instruites par les mêmes juges anti-terroriste.
Cela fait trois mois que les personnes sont en détention provisoire. Ces deux affaires sont instruites par des magistrats anti-terroristes, ce qui signifie plus de moyens et plus de pressions sur les inculpés. Que dans ces histoires il soit difficile de comprendre exactement les accusations et avoir des nouvelles des enfermés, est souvent un fait.
Les prisonniers peuvent difficilement s’exprimer, subissant une machine judiciaire lourde qui impose souvent le silence. Lettres lues et gardées par l’administration pénitentiaire et le juge d’instruction quand les enquêtes sont en cours, parloirs express donnés au compte-gouttes à des proches triées sur le volet (ou plutôt sur le casier), transferts loin des familles. La communication est viciée. Tout est fait pour que rien ne sorte et rien ne se passe. Pour autant, il semble important de pouvoir manifester son soutien et sa solidarité avec eux et de se mobiliser collectivement — tant matériellement (à travers les caisses de soutien pour les prisonniers, les concerts, etc.) que politiquement, en montrant que ce ne sont pas des gens isolés.
Le sens de ce texte est d’apporter une réflexion sur cette machine judiciaire et politique qui s’est enclenché contre ce que l’État désigne comme les «anarcho-autonomes», les «affreux» du mouvement, et de tracer des lignes de compréhension sur ce qu’est «l’anti-terrorisme».
En juin 2007, le Figaro titre un de ses articles «L’extrême gauche radicale tentée par la violence». Début février, Le Monde enchaîne avec «les RG s’inquiètent d'une résurgence de la mouvance autonome». Pour culminer avec Alliot-Marie qui «craint» le «terrorisme d’extrême-gauche» aujourd’hui. Ces articles ne sont que des exemples parmi d’autres d’une manœuvre médiatique, dictée par la police, pour mettre en lumière la figure de l’«anarcho-autonome».
À chaque mouvement et révolte, il s’agit de catégoriser, diviser, créer une ligne entre les «bons» et les «mauvais» qui souvent se trace aux frontières des pratiques dites «violentes». En novembre 2005, les «affreux» sont les «jeunes de banlieue» ou la «racaille» qui foutent le bordel. Pendant les mouvements lycéens et étudiants, ce sont les «casseurs» qui apparaissent et disparaissent aux moindres affrontements avec la police. En témoignent les journaux télévisés qui, pour parler des fins de manif à la Sorbonne pendant le CPE, annonçaient : «Et, à 20 heures, les étudiants laissent la place aux casseurs». Pour les manifestations qui ont eu lieu pendant les élections présidentielles, c’est les «anarcho-autonomes». En somme, à chaque fois qu’il s’agit de pratiques qui perturbent le fonctionnement normal des conflits, où il n’y a ni partis, ni syndicats pour contrôler la révolte, il faut pour l’État activer tous les mécanismes du rejet, isoler une partie des révoltés.
Pour maintenir l’ordre, il est nécessaire d’isoler les gens qui veulent agir sans médiation, qui ne cherchent pas à négocier, qui pensent plus largement que les luttes participent d’une révolte contre l’exploitation, la police, la domestication quotidienne. Celles et ceux qui ont participé à ces moments, se reconnaissent rarement dans ces dichotomies de bons ou de mauvais, préfèrent parler de multiplicité de pratiques d’actions, réfléchir à partir des questionnements et des possibles qui traversent une lutte. Dans les différentes figures employées, il n’y a aucune homogénéité ou réalité à trouver. Reste le refus de se définir à travers une identité policière.
«Anarcho-autonomes», «Extrême-gauche», «Ultra-gauche», «Anarchistes». Des termes que le pouvoir et qui accole en ce moment à celui de «terroristes». Le «monstre» apparaît sous la forme de la «résurgence d’une mouvance». La ministre fait référence à Action Directe, aux Brigades Rouges, à la Fraction Armée Rouge. «Leurs enfants reviennent» disent-ils. On offre une vision cyclique de l’Histoire : «Certains veulent renverser l’ordre et tentent de mettre en pratique leurs idées, ils finiront par assassiner des gens et mettre des bombes. Ils sont potentiellement dangereux, donc il faut un “traitement exceptionnel dès maintenant”. Souvenez-vous comment ça s’est fini…»
L’Histoire devient une farce dont le scénario est confié aux vainqueurs. À travers l’image du terrorisme rouge, l’État offre la mise en scène des années 1970/80. L’enjeu est de faire oublier qu’il y a eu une contestation sociale, une histoire collective. Le procédé est simple : le mouvement social est considéré comme une toile de fond, un simple décor, presque anecdotique. L’État amalgame certaines formes de révoltes à des groupes spécifiques et enferme des expériences sociales dans un carcan sans histoire, sans contexte, sans possibilité de compréhension. La critique des moments de lutte s’écrit trop souvent par les ennemis. Ainsi, il n’est pas inutile de rappeler qu’il faut résister à la tentation de la dissociation, c’est-à-dire faire sien le discours de l’État, pointer du doigt certains pour se montrer plus présentable. Car si aujourd’hui, on ressort ce passé imaginé, c’est simplement pour faire de la «répression préventive», construire et activer toutes les armes de la lutte anti-terroriste.
Le «terroriste» est une abstraction, c’est une coquille vide que l’État remplit, qui s’applique selon les nécessités. Ce que l’État définit comme terroriste est «ce qui est dirigé contre lui». Ce que le dictionnaire traduit par «l’ensemble des moyens violents (attentats, sabotages, enlèvements, assassinats) qu’une organisation politique emploie pour lutter contre le pouvoir établi en créant un climat d’insécurité, en frappant de terreur les partisans du gouvernement, en impressionnant la population» (Dictionnaire Bordas). Tout est mis au même niveau. Parler de terrorisme permet d’introduire un imaginaire sanglant, de civils qui sont tués, de violence aveugle, fruit de quelques «illuminés». Le «terroriste» fait peur, le désigner comme un ennemi dangereux est consensuel. On oublie que historiquement la Terreur est une figure de l’État, un mode de gouvernement qui éradique ses ennemis, et qu’aujourd’hui s’il y a des bombardements de civils, c’est au nom de la lutte contre le terrorisme. De quelques tours de rhétorique et politique, le «terroriste» est devenu une abstraction permettant d’isoler des individus d’une lutte, de les mettre en opposition avec le reste des gens qui pourraient exprimer des revendications politiques. Le «terroriste» doit être un éternel vaincu, exclu de l’espace politique, monstrueux. C’est un stigmate, dont seul l’État a la maîtrise. Le terrorisme est du domaine de l’intention, non pas des actes précis. Aussi, il suffit de faire coïncider un engagement politique un peu trop subversif avec des événements, actions ou manifestations de la révolte sociale qualifiés de violents pour étiqueter une affaire de terrorisme ; autant dire que tout est un jeu de stratégies du pouvoir.
Par ailleurs, le «terroriste» joue tout autant comme catégorie politique que comme sujet judiciaire. Lorsqu’une affaire est instruite par des magistrats anti-terroristes, ce sont plus de moyens pour la police et la justice, des mises en détention provisoires facilités, des procédures longues, des lourdes peines, des instructions à charge basé sur la personnalité des détenus. «Le juge ne cherche pas la vérité dans le fait, mais le délit dans le prisonnier.» L’arrestation, l’enquête, le procès, tous les moments de la machine judiciaire permettent de mettre au pas tout un tas d’individus. Faire pression sur les prisonniers et sur les proches. Par exemple, l’«association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste» érige en principe la culpabilité par association. En effet, dans certains cas, fréquenter les mêmes lieux, lire les mêmes écrits, héberger ou même juste connaître une personne soupçonnée de terrorisme donne lieu à des poursuites pour soutien, apologie et financement en lien avec une entreprise terroriste. Pour l’État, il faut avant tout briser les personnes qui (possiblement, hypothétiquement, même de très loin) auraient des idées subversives ou seraient en contact avec celles-ci.
Dans un même temps, en enfermant quelques-uns, on muselle le plus grand nombre… «L’augmentation de la répression ne correspond en rien à l’accroissement de la menace révolutionnaire du mouvement ou de l’une de ses composantes. […] Il est évident qu’à partir du moment où la répression s’étend à tous les secteurs de la société, il devient ridicule de penser qu’elle touche seulement ceux qui portent atteinte à la sûreté de l’État.» («S’opposer à la répression. Réflexe conditionné ou mouvement volontaire ?», in À couteaux tirés, Mutines Séditions) Au quotidien, chacun subit à différents niveaux cette lutte anti-terroriste. En témoigne cette image sur la situation en Irak au journal télévisé dans laquelle on voit des militaires partout, des check-points à tous les coins de rue, et puis, ce soldat armé de deux fusils, effectuant un contrôle de voiture, qui se gausse que «depuis que nous nous occupons de la sécurité, il n’y a plus de terroristes» (Quelle victoire !) L’Irak est un pays ouvertement en occupation militaire, la France l’est insidieusement : il y a des militaires dans les transports, de la vidéo-surveillance dans les rues, des puces biométriques dans les passeports, des drônes au-dessus des têtes. Plus de contrôles, plus de police, plus de prisons. Dans le Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme (La Documentation française, 2006), manifeste de l’État, s’enchaînent les recommandations : «la lutte contre le terrorisme se gagnera d’abord par une posture de vigilance au quotidien», «Prévenir concrètement les risques d’attentats implique une mobilisation de tous les instants et une culture de la “détection précoce”. Celle-ci n’est pas spontanée et ne peut être seulement l’affaire des services spécialisés dans la lutte anti-terroriste. Cette dimension nouvelle de l’esprit de défense doit être largement diffusée et partagée au sein de la société française.» Il faut «mener une action de fond contre le terrorisme en gagnant les batailles au quotidien, de la technologique et des idées». Cela rappelle la voix suave du métro parisien : «Attentifs ensemble».
Les nouvelles technologies permettent un contrôle systématique et efficace. Les exercices de défense et de sécurité intérieure permettent tout autant de préparer la population à des attentats terroristes, qu’à des accidents comme une panne d’une centrale nucléaire, l’explosion d’une usine de produits chimiques, etc. En somme, le cadre d’une gestion parfaite des défaillances du système techno-industriel capitaliste se dessine chaque jour pour maintenir des individus politiquement dociles et économiquement rentables. L’anti-terrorisme est un outil utilisé par l’État pour renforcer son mode de gouvernement et contrôler la dissidence.
Voilà. En faisant réflexions, détours et retours sur certaines analyses, des lignes de compréhension sont tracées afin de tenter de dégager des axes de lutte contre ce que peut signifier l’anti-terrorisme. Face à ces arrestations et en solidarité, il est important de réinventer des moyens de luttes, ne pas s’engouffrer dans les automatismes de l’anti-répression, ne pas «sous prétexte d’efficacité» en oublier les désirs de liberté qu’on porte au jour le jour. Il n’y a pas plus de victimes, d’innocents que de coupables. Comme finit un des textes sur les arrestations : «Il est primordial que tous les gens qui participent ou se sentent solidaires de cette lutte n’oublient pas les copains incarcérés et leur manifestent soutien et solidarité, notamment en relayant l’information, en diffusant [des] textes. Parce que nous mobiliser collectivement quand on nous attaque nous rend certainement plus forts que de se replier chacun dans son coin, ne laissons pas la répression s’abattre dans le silence et l’anonymat.»
Liberté pour tous les enfermés. Destruction de toutes les prisons. Aux prisonniers et prisonnières.
Indymedia Paris Île-de-France, 20 avril 2008.