Compte rendu du procès des militants poursuivis par Bouygues

Publié le par la Rédaction

 

Le procès des quatre webmestres ou assimilés suite à une plainte de Bouygues a failli se tenir vendredi 11 juin.

 

Rappel des faits : en 2004 a été organisée une semaine daction contre Bouygues, pour sa participation au marché de lindustrialisation de lenfermement et de lexpulsion. Différents tracts dappel ou de soutien à cette initiative ont été publiés sur des sites web. À un autre moment, des dégradations ont semble-t-il été déplorées sur des boutiques de la marque et un chantier de construction, sans quaucun lien soit avéré.

 

Bouygues a porté plainte. Impossible de mettre la main sur les taggeurs et autres, ce sont donc les supposés responsables éditoriaux des sites incriminés (Brigade Anti-Pub, CNT, Indymedia Paris, pajol) qui passaient devant le juge hier.

 

Laudience est allée très vite.

 

Pour les trois avocats, Irène Terrel a commencé par plaider deux nullités : lune sur labsence de notification des peines encourues aux prévenus, lautre sur lexcessive longueur de la procédure (les «faits» datent de 2004, linstruction est trouée de trois ans et demi de «latence»).

 

Lavocat supplétif de Bouygues (le tenant du titre, Olivier Metzner, plaidait à quelques encablures de là au procès Kerviel) a vaguement protesté que lorsquon avait affaire à des organisations «non-pyramidales» cétait beaucoup plus difficile de démasquer les méchants.

 

Le tribunal sest retiré gravement.

 

Décision le 9 juillet. Si les nullités sont rejetées, laudience sur le fond sera fixée probablement fin 2010.

 

En bonus, un texte de Jacques Rancière écrit pour loccasion.

 

Les plaidoiries (celles de la défense, bien sûr) promettaient.

 

ZPAJOL, 14 juin 2010
Liste sur les mouvements de sans-papiers.

 

 

*

 

 

Note sur la notion de sabotage

«Ce mot de “sabotage” naguère inconnu et qui a fait une étonnante fortune comporte des significations très variées. Il ne signifie pas nécessairement lacte de détruire (auquel cas il tombe sous le Code Pénal) … mais tout acte qui consiste à rendre le travail improductif, soit par nonchalance (on dit en anglais faire ca canny), par excès dapplication (cest ce quon appelle perler le travail) ou par une observation méticuleuse des règlements (exemple dans une grève des chemins de fer en Italie), qui a pour résultat de rendre le service impossible. Sous ces diverses formes, le sabotage échappe évidemment à toute répression.»


Ces lignes empruntées au Cours d’Économie politique de Charles Gide (II, 351) marquent bien la pluralité de significations du mot de sabotage et l
impossibilité didentifier son idée à celle dune action violente de destruction. Celui qui consulte un dictionnaire de la langue française au XIXe siècle est, de fait, surpris de ne pas trouver cette idée parmi les divers sens du mot qui comportent entre autres laction de fabriquer des sabots, celle de fouler le drap avec des sabots ou celle de fixer des coussinets aux traverses des chemins de fer. Littré date de 1838 lapparition dun sens nouveau de la notion : lidée de mal faire son travail. Cela veut dire par exemple que les pratiques de destruction opérées par les luddites anglais opposés à lintroduction des machines à tisser nétaient pas qualifiées de sabotage. Et les syndicalistes révolutionnaires qui lancèrent en France à la fin du XIXe siècle des pratiques de lutte ouvrière importées dAngleterre ne mettaient aucunement en avant des objectifs de destruction matérielle. Émile Pouget le souligne dans sa célèbre brochure sur le sabotage de 1897. Le sabotage consiste dabord à sopposer au patronat selon sa propre logique : puisquil considère le travail comme une simple marchandise échangeable contre dautres à son prix, les travailleurs doivent prendre ce principe au mot et fournir un travail équivalent au prix reçu, donc un mauvais travail pour une mauvaise paie.

L
application de ce principe peut prendre des formes variées, comportant des formes de détérioration. Mais ces formes nont rien à voir avec les pratiques de violences contre les personnes, pratiquées à lépoque par des attentats anarchistes. Les anarchistes ouvriers qui militent dans les syndicats opposent justement à ces pratiques individuelles des pratiques collectives de lutte des classes. Lextension de sens du mot sabotage est déterminée par là.

S
il sidentifie, au départ, avec un principe de riposte économique à une domination économique, il en est venu à qualifier toute action visant à entraver laction de celui contre lequel on se bat. Cela veut dire que la composante symbolique du coup porté à ladversaire compte plus que la réalité dun dommage provoqué à lencontre de ses biens. Ce qui se sabote, cest une puissance, une autorité, une image. Lidée implique que lentreprise contre laquelle on se bat est elle-même un rouage dun système dexploitation économique du travail, doppression politique sur les individus et dassujettissement idéologique des esprits. On comprend aisément que la notion semploie tout naturellement à légard dune entreprise du bâtiment qui construit pour le compte de l’État des centres de rétention destinés à ceux qui viennent dans un pays demander du travail, vend des services téléphoniques et possède une télévision dont les liens avec un pouvoir politique sont patents. Il est significatif, quoi que lon pense de la campagne de «sabotage» de Bouygues, de constater que cette campagne na pas été lancée contre une entreprise ordinaire du bâtiment mais contre un empire économique qui est indissolublement un empire politique et idéologique. Par là même la notion de sabotage doit recevoir son sens le plus large de lutte contre un ordre dominant qui sexerce aussi par les voies les plus immatérielles.

Il est également significatif que certaines entreprises entendent annihiler les critiques dont elles sont l
objet en niant leur caractère symbolique et en les ramenant à des actions qualifiées pénalement. La rhétorique de ceux qui sopposent à lordre dominant a toujours fait appel et fera toujours appel à des notions telles que la destruction, le sabotage ou autres. La vie publique et le débat didées vivent de lusage de telles notions qui débordent les qualifications juridiques. Elles périraient si simposait la pratique qui consiste à transformer les mots et les formules de la lutte politique, économique et idéologique en des incitations au crime et à la délinquance. Lhistoire récente, avec lusage des notions de sabotage ou terrorisme par exemple, montre une dérive en ce sens, une tendance à criminaliser le langage de la lutte politique, sociale ou idéologique radicale qui ne peut manquer dinquiéter le citoyen comme le philosophe ou lhistorien. Pour que le débat démocratique vive, il doit être possible de continuer à appeler à la «destruction» de lappareil d’État ou au «sabotage» dune puissance économique sans être mis au rang des incendiaires et des terroristes.

 

Jacques Rancière - 11 juin 2010.

 


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