Considérations sur l'assassinat de Gérard Lebovici (1)

Publié le par Debordiana

Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici

Publié en 1985 aux Éditions Gérard Lebovici ;
repris aux Éditions Gallimard en 1993.



L’assassinat de Gérard Lebovici, avec le déchaînement des accusations contre moi que l’événement aura instantanément entraînées, date de 1984. À la fin de l’année, j’ai rassemblé et examiné les attaques, dans ces Considérations qui furent publiées aux premiers jours de 1985.
La suite a bien confirmé le sens que l’opération paraissait avoir. Jamais plus, on ne se sera aventuré à juger quelque autre éventuel responsable du crime. Les employés médiatiques ayant servi là n’eurent plus qu’à se taire sur cette question qui les avait tant émus ; comme si leur propre conduite n’avait été que normale.
Quant à la critique qui persiste, on ne sait trop pourquoi, à s’intéresser à mon néfaste destin, elle s’est vue modernisée deux ou trois ans plus tard. Désormais, pour me faire une mauvaise réputation, elle va accumuler, sur chaque sujet, les dénonciations péremptoires. Spécialistes homologués par des autorités inconnues, ou simples supplétifs, les experts révèlent et commentent de très haut toutes mes sottes erreurs, détestables talents, grandes infamies, mauvaises intentions. (J’en montrerai prochainement d’instructifs exemples.)
[Présentation parue en quatrième page de couverture de la réédition par les éditions Gallimard des Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici. Guy Debord y annonce son prochain livre, qui paraîtra le 22 octobre 1993 chez le même éditeur : «Cette mauvaise réputation…»]



Le plus indulgent des siècles, qui a généralement trouvé très bon tout ce qui lui était imposé, m’a jugé avec une grande sévérité, et même une sorte d’indignation. Il n’a jamais caché sa vive répugnance à parler de moi, et aussi bien de ce qui me ressemble. Il a dû en parler, cependant. Il l’a fait nécessairement à sa manière, inimitable : car notre temps ne ressemble à aucun autre, et la bassesse ne se divise pas.

Je ne crois pas avoir lu en tout plus de cinq ou six faits vrais rapportés à mon propos, quel qu’ait pu être le thème abordé ; et en aucun cas deux à la fois. Et ces faits mêmes étaient presque toujours séparés de leur contexte, et travestis à l’aide de diverses erreurs surajoutées, et de plus ils étaient interprétés avec beaucoup de malveillance et de déraison. Tout le reste était simplement inventé. Les inventions, d’une variété extraordinaire, mais obéissant constamment à des intentions comparables, donnaient matière à autant d’autres interprétations, souvent surprenantes d’illogisme, puisqu’il devrait être facile à qui invente par l’arbitraire sans frein d’amener avec une apparence de vraisemblance, et sans contradiction trop visible, les conclusions qu’il a le dessein d’en tirer. Jamais tant de faux témoins n’ont environné un homme si obscur.

Rien pourtant, en plus de trente années de fausse ignorance et de froid mensonge, n’avait été si concentré et si maladroit dans l’imposture spectaculaire, que l’exposé que présenta vivement la presse française de toutes les tendances de l’opinion au lendemain du 5 mars 1984, quand Gérard Lebovici, mon éditeur et mon ami, fut attiré dans un guet-apens et assassiné à Paris.

Comme je me trouve être, tant par nature que par la place singulière que j’occupe dans la société et dans l’histoire de mon temps, très éloigné de toute polémique personnelle, il n’aura fallu rien de moins que cet événement, malheureux et abominable, pour me faire sortir de mon silence, à si juste titre dédaigneux, et m’obliger cette fois à «répondre à l’insensé selon sa folie, afin qu’il ne s’imagine pas être sage».

Ayant à affronter un pareil fatras, j’évoquerai en désordre ce que l’on a dit, ce qui est, et ce que veut dire cette distorsion systématique du réel. Je ferais trop d’honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre. Je veux montrer qu’il en est indigne.

Ce siècle n’aime pas la vérité, la générosité, la grandeur. Il n’aimait donc pas Gérard Lebovici, qui attirait encore un peu plus l’envie haineuse par sa liberté d’esprit et sa culture. Il avait donc beaucoup d’ennemis ; puisque «aussi longtemps que le monde renversé sera le monde réel» (Marx), les plus rares qualités passeront pour les pires défauts. Entre tant d’ennemis, ceux qui avaient leurs raisons particulières de l’abattre, ont pu spéculer sur l’abondance universelle de la concurrence, sachant que la forêt peut cacher un arbre. Ce n’est pas la peine de payer spécialement les gens, il suffit de les avoir formés et de les connaître, pour être sûr qu’ils s’empresseront d’aboyer joyeusement à la mort quand on tuera celui qui, par sa seule existence, leur fait honte. Ainsi les journalistes se sont si bien identifiés aux assassins inconnus, qu’ils se sont instantanément bousculés pour leur fournir leurs raisons, pour attribuer à la victime toutes les tares qui, d’une manière ou d’une autre, devraient suffire à pleinement justifier sa fin. Et de tant de reproches, celui qui a été avancé le plus constamment et le plus violemment, et le seul qui était vrai, c’est qu’il avait l’impardonnable tort de me connaître.

Dès le 7 mars, quelques heures après la découverte du crime, l’Agence France-Presse diffusait ce surprenant communiqué : «Le producteur de cinéma Gérard Lebovici… Paris — Lors du mouvement de mai 1968, il était un des animateurs de l’Internationale situationniste aux côtés de Guy Debord, son ami de toujours, dont l’intégrale de l’œuvre cinématographique est projetée au Studio Cujas à Paris que Lebovici avait récemment racheté. Après mai 68, il avait créé les éditions Champ Libre qui ont publié plus de 150 ouvrages liés à l’esprit du mouvement de mai et aussi L’Instinct de mort de Jacques Mesrine…» Il n’est malheureusement pas vrai que Gérard Lebovici ait animé à mes côtés l’Internationale situationniste «lors du mouvement de mai 1968». C’est bien dommage : il le méritait. Mais je ne l’ai connu que trois ans après.

L’A.F.P. précise dans un communiqué du lendemain, 8 mars : «M. Gérard Lebovici, le producteur de cinéma retrouvé tué de deux balles dans la tête mercredi matin dans un parking public de l’avenue Foch à Paris, était également président-directeur général d’une maison d’édition, à l’origine de tendance “situationniste”, les éditions Champ Libre, indique-t-on dans son entourage. Sa femme était directrice de cette maison d’édition. Champ Libre, qui a publié à ce jour cent cinquante-trois titres, s’était fait connaître en publiant les ouvrages de Guy Debord, l’animateur de l’Internationale situationniste, un courant de pensée de tendance libertaire, qui joua un rôle très important dans le mouvement étudiant et intellectuel de mai 68 en France.» Il est encore inexact de qualifier Champ Libre de maison d’édition de tendance «situationniste», que ce soit à l’origine ou plus tard. Elle a publié successivement Joseph Déjacque, Korsch, Baltasar Gracián, Boris Pilniak, Clausewitz, Cieszkowski, Fernando Pessoa, Bakounine, Ribemont-Dessaignes, Malévitch, Bruno Rizzi, Li T’ai Po, Satie, Souvarine, Jomini, Ciliga, Junius, Hegel, le colonel Ardant du Picq, Groddeck, Omar Kháyyám, Jens-August Schade, Anacharsis Cloots, Borkenau, Jorge Manrique, Richard Huelsenbeck, Sexby, Orwell, Marx, Vaugelas, le général Napier, Gerald Brenan, Herman Melville, Saint-Just et bien d’autres ; et pour ceux dont les noms sont en italiques, il s’agit en principe de leurs œuvres complètes. À moins d’appeler abusivement «situationniste» tout ce qui est de qualité, on ne discernera rien de situationniste dans les auteurs que j’ai pris la peine de citer ici.

Passons sur la ridicule appellation d’«étudiant et intellectuel» pour un mouvement historique qui fut si indubitablement prolétarien et révolutionnaire. Il faut dire que l’évocation de cette «tendance libertaire, qui joua un rôle très important» en 1968, n’est pas un rappel, mais une découverte récente de l’Agence France-Presse. On ne trouvera notée cette importance dans aucun journal de ce temps-là, et dans très peu de livres parus immédiatement après. Quel curieux retard, à une époque où l’information court si vite ! Il a fallu près de seize ans à l’A.F.P. pour lancer un tel scoop. Mais enfin, elle le savait.

Chaque journal, propriétaire de son propre fonds de souvenirs classés confidentiels, va suivre l’Agence France-Presse, en apportant sa nuance, assez négligeable. France-Soir du 9 mars révèle : «Un homme des plus mystérieux paraît être le sésame de ces milieux clandestins de l’anarchisme le plus destructeur qui fascinait tant Gérard Lebovici. Il s’agit du cinéaste et écrivain Guy Debord, 54 ans, l’éminence grise de Champ Libre, chef de file des “situationnistes”, un mouvement de tendance libertaire qui fut l’un des détonateurs des événements de Mai 68.» L’un des détonateurs laisse encore le soin de découvrir les autres. Mais Rivarol du 16 mars simplifie excellemment la question, en expliquant du même coup cette fascination, quand il qualifie Lebovici de «fanatique de l’Internationale situationniste, mouvement politique et révolutionnaire qui fut à l’origine des événements de mai 68». Tandis que L’Humanité du 13 mars parle «d’un intellectuel aussi mystérieux qu’incongru : Guy Debord, fondateur puis fossoyeur de l’Internationale situationniste. […] Étrange personnage que ce Debord. Auteur de théories d’ultra-gauche qui eurent leurs heures de gloire en mai 1968, il semble obtenir du producteur à peu près tout ce qu’il lui demande…»

On ne sait ce que ce journaliste stalinien me reproche le plus : d’avoir été parmi ceux qui fondèrent l’Internationale situationniste, ou d’avoir été, quinze ans plus tard, le principal responsable de son autodissolution ? Je crois que les deux lui déplaisent également. Et peut-être, de son point de vue, n’a-t-il pas tort : les deux actes, en leurs temps, furent également révolutionnaires. Mais il est faux de dire que ces théories «eurent leurs heures de gloire en mai 1968», puisque, je l’ai rappelé, personne ne les a citées sur le moment, et que cette occultation a normalement continué par la suite. Ce fut une heure de gloire pour les ouvriers de Paris. Je ne suis «mystérieux» que pour ceux qui ne savent pas me lire, ou n’ont entendu parler de moi que par les professeurs de mensonge qui leur ont si souvent caché ce que j’ai écrit et ce que j’ai fait. Je ne comprends pas ce qu’il entend par «incongru». Qu’est-ce qui est plus incongru qu’un stalinien à l’heure actuelle ?

À part quelques brèves allusions à l’autodissolution de l’Internationale situationniste, que l’on présente plutôt comme une infamie supplémentaire, sans d’ailleurs dire pourquoi, la tendance générale est d’affecter de penser qu’elle existe aujourd’hui ; et serait donc devenue, s’instruisant avec son époque, encore plus épouvantable qu’au temps où déjà on ne voulait pas admettre qu’elle pût exister. Minute du 17 mars, moins embarrassé que les dissimulateurs qui se veulent légèrement plus à gauche, s’est risqué à proposer une définition exhaustive : «Mais qu’est-ce donc que le situationnisme ? Quel est son programme ? Il tient en peu de mots : “Discrédite le bien. Compromets les chefs. Ébranle leur foi. Livre-les au dédain. Utilise des hommes vils. Désorganise l’autorité. Sème la discorde entre les citoyens. Excite jeunes contre vieux. Ridiculise les traditions. Perturbe le ravitaillement. Fais entendre des musiques lascives. Répands la luxure.”» Pour faire mesurer le sérieux de cette sorte de preuve théorique, il faut noter que Minute ne fait pas mystère de l’avoir rencontrée dans le livre d’un simple romancier qui, pour être monarchiste, n’est même pas crédité couramment du réalisme de Balzac. Il est naïf de prétendre expliquer, sans autre examen, des événements et idées historiques, par des formules issues de la fantaisie d’un romancier. Enfin, je ferai observer que je ne vois pas du tout en quoi il pourrait m’être reproché d’avoir fait entendre des musiques lascives.

Chaque période a son vocabulaire pour exorciser les fantômes qui la dérangent. Au temps où les situationnistes ont agi, on les a rarement traités de terroristes, quoiqu’on ait très volontiers popularisé à leur propos le sot concept de «terrorisme intellectuel». Mais ils se sont dissous en 1972, quand commençait à peine ce terrorisme factice, qui désormais est à la mode pour gouverner les États, et leur décerner en regard a contrario des brevets de démocratie. Si l’Internationale situationniste existait aujourd’hui, on dirait forcément qu’elle est terroriste. Et voilà précisément pourquoi certains stratèges, et les trompettes qui suivent à leurs bottes, voudraient faire croire qu’elle existe encore.

Le Nouvel Observateur s’interroge ainsi, le 23 mars : «Le roi Lebo n’est-il, finalement, qu’un homme sous influence ? A-t-il dérivé, à partir de Debord, vers des organisations extrémistes comme les Brigades rouges ou Action directe, qu’il aurait financées par goût du scandale et de la provocation ? Les policiers ne trouvent pas son nom sur les fiches des B.R. françaises — largement infiltrées et surveillées — et on dit, à Rome, que l’anarcho-mao-léninisme de Champ Libre était “à des années lumières de l’archéo-léninisme” des Brigades…» Ce qu’on dit à Rome est condamné par tout ce qui pense encore dans le monde. La Grande Prostituée du terrorisme spectaculaire a maintenant officiellement avoué que ses services spéciaux ont été constamment présents dans toutes les opérations sanglantes menées depuis 1969, avec la complicité des éléments utiles de la Mafia ou du Vatican, et sur ordre du gouvernement parallèle de l’Italie, qui s’est abrité sous le délicat pseudonyme de P. 2. Ces aveux ne sont pas une preuve suffisante pour que Le Nouvel Observateur se décide à remettre à jour son fichier. Et ses enquêteurs ingénus se vantent encore de s’informer à Rome. En s’épargnant le voyage, ils auraient pu lire le catalogue de Champ Libre, et savoir qu’on ne peut pas y déceler une seule trace de léninisme ni de maoïsme.

Présent écrit le 10 mars : «Cette façade d’entrepreneur de spectacle, prospère, arrivé au sommet de la réussite, cachait aussi une activité plus inquiétante : celle d’un mécène de l’ultra-gauche. Après mai 68, il avait notamment fondé les éditions du Champ Libre, où il publiait les penseurs et les stratèges de la gauche libertaire et terroriste. Parmi les auteurs maison, l’enragé Guy Debord, le chef de file des “situationnistes”, le plus nihiliste, le plus destructeur des mouvemets anarcho-surréalistes, probablement le promoteur principal de la subversion soixante-huitarde. À travers ce centre de propagande gauchiste, les contacts de Lebovici s’étendaient à tout le terrorisme international. Il entretenait des relations en Allemagne avec la bande à Baader, mais aussi en Italie, avec les Brigades rouges. D’une façon générale, tous les dynamiteurs de la société bourgeoise, de la civilisation chrétienne et occidentale, fascinaient cet israélite. […] Subventionner la subversion, par conviction, amusement, haine de l’ordre établi ou snobisme mondain, comporte des risques.»

La seule preuve, si l’on ose dire, que Gérard Lebovici subventionnait la subversion, et que ses contacts «s’étendaient à tout le terrorisme international», c’est qu’il me connaissait, moi, «probablement le promoteur principal de la subversion soixante-huitarde». Mais réciproquement, la seule preuve que j’aie jamais eue moi-même le moindre contact avec ce mythque «terrorisme international», qui est si évidemment étranger et ennemi, dans ses idées et ses méthodes, de la subversion profonde dont 1968 est véritablement une grande date, c’est que je connaissais Gérard Lebovici.

On doit me compter «parmi les auteurs maison». J’en ai cité quelques autres. Mais ces éditions, je n’y ai jamais été «éminence grise». Je ne les ai pas dirigées, je n’y ai exercé aucune fonction. J’ai même poussé la discrétion jusqu’à ne pas me rendre une seule fois dans leurs locaux depuis 1971. J’irai désormais, chaque fois qu’il le faudra.

Le fait que Gérard Lebovici finançait la subversion ayant été tout de suite accepté comme une évidence grâce au raisonnement scientifique que l’on vient de voir, on va pouvoir agiter, comme en jouant aux dés, quelques figures particulières de cette subversion protéiforme, comme illustrations interchangeables de la vérité révélée, et bien entendu sans s’astreindre à choisir un seul exemple réel qui devrait avoir la prétention d’être probant. France-Soir écrit le 13 mars : «Gérard Lebovici était d’autre part un pourvoyeur de fonds très important pour certains groupuscules d’extrême gauche, de la mouvance “situationniste” issue de mai 1968. […] Pourquoi ne pas imaginer que l’imprésario-mécène ait brusquement souhaité supprimer ou réduire l’aide financière qu’il leur accordait ? Dans un tel cas, cette décision aurait pu être accueillie par de la colère, voire de la violence, de la part des intéressés. […] Certains adeptes du mouvement situationniste ont été proches de groupes terroristes, comme “Action directe”, qui a longtemps entretenu des relations de cousinage étroites avec “Prima Linea”, l’organisation italienne rivale des “Brigades rouges”. C’est la “piste italienne”. Certains rappellent, à ce propos, que Mme Lebovici — Floriana — est la fille d’un chirurgien-dentiste de Turin.»

Il n’y a pas un seul des groupuscules d’extrême gauche qui soit «de la mouvance situationniste». Voilà, aurait-on pensé avant de savoir que le public est depuis longtemps conditionné à consommer les raisonnements spécieux de la société du spectacle, ce qui aurait radicalement suffi à empêcher Gérard Lebovici de les pourvoir en fonds. Mais puisque l’on imagine de tels groupuscules, «pourquoi ne pas imaginer», en effet, qu’il ait souhaité s’en libérer un jour ? Cette audace aurait naturellement causé de la colère, et il y a des gens qu’il est dangereux de mettre en colère ; car le mot violence est un peu faible de nos jours pour désigner cette prompte réaction : quatre balles dans la tête pour inaugurer la controverse. On tiendrait donc là un coupable très convenable, car s’il est difficile de connaître «la mouvance», on en connaît bien assez le mauvais chef. C’est émettre une calomnie grossière, et de plus anachronique, que de supposer que des «adeptes» de ce mouvement situationniste aient pu devenir, douze ans plus tard, «très proches» de groupes comme «Action directe». Et pourquoi pas du capitaine Barril ? Remarquons au passage l’argument qui voudrait confirmer «la piste italienne». Un racisme nouveau veut donner à penser que tous les Italiens doivent être regardés comme des terroristes ; ou seulement tous les chirurgiens-dentistes ?

Je ne sais si l’histoire de ma vie, qui a été agitée de tant d’aventures différentes, mais toutes du même côté, suffirait véritablement à faire condamner sans autre forme de procès quelqu’un qui simplement aurait eu la hardiesse de m’éditer. Mais Gérard Lebovici a fait plus ; et même dans cette question de l’édition, on lui a imputé injustement une perversité plus inacceptable. Le bruit avait parfois couru, mensonger comme les autres, qu’il m’avait livré «la direction occulte de sa maison d’édition», comme l’écrit L’Humanité du 15 mars. Ce bruit a été relancé, dans les jours qui ont suivi son assassinat, par des gens qui n’ont pas craint de profiter d’une telle circonstance pour redire, partout où l’on voulait bien les écouter, cette fausseté qui personnellement leur tenait à cœur.

C’est ici qu’une bouffonnerie se mêle en intermède au drame, et sert à l’éclairer très opportunément selon les intérêts de la répression. Quatre employés de Champ Libre avaient été licenciés en novembre 1974, c’est-à-dire après les qutre premières années d’activité de cette maison. Il s’agissait de MM. Guégan, Guiomar, Le Saux et Sorin, qui ont depuis poursuivi leur carrière dans différents journaux, et notamment dans les pages littéraires du Monde.

De sorte que l’on pouvait lire dans Le Monde du 10 mars, sous la signature de M. Sorin : «Je revois Lebovici, ce lundi 4 novembre 1974. Masque keatonien, imper à la Bogart, il nous avait donné rendez-vous à La Coupole. Il demanda d’emblée à Guégan de démissionner. Celui-ci refusa. À tour de rôle, nous nous rangeâmes à ses côtés. Une demi-heure plus tard, nous quittions Lebovici, lui laissant Champ Libre, un fonds, des projets, une image et une légende. […] Un représentant du capital, attentif et éclairé. Il payait très mal, mais il laissait faire. Nous lui proposions des auteurs qu’il ignorait : Celma, Burroughs, Delahaye, Dietzgen, etc. Guégan l’avait mis en rapport avec Guy Debord et les membres de l’Internationale situationniste. […] Nous lui exposâmes notre refus de céder devant ses “goûts personnels”. Pour la première fois, il rédigea une de ces lettres qui, avec beaucoup d’autres, figurent dans ses deux volumes de Correspondance. Il brisait d’ailleurs ainsi le silence sur notre rupture ; nous avions décidé, d’un commun accord, de nous interdire “tout commentaire sur les raisons de (notre) séparation”. D’un lieu vivant, en quelques mois, il allait faire un musée. […] Pour répondre aux rumeurs qui désignaient la “main de Debord” dans sa prise du pouvoir à Champ Libre, il rendit aussi publique une lettre de Debord à Jaime Semprun, l’auteur du Précis de récupération. Nous pensions que l’opinion de Debord, visé par certaines pages des Irréguliers, avait déterminé le “passage à l’acte” de Lebovici et sa métamorphose en dialecticien et en révolutionnaire. Les affirmations de Debord, concernant son rôle d’éditeur (“qui a tout le mérite de la publication de Cieszkowski ou d’Anacharsis Cloots”), étaient inexactes…»

Ce court texte appelle une analyse, et nombre de démentis. D’abord, M. Sorin cache le véritable et étonnant motif du conflit : on peut lire leurs documents intégraux et la réponse de l’éditeur dans le volume I de Correspondance. Après quelques dissentiments dont j’ignore les détails, ces quatre «travailleurs intellectuels», comme ils se sont eux-mêmes qualifiés, présentèrent à Gérard Lebovici un ultimatum sous quinzaine. Ils voulaient surmonter les divergences par la voie la plus directe : que l’on donne tout «le contrôle de la production et de la gestion de Champ Libre» à un comité de six personnes où eux-mêmes détiendraient quatre places. À ce risible putsch, l’éditeur répondit par une longue réfutation de leurs allégations, et leur donna un rendez-vous. Lors de cette rencontre, il leur dit que, puisqu’il refusait leurs prétentions, il attendait leurs démissions. Ils rétorquèrent tous «qu’il ne pouvait être question» de démissionner. Alors, l’éditeur leur fit savoir à l’instant qu’ils étaient tous licenciés. Que pouvaient-ils attendre d’autre ?

«Il payait très mal, mais il laissait faire.» Comme il est notoire que Gérard Lebovici n’a été accusé par personne de manquer ni de libéralité, ni d’argent, je suppose que, s’il les payait peu, c’est parce qu’il estimait que leurs services ne valaient pas grand-chose. Qu’il laissât faire, c’est ce qui est contredit par ce dont ils se sont plaints eux-mêmes, sur ses «goûtspersonnels» et leur manque de liberté, ses refus et veto, ses critiques constantes, la censure enfin qu’il a opposée à leurs faibles travaux intellectuels et à leurs conciliantes pratiques mondaines. L’intention est de présenter un financier inculte, un «mécène» incapable, qui aurait dû être ravi d’avoir trouvé de telles lumières. Si cela avait été vrai, ils auraient en somme déjà possédé Champ Libre, et quelqu’un aurait dû venir de l’extérieur pour leur voler leur propre maison d’édition. Car il est fort étrange d’imaginer qu’un éditeur pourrait avoir à «prendre le pouvoir» chez lui. Ils se plaisent à croire que c’est moi, meilleur terroriste qu’eux, sans doute. Un complot inattendu aurait balayé un autre, qui se croyait déjà parvenu au pouvoir ; et c’est ce qui a laissé autour de ces éditions une louche allure de complot permanent, contre le monde entier.

Je veux bien croire qu’ils ont proposé à l’éditeur quelques auteurs qu’il ignorait. Ils les citent eux-mêmes : Celma, Burroughs, Delahaye, Dietzgen. On voit l’importance. Ils ont fait connaître ce qu’ils connaissaient : par contre, il est faux que Guégan «l’avait mis en rapport avec Guy Debord». Je ne connaissais pas M. Guégan.

Quant à briser «le silence sur notre rupture», voilà ce que M. Sorin appelle avoir «décidé, d’un commun accord» de s’interdire tout commentaire. Les quatre, pour des raisons qui leur paraissaient à eux souhaitables, avaient déposé un papier signé de leurs quatre noms et quémandant les signatures des deux responsables de Champ Libre. Ceux-ci ne répondirent même pas (cf. Correspondance, I). La discrète retraite espérée était postulée dans le style même du putsch manqué. Et ils pensaient, ou voulaient penser, «d’un commun accord» sans doute, que j’avais été concerné d’une manière ou d’une autre par cette affaire. J’ai lu un peu plus tard Les Irréguliers. C’est une pauvre chose, comme tout ce qu’écrit M. Guégan, mais j’avoue que je n’ai pas discerné en quoi diable je pouvais y être «visé». Et si je l’avais su, en quoi cela aurait-il pu m’importer ? J’ai été un personnage plus reconnaissable dans plusieurs dizaines de mauvais romans. Et les romans mêmes que bâtissent parfois les journaux, qui ont des tirages infiniment plus considérables, j’y suis depuis toujours parfaitement indifférent. J’ai dit qu’il a fallu cette fois une circonstance extrêmement spéciale pour que j’y réponde.

M. Sorin s’aventure à qualifier d’inexactes, au nom de son exactitude fameuse, et de sa compétence bien connue, des affirmations contenues dans une lettre de moi qu’il n’a pas voulu, ou pas su comprendre par la simple lecture. Ma thèse était qu’un éditeur doit être tenu pour responsable de tout ce qu’il décide de publier, qu’il doit donc en recevoir chaque fois tout l’éloge ou tout le blâme. Et c’est dans ce contexte que j’ai cité les exemples de Cieszkowski et d’Anacharsis Cloots, de sorte qu’il était naturel de déduire que ceux-là figuraient justement parmi les très rares auteurs que j’ai moi-même fait connaître à Gérard Lebovici, sans en faire un métier, et sans m’en vanter ensuite dans la presse. Il m’en a fait découvrir d’autres.

En 1971, quand Champ Libre s’est offert pour rééditer mon livre de 1967, La Société du Spectacle, dont un récent tirage venait d’être maspérisé par l’éditeur Buchet, je suis allé deux ou trois fois dans les bureaux de cette maison, alors sis rue des Beaux-Arts. J’ai une fois échangé quelques mots avec M. Le Saux. Le premier genre de Champ Libre était alors d’illustrer toutes ses couvertures, et je ne voulais rien d’autre pour mon livre qu’une carte géographique du monde dans son ensemble. M. Le Saux m’a envoyé ultérieurement quelques projets de dessins à sa manière, représentant la planète. Mais je ne suis pas de ceux qui estiment que les dessins de M. Le Saux «font date» comme dit Le Monde du 9 mars, et ils ne m’ont pas plu. J’ai dû choisir moi-même dans un atlas du début du siècle une carte dont les couleurs représentent le développement mondial des relations commerciales, là où il était alors réalisé, et là où l’on escomptait sa marche future. J’ai aperçu M. Guégan dans ces mêmes bureaux. Je ne me souviens pas qu’il ait dit un mot. Je parlais avec l’éditeur. Par la suite M. Guégan m’a écrit une lettre à propos de la visite d’un quidam, et je lui ai répondu. Je ne connais pas M. Sorin. Après 1971, on n’a pas pu me rencontrer dans les locaux successifs de ces éditions. C’est Gérard Lebovici qui me faisait l’honneur de venir chez moi.

Ces messieurs parlent à présent de leur bon temps, de leurs mérites passés, de la régression patente de Champ Libre quand il lui a fallu se passer de leurs services, comme si l’histoire leur avait donné raison, et comme si tout le monde avait vu depuis dix ans de quoi ils sont capables. C’est toujours le même procédé de la pétition de principe du joueur de bonneteau. Ont-ils donc réalisé une seul de leurs ambitions, comme auteurs ou comme éditeurs ? Nullement, ils ont joué de malchance. Ils ont dirigé les éditions du Sagittaire et les ont mises en faillite en peu de mois. Maintenant que certains écrivent dans Le Monde, par une malencontreuse coïncidence ce journal s’écroule. Il a enfin perdu, entend-on dire, le respect de ses lecteurs, que déjà pourtant il ne méritait guère vingt ans plus tôt, mais enfin il avait su faire illusion. Il n’en a plus les moyens.

Partant des mêmes sources, Le Journal du Dimanche du 11 mars arrive évidemment aux mêmes conclusions : «Lebovici veut donner un nouveau coup de barre à gauche… Derrière ce coup de barre, pour Guégan et ses amis, il y a Guy Debord, l’invisible, Debord, le fanatique de lui-même : “son seul but, c’est la postérité, dit Guégan. Sa disparition, c’est un truc pour qu’on le lise dans trente ans. Il a voulu faire comme Rimbaud, qui est parti en Afrique et n’a plus écrit une ligne. Mais pour Rimbaud, ce n’était pas un truc…”» Les projections de M. Guégan ne permettent guère de me connaître, mais au moins elles permettent de le connaître, lui. Il est certainement de ceux qui ont aidé à répandre la niaise rumeur que j’avais «disparu» après 1968 ou je ne sais quand, que ce soit pour faire parler les bombes ou seulement pour faire parler les imbéciles ; alors que la simple vérité, plus pénible peut-être pour les amateurs ou les barons du spectacle social présent, c’est que de ma vie, je ne suis jamais apparu nulle part.

VSD du 15 mars reprend la même ineptie : «Sous l’influence de Guy Debord dont il a édité le livre, Gérard Lebovici devient un autre homme : il licencie Gérard Guégan le 4 novembre 1974, dissout toute l’équipe de Champ Libre et reste seul avec son gourou dans le deux-pièces décoré avec les couvertures des douze numéros de l’Internationale situationniste. Désormais, Gérard Lebovici pense comme Debord. Il écrit comme Debord. Sa correspondance d’éditeur avec ses auteurs, publiée par Champ Libre en est l’illustration.» Fallait-il donc devenir «un autre homme» pour licencier Gérard Guégan ? Et pourquoi fallait-il croire à mon influence pour expliquer un événement si infime, auquel je suis absolument étranger, et que j’ai même appris des mois plus tard, vivant alors en Italie ? J’ai dit que je ne suis plus allé dans les bureaux de Champ Libre, alors rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, et je ne puis donc savoir s’ils étaient décorés avec les couvertures de la revue I.S. Le mot de gourou sent la secte, et j’étais seul, la doctrine salvatrice, et j’ai toujours été ennemi de toute fixation de la pensée en système idéologique, peut-être le secret et l’occulte, et ce que j’ai pensé a continuellement été exposé au grand jour : pas dans la «nuit américaine» du spectacle, où toutes les vaches sont grises. On emploie ce terme justement parce que c’est le pur contraire de tout ce que je suis. Et on ne l’ignore pas.

Lebovici, dit-on, «écrit comme Debord» ; et d’autres iront plus loin en déduisant que c’est moi qui écrivais et que l’autre, «homme sous influence» s’il en fut jamais, n’avait qu’à signer sans discuter. On sait bien, mais on cache au lecteur, que des centaines d’individus ont écrit comme moi, en reprenant le style, le ton, que j’avais employés. Et pourtant, ils étaient plus souvent des esprits libertaires que des conformistes ou des valets du tyran. Si certains ont tant goûté mon style, c’est à cause des exemples de ma vie. On cite en s’étonnant Gérard Lebovici, parce qu’il l’a fait ouvertement, et beaucoup d’autres plus secrètement. D’après les définitions qui auraient bien convenu à certains, l’éditeur n’aurait pas dû savoir écrire, ni lire d’ailleurs. On reconnaît là la prétention de l’employé renvoyé, qui s’estimait indispensable par postulat. On a pu lire depuis les notes manuscrites de Gérard Lebovici, retrouvées après son assassinat, pour le plan de son livre inachevé Tout sur le personnage. On sait donc la vérité et le grand sens dialectique qui caractérisaient chez lui la réflexion théorique, au moment où tant de marchands-penseurs de quatre-saisons ont été si admirés pour avoir réinventé l’eau tiède. Allant au plus pressé, c’est par la lettre d’injures qu’il avait commencé. La lettre d’injures est une sorte de genre littéraire qui a tenu une grande place dans notre siècle, et non sans raison. Je crois que personne ne peut douter que moi-même, sur ce point, j’ai appris beaucoup des surréalistes et, par-dessus tout, d’Arthur Cravan. La difficulté dans la lettre d’injures ne peut pas être stylistique. La seule chose difficile, c’est d’avoir l’assurance que l’on est soi-même en droit de les écrire à l’occasion, pour certains correspondants précis. Elles ne doivent jamais être injustes.

D’autres délations imprudentes sont venues du milieu du cinéma. France-Soir du 10 mars les résume ainsi : «Chez les gens de cinéma, dont la plupart ignoraient les activités de Gérard Lebovici comme éditeur marginal et mécène de l’écrivain et cinéaste Guy Debord, le chef de file des situationnistes, sympathisant des terroristes de la “bande à Baader” et des “Brigades rouges”, on s’interroge de plus en plus sur le mobile de cet assassinat.» Ainsi ceux qui avaient travaillé avec Gérard Lebovici dans le cinéma, prétendant ignorer qu’il était éditeur, et prétendant ignorer même qu’il avait produit plusieurs de mes films, ont ipso facto contribué à donner de lui une image d’homme à double vie, de dissimulateur, et encore par des techniques qui auraient dû être véritablement celles d’un agent secret, s’ils n’avaient pas délibérément menti. Mais ils ont menti ; et sous quelle «influence» ? Alors que beaucoup de journalistes, qui ne sont pas moins incultes qu’eux, ont tout de suite cité Champ Libre, le scandaleux Studio Cujas, les titres de presque tous mes films depuis 1952 — et avec quel manque de sympathie, on l’a remarqué — des gens de la profession, dans ce village cancanier, ont prétendu dérisoirement ne rien savoir de tout cela ; et en somme ne rien savoir d’un homme qui avait fait la fortune de plusieurs d’entre eux. On peut voir comme cet assassinat a confirmé le mépris dans lequel la victime tenait de longue date ce milieu.

À la sortie de mon dernier film, en 1981, de nombreuses publicités dans toute la presse, professionnelle et courante, avaient employé la formule «Gérard Lebovici présente», et c’était la première fois qu’elle était utilisée par le producteur. C’est une curieuse inconséquence de la part d’un agent secret qui cacherait si habilement sa double vie. Cette formule n’était pas passée inaperçue dans la profession ; elle y avait même fait quelques jaloux. C’est ainsi qu’on a beaucoup daubé plus récemment, dans le même milieu, à voir l’indélicat Resnais la reprendre à son compte pour son dernier film, L’Amour à mort, dont il n’avait pourtant commencé le tournage qu’au lendemain de l’assassinat. Prétendre faire présenter un film par un mort, c’est la plus grande originalité du cinéaste Resnais depuis Hiroshima, mon amour. Il aurait pu aussi bien faire présenter son film par Guillaume Apollinaire, ou par Héraclite. Le procédé est promis à un bel avenir ; mais peut-être pas l’inventeur. Les pionniers ne sont pas toujours incompris par tout le monde, mais ils prennent le risque d’essuyer les plâtres, ou les crachats.

Il faut dire que l’on rencontre là une loi constante du milieu cinématographique français. On y conteste très franchement mon existence, on n’en fait même pas une incertaine légende, comme chez les gauchistes ou les penseurs qui prétendent expliquer la société. On se flatte de ne rien savoir de moi. Et c’est pour une très bonne raison. Si j’avais existé, beaucoup d’auteurs de films auraient perdu une certaine part de leur réputation de novateurs ; et quelques-uns l’auraient perdue absolument.

Voilà sans doute, quoique d’autres nécessités doivent pour quelques-uns s’y mêler, pourquoi toutes ces méchantes donneuses, faisant mine de s’interroger «de plus en plus sur le mobile de cet assassinat», ont bonni leur salade à la police pour orienter dès le premier jour son enquête.

Le même VSD du 15 mars, dont nous avons pu apprécier déjà la riche information, a ainsi résumé ma vie et mon œuvre : «Sa pensée, Guy Debord l’a résumée dans son ouvrage La Société spectacle, manifeste dans lequel il explique que le monde n’est qu’illusion mise en scène par les médias, que le prolétariat doit se réveiller, prendre le pouvoir et instaurer l’autogestion. Guy Debord aime le scandale : cinéaste d’avant-garde, il a fabriqué un film intitulé Hurlements en faveur de Sade sans images et avec un son entrecoupé de longs silences. Il adore aussi la provoction : il déteste pêle-mêle les staliniens, les capitalistes, les journalistes, et même les gauchistes. Il se brouille avec tous ses amis, les uns après les autres.» Ce nouveau titre de mon livre veut sans doute le confondre avec une imitation récente d’un certain Schwartzenberg, L’État-spectacle, ou avec le concept moins fâcheusement debordien que beaucoup de commentateurs depuis quelques années ont finement nuancé, en préférant parler de «société de spectacle». Il n’est pas vrai que je me brouille avec tous mes amis, les uns après les autres. Mes amis sont ceux avec qui je ne me brouille pas. J’ai encore moins l’habitude de les faire abattre, puisque, dans la conjoncture, c’est cela que l’on a voulu donner à entendre. Énumérer ici ce que je «déteste» ne prouve manifestement que ma lucidité et mon bon goût.

C’est pour tout cela, et pas seulement pour le film que j’ai «fabriqué» en 1952, que France-Soir du 8 mars, paru le jour même où fut connue la nouvelle de l’assassinat m’appelle un «écrivain et cinéaste extravagant». À n’importe qui d’autre, on aurait reconnu quelque originalité. Certains cinéastes depuis ont mis vingt ou trente ans pour se rapprocher d’un cinéma sans images : on a loué leur patience. Pour donner un autre exemple amusant, le peintre Yves Klein, que je connaissais alors, et qui assistait à la première projection publique, très tumultueuse, de ce film, ébloui par une convaincante séquence noire de vingt-quatre minutes, devait en tirer quelques années plus tard sa peinture «monochrome» qui, enveloppée à vrai dire d’un peu de mystique zen pour sa fameuse «période bleue», a fait crier au génie bien des experts. Certains l’affirment encore. S’agissant là de peinture, ce n’est pas moi qui pourrais obscurcir la gloire d’Yves Klein : c’est bien plutôt ce qu’avait fait Malévitch quarante ans auparavant, et qui était momentanément oublié par les mêmes experts.

Gérard Lebovici, que ce numéro de France-Soir présente comme «un génie des affaires, le maître d’œuvre le plus important du cinéma français», était bien placé pour savoir que j’avais fait dans le cinéma ce que personne d’autre n’avait tenté ; et que personne n’avait même su imiter avec quelque talent. J’ai réussi à déplaire universellement, et d’une façon toujours neuve.

Beaucoup d’encre a coulé sur le fait qu’il avait racheté une salle au quartier latin, pour n’y faire projeter que mes films. On a trouvé extravagant un tel «cadeau». Si, d’après ces journalistes, un cinéaste ne devrait pas accepter ce genre de cadeau d’un ami, on se demande quelle conception de l’amitié peuvent avoir ces pauvres gens ? Et quels cadeaux peuvent bien leur faire, à eux, leurs amis, s’ils en ont ?

On a dit que cette salle coûtait très cher, puisqu’il n’y avait presque pas de public. Les commerçants, aujourd’hui, ne se sentent plus. la société marchande, au XIXe siècle, n’avait pas encore atteint ces extrémités. Elle trouvait sans doute scandaleux que Mallarmé écrivît, mais pour d’autres raisons. On ne lui aurait pas reproché sur ce ton le caractère non rentable de ses ouvrages. Gérard Lebovici ne s’intéressait aucunement à l’argent. Moi non plus, on le sait ; et ceci n’est qu’un des nombreux points par lesquels nous nous ressemblions. Son caractère était tel qu’il était porté à répondre violemment à des situations anormales dont les autres s’accomodaient, ou peut-être même ne sentaient pas. L’inconcevable manière dont les journaux ont commenté son assassinat m’a conduit à décider qu’aucun de mes films ne sera plus projeté en France. Cette absence sera un plus juste hommage.


Publié dans Debordiana

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