Reconstruire les syndicats autour des mouvements de lutte
Unia-Genève a invité trois délégations de grévistes pour esquisser le syndicalisme de lutte nécessaire à contrer la crise, contre laquelle les syndicats manifesteront aujourd'hui même à Berne.
«Il faut expliquer aux jeunes les luttes menées dans le passé pour conquérir ce qui est maintenant nos acquis, il faut en parler au quotidien dans les entreprises de façon à ce qu'ils se mobilisent pour les conserver, il faut leur dire qu'il y a eu des morts pour arracher le droit de grève.» Pierre Piccarreta a une vision «éducative» de l'action syndicale de base. Son but est de transmettre l'esprit de résistance aux nouvelles générations. Et il sait de quoi il parle. Membre actif de la CGT, il a mené avec ses collègues la grève du début d'année chez Caterpilar à Grenoble. Au moment où tous les syndicats montent à Berne pour manifester contre les conséquences de la crise, l'apport de ce genre d'expérience est précieux pour les militants en Suisse.
Forte de cette conviction, la section genevoise d'Unia l'avait invité, lors de sa fête de rentrée, avec cinq autres militants en provenance de la Boillat à Reconvilier et des Officine de CFF-Cargo à Bellinzone, pour parler de leurs luttes. Le but du débat était d'esquisser les contours d'un «nouveau syndicalisme adapté au temps de crise», selon les termes d'Alessandro Pelizzari, secrétaire régional d'Unia, «avec ceux qui l'ont mis en pratique».
Grèves contre la finance
Car ces luttes dans des bastions industriels se sont frottées directement au capital financier. «Le directeur fraîchement arrivé à la tête de Swissmetal, rappelle Nicolas Wuillemin, ancien porte-parole des grévistes de la Boillat, est venu avec 50 millions de francs, il a voulu rentabiliser sa mise.» Selon le militant, il ne comprenait rien à la production de l'usine, il licenciait les cadres, flexibilisait les conditions de travail. Le «CEO» en question en était à sa cinquième direction, «ses trois premières entreprises avaient été mises en faillite et la quatrième a été vendue dès qu'elle est arrivée dans les chiffres noirs». De même, il a voulu «finaliser» Swissmetal, poursuit un Nicolas Wuillemin ayant désormais compris le sens de ce terme financier, «et en extraire tout ce qui était possible». Maintenant, «la Boillat est en train de mourir».
La situation à Caterpilar est similaire. Ce «monstre financier» réalisait 51 milliards de dollars de chiffre d'affaires, employait cent quinze mille salariés dans le monde et affichait des bénéfices records pour la quatrième année consécutive, résume Pierre Piccarreta. Le site de Grenoble était bénéficiaire depuis dix-sept ans. «Il fallait faire des heures supplémentaires, décaler les horaires et, tout à coup, en deux mois, on a introduit le chômage partiel à 60%, puis la direction a annoncé sept cent trente-trois licenciements en janvier», entraînant une grève de dix semaines. «Nous ne voulions pas accepter des licenciements en période de bénéfices, on aurait pu au contraire réduire un peu les dividendes, mais la finance, c'est donner la priorité à l'actionnaire, la variable d'ajustement, c'est le travailleur.»
Organisation autonome et...
Les combats ouvriers doivent s'adapter à ces nouvelles conditions. En exposant leurs expériences à la trentaine de syndicalistes présents à Genève, les trois délégations ont ainsi fait ressortir les grandes leçons tirées. La mise en place de comités de grève indépendants des appareils syndicaux semble la plus importante condition pour obtenir des succès.
Déjà avant la lutte ouverte à CFF-Cargo, un «noyau de travailleurs attentifs» s'était constitué, raconte Gianni Frizzo, président du comité de grève des Officine, et organisait des assemblées durant le temps de travail. Par la suite, le comité de grève a conservé le contrôle de la lutte, seuls ses sept membres avaient le droit de vote dans les séances paritaires. «Nous avons interdit aux syndicats de négocier à notre place», précise le militant, afin de conserver une «organisation horizontale de la lutte».
Pluraliste, ce comité de grève «gérait le territoire» durant l'occupation de trente-trois jours. Mais surtout, il défendait l'emploi de tous les travailleurs et non seulement des membres syndiqués. La stabilisation des temporaires a ainsi constitué un axe fort de la lutte à CFF-Cargo et couronné de succès, relève M.Frizzo. «Nous ne voulions pas nous contenter de limiter la casse, nous avons instauré une lutte permanente pour la dignité et les droits des travailleurs.» La suite du combat a ainsi fait disparaître le chronométrage du travail et, à titre anecdotique, l'utilisation de l'anglais est désormais interdite à CFF-Cargo.
... Syndicat mondial
Nicolas Wuillemin se méfie aussi des directions syndicales. La «paix du travail» signée dans les conventions collectives équivaut à dire au patronat «on va surveiller nos membres», estime le militant. La grève à Reconvilier a également été directement décidée par les travailleurs car les syndicats n'ont pas voulu «aller à la rupture pour défendre les ouvriers alors que la force du mouvement était là», regrette-t-il.
Nicolas Benoit, membre du comité d'entreprise de Caterpilar, nuance le propos. «Avec la globalisation, il faut des syndicats forts dans la boîte, mais aussi aux niveaux national, européen et mondial. Nous avons besoin de contacts avec les autres sites du groupe au Brésil, aux Etats-Unis, en Belgique, Italie, Allemagne. Nous devons faire l'unité contre les patrons, pas contre les Chinois.» C'est précisément cette dimension qui a raté au Tessin, analyse Yvan Cozzaglio, du comité de grève des Officine. «Nous n'avons pas réussi à exporter notre mobilisation dans les trois autres sites concernés par la restructuration de CFF-Cargo.»
Lutte générale
En revanche, le soutien extérieur de la population était au rendez-vous. Tant au Jura qu'au Tessin ou à Grenoble, les trois grèves ont permis à bon nombre de salariés de «lutter par procuration». «Tout le monde ressent le besoin de se défendre, avance M. Benoit, mais beaucoup reconnaissent ne pas oser». Même constat au Tessin, par M.Cozzaglio : «Les gents se reconnaissent dans notre lutte car ils ont une "rébellion de base" contre les dirigeants de la société». Des comités de soutien ouverts à tout le monde sont donc indispensables aux luttes. A Bellinzone, des concerts, des visites d'écoles, des fêtes étaient organisés par les grévistes dans l'entreprise pour y faire venir la population. Mais la lutte «sortait des ateliers» aussi, continue le soudeur. «On a fait des gadgets à vendre, des "produits dérivés de la grève" pour aller discuter avec les gens. On a aussi fait une souscription qui nous a permis de récolter environ six mille adresses électroniques et sept mille numéros de téléphone. Nous pouvions mobiliser largement en moins de vingt-quatre heures.»
Michel Schweri - Le Courrier, 19 septembre 2009
Quotidien suisse et indépendant.