La lutte des classes aux Antilles

la violence s’installe en Guadeloupe
Un homme a été tué par balle, à proximité d’un barrage à Pointe-à-Pitre, à l’issue d’une deuxième nuit de violences en Guadeloupe, a annoncé la préfecture, mercredi 18 février.
Le porte-parole du Collectif LKP, Élie Domota, a lancé sur plusieurs radios un appel au calme, tout en exprimant une grande colère à l’égard du pouvoir métropolitain. «La Guadeloupe est une colonie, parce que dans un département français, jamais on n’aurait laissé pourrir la situation avant d’intervenir», a-t-il déclaré. La guérilla urbaine qui semble s’installer dans l’île résulte, selon lui, d’une absence d’écoute des autorités face à la colère des habitants, mais aussi de provocations des forces de l’ordre. La responsabilité de la situation incombe, selon M. Domota, au secrétaire d’État à l’Outre-mer, Yves Jégo, et au préfet du département, Nicolas Desforges, alors que le LKP manifeste dans le calme depuis quatre semaines. «Nous avons toujours demandé aux jeunes de ne pas mettre leur vie en danger, ni celle de quiconque», a ajouté M. Domota sur RTL. Pointe-à-Pitre a été «abandonnée par la force publique», a déclaré le maire, Jacques Bangou.
Il fait nuit sur la rocade, il est presque minuit (5 heures, heure de Paris), mercredi 18 février. «Oui, chérie, je suis à Destreland. Tu sais qu’ils ont pété la maison de M. Hayot ?» Planté derrière la glissière qui sépare les deux voies, Pascal, 35 ans, informe sa femme minute par minute, au milieu de cette deuxième nuit de violences.
Pascal possède deux salons de coiffure et une très grosse montre à cadrans multiples. Il pense que les revendications du Collectif contre l’exploitation : «C’est juste.» Alain Andrea, proviseur-adjoint du lycée de Marie-Galante, est venu, lui aussi, comme à toutes les manifestations depuis le 20 janvier. Ancien chef d’établissement d’enseignement pénitentiaire, il a vu les casseurs. «Je les connais, soupire-t-il. Ce ne sont pas des enfants de chœur.»
La «maison de M. Hayot» ? C'est l’hypermarché Carrefour de Baie-Mahault, que l’on voit en contrebas. Bernard Hayot est le parangon absolu de la richesse aux Antilles, dans la grande distribution et l’automobile. Les deux hypermarchés Carrefour (l’autre est au Lamentin), dont le PDG du groupe GBH détient la franchise en Guadeloupe, totalisent plus de 16.000 m2. Sur le site du groupe, un histogramme montre la progression fulgurante du chiffre d’affaires : il a doublé en six ans passant de un milliard en 2002, à deux milliards d’euros en 2008.
C’est donc un symbole auquel une bande de jeunes gens s’est attaquée en début de soirée. Le commandant de l’escadron de gendarmes mobiles, campé avec ses hommes et ses fourgons à cinquante mètres, décrit les faits : «Vers 21 heures, une trentaine de casseurs a tenté de s’introduire de force, en s’en prenant à un accès vulnérable du magasin. Nous les avons dispersés et ils sont partis vers les cités.» Il fait un vague geste du bras, vers Pointe-à-Pitre, situé à une dizaine de kilomètres.
Des éclats de verre, témoins des vitrines brisées, jonchent le sol, celles de l’hyper et d’un magasin d’optique. Cela a castagné dur ici, à voir le nombre de cailloux par terre. Trois gendarmes auraient été légèrement blessés et trois jeunes interpellés, selon le maire de la ville, Charly Arus. Il assure que les jeunes étaient munis de fusils à pompe.

D’autres symboles de la richesse «béké», ces grandes familles fortunées, ont été saccagés, dont une concession automobile et un grand magasin de pneus, aux Abymes. À plus de 4 km, une fumée âcre se fait déjà sentir et un fog grisâtre envahit la route. Le grand bâtiment d’équipements nautiques, Electro-nautic, incendié la nuit précédente, a continué à brûler toute la journée. C’est là que tous les plaisanciers, propriétaires de bateaux ancrés dans la Marina ou dans la baie, venaient se fournir. En face de l’université, dans le centre commercial de l’Étoile, la maison de la presse a été incendiée. Elle appartient aux Assier de Pompignan, une des plus vieilles familles béké des Antilles.
Les routes sont désertes, jonchées de débris, de barrages plus ou moins écroulés. Une ou deux voitures calcinées, des feux ici ou là, éclairent un paysage urbain désolé. Parmi les rares voitures, certaines roulent à contre-sens, provoquant plus que tout une sensation de chaos.
Sur la route de Bas-de-Fort, où il faut zigzaguer entre les obstacles, un gros pavé est jeté d’un pont, sur le toit de notre voiture. Beaucoup de bruit, de la tôle froissée, un petit coup d’adrénaline. Quelque 200 mètres plus loin, les forces de l’ordre ont entouré un grand bâtiment couronné de lettres bleues au néon «Antilles immobilier» et se déplacent au pas de course. Ils prennent le temps de lancer : «Partez, ça tire au fusil de chasse.» Le conseil a été suivi, même sans avoir entendu de déflagration.
Presse bourgeoise : Béatrice Gurrey
Le Monde, 18 février 2009 (15h22).

Lundi 10 heures 30. Manifestation de Fort-de-France
Cette fois le ton monte. Nous sommes une quinzaine de mille. Le cortège prend un itinéraire différent de la dernière fois et nous passons par la rue Orville le long du cimetière. J’achète un bakwa (chapeau de paille) pour 2 euros ! Alors là prix baissé.
«Rouge sera notre victoire !» Une forêt de poings levés. Des milliers. Ceux des mamies tenant leurs cabas. Ceux des vieux, des jeunes, des cadres, des ouvriers… Je suis ému. On passe devant la Préfecture. Les slogans sont martelés avec détermination. Une rumeur court à propos de la répression des forces de l’ordre en Guadeloupe. On lève le poing et on insulte l’État français colonialiste.
Ruée sur les carburants. Et malgré une distribution presque normale venant du dépôt de la SARA beaucoup de gens tentent de faire des stocks. D’où une pénurie anormale. Mais il est vrai que l’on sent une crise grave et longue.
Cette fois c’est plutôt la panique chez les békés.
Quand cela s’arrêtera t-il ? Si seulement il pouvait suffire de quelques pots-de-vin généreux pour que cela cesse ! Ah qu’il semble déjà loin le temps où, armés jusqu’au dents, dans des jeeps, épaulés par les gendarmes, on allait contrôler les routes, vérifier les papiers, humilier les uns ou les autres…
De partout on parle de construire enfin le pays.
Échange rapide avec Camille Chauvet chroniqueur nationaliste de KMT. Il me dit qu’il n’arrête pas de se prononcer en faveur d’un projet autogestionnaire. Bof. J’ai un doute. Je travaille sur une adresse que je compte présenter à un prochain congrès des travailleurs ici. Modestement j’irai le présenter, me faire aider par les uns et les autres.
Par courriel, 17 février 2009 (14h08).

Martinique, mercredi 18 février
Il y a eu encore un défilé dans Fort-de-France hier. Il y en a tous les jours en fait. Et les manifestants se désolent qu’ils ne soient pas plus nombreux que la veille ! Ils sont pourtant des milliers à chaque fois.
La situation évolue et le sens des mots y participe pour (mal) paraphraser quelqu’un. D’abord le créole, à travers cette lutte, retrouve sa place et il est communément utilisé dans les discours. Plus qu’avant. Au grand dam de certains journalistes métropolitains.
Vers l’autogestion ?
Sur KMT Jean-Claude William a présenté son dernier ouvrage et surtout un manifeste signé par des intellectuels appelant à prendre la pays en main. Il a déclaré que l’on se devait de penser à une autre société, compte tenu de la crise qui s’avance, que l’on devait compter sur nos propres forces mais que finalement c’était une chance pour reconsidérer notre mode de vie, nos relations avec le travail et les autres. Si, à partir d’une petite île, on ne pouvait pas affronter tout seul le capitalisme, on pouvait néanmoins poser des jalons pour reconstruire autre chose.
Il a été suivi en cela un peu plus tard par le sociologue Jean Lucrèce qui a mis en évidence la nécessité de mettre en relation directe les producteurs et les consommateurs.
À la Maison des syndicats des petits producteurs viennent donner aux manifestants des denrées comme des bananes. Ces gestes de solidarité impressionnent favorablement tout le monde.
Au marché aux poissons, certains vendeurs vendent moins cher leurs produits malgré la difficulté qu’ils ont à se déplacer. Les marins pêcheurs, à travers les défilés, ont manifesté en masse leur solidarité au mouvement.
Beaucoup éprouvent une satisfaction à «manger local», à «tenir» ainsi sans la grande distribution. Sans le reblochon vendu 200% plus cher qu’en métropole.
Mais dans les rues, malgré les inévitables spéculateurs — plutôt rares — les prix n’augmentent pas.
Il est vrai qu’ici, malgré la spéculation immobilière, le monde agricole est prégnant. On a tous un grand-papa qui a gardé son jardin. Et en ces jours de pénurie on apprécie !
Retournons sur terre car tant de questions et de problèmes se posent !
Les appels à la discipline
Maintenant il faut aussi voir les limites de ce civisme. En dehors des actes d’incivilité nombreux, notamment dans les files d’attente aux stations d’essence, les mentalités sont encore imprégnées de la pensée colonialiste qui fait du colonisé — ou de l’ex-colonisé — un éternel quémandeur n’osant pas prendre lui-même des responsabilités, les choses en mains en expropriant, par exemple les békés, au nom de l’intérêt général. On en appelle trop à l’État. Mais au fond c’est ce que l’on nous a mis dans le crâne depuis la nuit des temps : on serait des Nègres incapables et il faudrait, quand quelque chose va mal, résignés, enfants, en référer à Madame la France (puisque nous sommes des citoyens français) et attendre les bras ballants qu’elle donne un peu de fric aux békés. Et puis après tout il faut arrêter de se considérer comme des «cas à part» : en métropole aussi il y a des gens à la fois résignés et «inciviques».
C’est pourquoi aussi beaucoup de citoyens — notamment les «grandes personnes» c’est-à-dire des gens d’un certain âge — appelent à la responsabilité, à la discipline, au respect de l’autre. Ces appels se multiplient notamment à l’adresse des plus jeunes qui resquillent aux pompes, sur leurs motos, ou qui bénéficient des faveurs de tel ou tel pompiste. À mon avis il manque ici, dans les stations, la présence de quelques militants syndicalistes qui eux, sauraient se faire entendre, mieux que les quelques policiers régulièrement débordés.

Sur la Guadeloupe
Pas la peine de parler de ce que l’on ne connaît pas et donc de dire des c… comme j’en ai déjà dit.
Des généralités donc. Un conflit aussi long amène à des débordements. Et une frange exaspérée en arrive donc à la violence. Élie Domota et le LKP n’arrivent plus à contrôler ces débordements. On s’aperçoit que certains manifestants sont armés — ce que l’on sait dans les Antilles. Je suis du côté du peuple et un mouvement qui mobilise ainsi des dizaines de milliers de manifestants est légitime, a des revendications légitimes.
Les Blancs
La «couleur» a été un des critères de la société antillaise. Suivant votre teint plus ou moins foncé vous étiez plus ou moins bien considéré. Pour donner une idée, la société martiniquaise était ainsi classifiée, au début du XXe siècle en 28 catégories de «couleur» ! Les choses ont bien heureusement évoluées. Mais il en reste quelque chose et traiter quelqu’un de «chabine» (clair de peau) est un gentil compliment.
Les Blancs, les vrais, bien qu’il y ait entre eux des «passerelles», peuvent être classés en deux catégories : les békés (au nombre de 3000 en Martinique) et les métros dont les békés se méfient, qu’ils rejettent sauf pour les embaucher comme employés. Les métros sont plusieurs milliers en Martinique, sans doute plus de 15.000 sur une population de 400.000 habitants. Ils sont généralement fonctionnaires, parfois commerçants. Beaucoup s’intègrent assez bien au milieu antillais. Mais beaucoup aussi restent peu ouverts à la culture créole, au créole lui-même («puisqu’on est en France…») et préfèrent vivre repliés dans leur communauté. Il suffit pourtant de peu de choses, d’un petit geste sympa pour se faire des amis, même si personne n’est parfait ici. Le «communautarisme» entretenu par certains Blancs représente évidemment un danger pour eux-mêmes et pour toute la société antillaise, car il entretient un ressentiment et une hostilité héritée de celle contre les békés et les colonialistes.
Un certain nombre de métros participent aux défilés.
Par courriel, 18 février 2008 (17h24).