La Bureaucratie céleste

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Notes de lecture : La Bureaucratie céleste, par E. Balazs, Gallimard, 1968

C’est sous ce titre que sont rassemblés divers écrits dÉtienne Balazs, consacrés à la société et léconomie de la Chine ancienne. Parmi les sujets traités, «Société et Bureaucratie» nous renseigne sur le corps du mandarinat, classe des lettrés-fontionnaires propriétaires terriens dans la Chine ancienne, classe dominante par sa fonction étatique, sur sa continuité et sa permanence depuis la fin du IIIe siècle avant notre ère jusquà la chute de lancien régime en 1912, puis dans la république bourgeoise de Kouo-min tang (1912-1949). L'avènement de la «démocratie nouvelle» de Mao Tsé-toung fut une véritable révolution qui mit fin en même temps à la bourgeoisie, la classe des propriétaires fonciers et à lancien corps du mandarinat, mais les remplaça par une classe de fonctionnaires de nouveau ton, la bureaucratie dun capitalisme dÉtat, à qui elle donna un pouvoir absolu.
Létude du passé amène à voir que la naissance et le développement de cette nouvelle classe dominante, cette bourgeoisie communiste, ont bénéficié de la tradition bimillénaire des lettrés-fonctionnaires.

Dans la Chine ancienne, qu
est-ce que cette classe de lettrés-fonctionnaires ? La possession de lécriture, la connaissance des caractères étaient source de pouvoir et démoluments. On lit, dans un ouvrage daté du IIe siècle avant J.-C., le Houainan tseu : «Autrefois, Tsang Hie inventa lécriture, le Ciel fit pleuvoir des céréales et des démons pleurèrent dans la nuit (Commentaire : Les démons eurent peur que linvention de lécriture fût destinée à les dompter, cest pour cette raison que la nuit ils pleuraient.).» Cette parabole suggère que ceux qui possèdent lécriture sont censés être capables dharmoniser la production des céréales et de maintenir la paix sous le ciel en sévissant contre les révoltés. Durant la monarchie de Tchéou (Xe-IIIe siècle avant J.-C.) les lettrés sont considérés comme la classe supérieure parmi les quatre catégories de la population : lettrés, paysans, artisans et marchands. Les esclaves et serfs sont hors du classement officiel. Détenteurs du savoir, connaisseurs des rites, de la musique, des odes et de lhistoire canonique, les lettrés accèdent aux privilèges et à la propriété foncière par le fonctionnarisme, le mandarinat. Cette couche intermédiaire entre laristocratie terrienne et les autres catégories sociales se trouva désagrégée pendant la période des Royaumes Combattants (Ve-IIIe siècle avant J.-C.), son sort étant lié à lexistence et à la disparition des féodaux. À lissue de ces trois siècles de guerre, le seigneur de Tsin avait détruit toutes les autres seigneuries ; il avait mis fin à la monarchie féodale des Tchéou et avec elle au féodalisme antique, système idéalisé par Confucius. La Chine unifiée en empire en 221 avant J.-C., divisée en 36 provinces, fut administrée par des fonctionnaires nommés par le pouvoir central. Les lettrés qui sétaient pour la plupart dispersés dans le peuple, retrouvèrent leur emploi dans cette monarchie bureaucratique inaugurée par le Premier Empereur, Tsin Che-houang-ti. Et cest à partir de ce premier empire que la bureaucratie étatique, constituée par les lettrés-fonctionnaires, se substitue à la noblesse terrienne en tant que classe dirigeante. Ce nest pas la propriété mais la fonction qui octroie le pouvoir dans cette société agraire. Les dynasties se succéderont, mais la monarchie bureaucratique va demeurer immuable et les lettrés-fonctionnaires resteront le groupe social dominant jusquau XXe siècle. Les empereurs règnent, mais ce sont les mandarins qui gouvernent.

«La classe des lettrés-fonctionnaires (ou mandarins) — couche infime quant à son nombre, omnipotente quant à sa force, son influence, sa position, son prestige ­ — est le seul détenteur du pouvoir, le plus grand propriétaire ; elle possède tous les privilèges, et d
abord celui de se reproduire : elle détient le monopole de léducation… Cette élite improductive tire sa force de sa fonction socialement nécessaire et indispensable, de coordonner, surveiller, diriger, encadrer le travail productif des autres, de faire marcher tout lorganisme social. Ils ne connaissent quun seul métier, celui de gouverner. Un célèbre passage de Mencius exprime bien lidéal des fonctionnaires-lettrés : Les occupations des hommes de qualité ne sont pas celles des gens de peu. Les uns se livrent aux travaux de l'intelligence, gouvernent les autres; ceux qui travaillent de leur force sont gouvernés par les autres; ceux qui gouvernent sont entretenus par les autres.

«Spécialistes du maniement des hommes, les lettrés-fonctionnaires incarnent l
État créé à leur image : sévèrement hiérarchisé, autoritaire, paternaliste mais tyrannique, lÉtat-moloch totalitaire, […] dirigiste et interventionniste… Rien néchappe à la réglementation officielle : le commerce, les mines, la construction, les rites, la musique, les écoles, toute la vie publique et une grande partie de la vie privée. Il y a dautres raisons encore pour parler dun État totalitaire. Dabord latmosphère de surveillance mutuelle et de suspicion générale auxquelles personne néchappe, les plus hauts fonctionnaires étant à la merci du premier délateur. Puis le caractère arbitraire de la justice. Aux yeux des pouvoirs publics tout inculpé est présumé coupable. Et le principe de la culpabilité collective… (qui) sème la terreur et fait trembler tous les sujets, en premier lieu les fonctionnaires-lettrés qui ne dominent pas seulement lÉtat, mais sont aussi ses serviteurs… Enfin, totalitaire aussi la tendance de lÉtat à sopposer à toute innovation privée…

«Bien des traits de la Chine populaire nous rappellent l
ancien régime impérial : primauté de lÉtat et de la classe des fonctionnaires privilégiés ­ dans cette perspective, la bureaucratie du parti serait le pendant du mandarinat ; importance des travaux publics exécutés par des millions de coolies ; surveillance constante de la police ; intolérance dun absolutisme éclairé mais totalitaire, avec son côté paternaliste, son sentiment de supériorité, sa suffisance et sa morgue ; et pour finir, impuissance de lindividu, incapable déchapper à la pression sociale de la collectivité, à son conformisme… Létatisme et le pouvoir absolu nous semblent constituer le véritable dénominateur commun de lancien et du nouveau régime de la Chine.»

La partie de l
ouvrage traitant lhistoire économique nous donne un aperçu, à travers deux millénaires, du sort des paysans, serfs et esclaves à la merci des nobles, des propriétaires fonciers, des mandarins, de la monarchie bureaucratique, et nous conduit jusquà la réforme agraire de 1950 après lavènement de la «nouvelle démocratie».

L
auteur conclut que lindustrialisation est la clé de tous les problèmes de la Chine et se demande quel prix les paysans devront payer. On sait déjà à quelle exploitation sont soumis les paysans dont le travail doit fournir le fonds daccumulation primitive, la base de lindustrialisation, en particulier de lindustrie darmements classique et atomique. Bien sûr, lindustrialisation est pour la bureaucratie source de pouvoir et de puissance, mais pour les ouvriers et les paysans de Chine, la clé de leur émancipation ne réside pas essentiellement dans la multiplication des usines et des machines, mais dans la fin de la bureaucratie, de son armée permanente et de sa police, dans la mort de lÉtat capitaliste.

Balazs soulève bien des questions très intéressantes et en particulier celle-ci : Comment se fait-il quen dépit des conditions très favorables — car la Chine était technologiquement et scientifiquement en avance sur lOccident jusquau temps de la Renaissance — ­ la civilisation chinoise ne donna jamais naissance, avant lintroduction du capitalisme européen, au capitalisme du type connu en Occident. Il répond à cette question en essayant danalyser le mode de production de ce que Marx appela «société asiatique» (page 290 à 312). Balazs est mort en 1963. On lui attribue Où va le capitalisme ?, paru dans la collection Spartacus, sous le pseudonyme de Tomori.

ICO, no 106-107, juin-juillet 1971.

Publié dans Théorie critique

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