Pierrre Carles : "La critique des médias est aussi un business"

Publié le par la Rédaction

Documentariste radical, le réalisateur de Pas vu pas pris et Attention danger travail pose un regard critique sur les médias et le salariat. Interview avant sa participation au débat organisé par Le Courrier, jeudi prochain à l’Oblò de Lausanne.

Journaliste et documentariste indépendant, Pierre Carles a fait son entrée à la télévision au début des années 1990 comme chroniqueur chez Dechavanne, Ardisson et Bernard Rapp. Pour le magazine Strip-tease, il a suivi Juppé en campagne, dressé le portrait du chauffeur de Chirac, et filmé le coaching musclé des employés de Domino’s Pizza.

Proche de Pierre Bourdieu, il lui a consacré La sociologie est un sport de combat, en 2001, conclusion d’une trilogie critique des médias entamée avec Pas vu pas pris (extension d’un sujet censuré par Canal+ qui montrait les collusions entre stars du petit écran et politiques) et Enfin pris?, centré sur le différend entre Bourdieu et Daniel Schneidermann, animateur de l’émission «Arrêt sur images».

Depuis, Pierre Carles s’est détourné des médias pour étudier le rapport au travail. Ses œuvres collectives sur le refus du salariat (Attention danger travail) et les stratégies pour vivre la décroissance (Volem rien foutre al païs) ont suscité d’intenses débats publics, comme en témoigne le film-appendice Qui dit mieux ? Quant à Ni vieux ni traîtres (2006), c’est un portrait des militants d’Action directe, groupe d’extrême gauche auteur de plusieurs attentats dans les années 1980.

Abonné au circuit indépendant, en attendant la création prochaine d’une coopérative de distribution indépendante, Pierre Carles vient de rendre hommage au Professeur Choron, cofondateur de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, mort en 2005 [Choron, dernière (2007), de Pierre Carles et Éric Martin. Infos]. Une façon de ne pas oublier la satire dans une œuvre qui, par ailleurs, ne cesse de gagner en densité et en cohérence.

Vous vous êtes fait connaître par la critique des médias pour traiter ensuite du travail. Quel lien y a-t-il entre ces deux problématiques?

Pierre Carles :
Le fait de proposer un autre son de cloche. D’aller à l’encontre de l'idée, matraquée par les médias, que le travail serait épanouissant alors que sous sa forme salariale il est devenu précaire, pénible, dégradant. Attention danger travail est l’histoire «non officielle» de réfractaires épanouis, de déserteurs de la guerre économique, de chômeurs «politiques», de la même manière qu’il existe des prisonniers politiques. Établir un lien de cause à effet entre l’état du marché (la flexibilité croissante, les nouvelles formes de travail à la chaîne) et le refus de certaines personnes d’adhérer à ce système est subversif. Le film pose la question de la légitimité du refus. Dans Volem rien foutre al païs, on découvre des communautés qui vivent dans un habitat alternatif, sans Vivendi, ni Bouygues, ni EDF. Une démarche politique anticapitaliste. Mais ce n’est pas simple, car ceux qu’on montre sont rarement issus du sous-prolétariat ; ils possèdent les armes intellectuelles, un capital culturel, un degré de conscience politique leur permettant d’échapper à la société de consommation. Or la plupart des gens recherchent du travail à tout prix, croient dans le bonheur par la surconsommation, un mirage entretenu par les médias et le MEDEF (faîtière patronale française, ndlr). Quand Fadela Amara, secrétaire d’État chargée de la politique de la ville, fustige la «glandouille», elle se trompe doublement : dans les banlieues, on veut consommer ! Les jeunes ne demandent qu’à entrer dans ce système capitaliste qui les rejette
.

Les pauvres, les prolétaires voient-ils vos films ?

Non. Ils ont peu de chance de les voir tant qu’ils ne sont visibles que dans des salles de cinéma «art et essai». Nos films sont persona non grata à la télévision. Canal+, qui a censuré mon premier film, se complaît dans la gaudriole, la satire inoffensive. Cette chaîne n’est pas un modèle de liberté de la presse, elle sait très bien quelles sont les limites à ne pas dépasser et aussi ne pas déplaire à certains annonceurs. Même Arte refuse mes films. Pourtant, avec 92.000 spectateurs en moyenne — 160.000 pour Pas vu pas pris —, mes cinq documentaires ont plutôt bien marché en salles.

Internet et les chaînes du câble n’offrent-ils pas de débouché ?

Pas vraiment. Ces chaînes fractionnent le public : comme Pink, la chaîne pour les homosexuels, ou Season, la chaîne des chasseurs/pêcheurs. Peut-être y aura-t-il un jour une chaîne des lecteurs du Monde diplomatique ? Cela ne permet pas de toucher le grand public. Mais le passage à la télé n’est pas un but en soi, il est plus important de conserver son indépendance et un contrôle éditorial. À la télé, on peut montrer des grèves, des usines qui ferment, des ouvriers qui pleurent, tant qu’on reste dans le registre compassionnel. Remettre du sens politique, établir des parallèles dérangeant pour le pouvoir, dévoiler la véritable nature du petit écran qui est de maintenir passive la majorité de la population pour mieux lui faire gober n’importe quoi, ça on n’en veut pas.

Vos films doivent-ils susciter l’action ?

Je dirais plutôt une prise de conscience. Ce qu’en font les gens, ce n’est plus mon problème. Je me méfie des films de propagande, qui donnent des consignes ou des mots d’ordre au spectateur. On peut militer sans être militaire, sans vouloir un public moutonnier que l’on met au pas. Pas vu pas pris était un film relativement manipulateur, difficile de ne pas adhérer au combat de ce Pierre Carles contre les méchants grands loups des médias. Mais, depuis dix ans, je suis de plus en plus attentif à ne pas forcer la main du spectateur
comme le fait Michael Moore dans ses films.

En France, le site web Acrimed et le journal Le Plan B, entre autres, jouent un rôle d’observatoire critique des médias. Est-ce suffisant ?

Ce qu’ils font est salutaire mais c’est une goutte d’eau dans l’océan de la désinformation. Il faut aussi se méfier du business de la critique des médias, très à la mode. L’ancien animateur Daniel Schneidermann a lancé son blog de critique des médias. Mais sa critique reste anecdotique ou opportuniste. Son indignation est à géométrie variable. La vraie question à poser est celle de l’hégémonie d’un discours : TF1, France2 et France3 disent tous la même chose dans leurs journaux télévisés. Une démarche radicale consisterait à exiger la suppression de certains de ces médias. Pour supprimer TF1, il suffit de se référer au programme du Conseil national de la Résistance (adopté en mars 1944, très influencé par les communistes, il prônait l’indépendance de la presse à l’égard des puissances d’argent, ndlr).

Pierre Bourdieu estimait impossible d’exposer ses idées à la télévision. Certains, à l’extrême gauche, tel Alain Krivine (LCR), croient en revanche à un compromis sans compromission.

En allant à la télévision, ils s’interdisent de critiquer les médias qui participent pourtant du système qu’il combattent. Il les légitiment comme s’ils n’étaient pas leurs ennemis ! José Bové est allé menotté dans l’émission de Michel Drucker : se laisser «clownifier» ainsi est pathétique.

Consacrer un film au Professeur Choron, c’est une manière de critiquer ce qu’est devenu Charlie Hebdo ?

Il ne faut pas se leurrer, on fait toujours des films pour et contre quelque chose. Avec Éric Martin, nous voulions d’abord réhabiliter un grand mécréant, quelqu’un qui ne respectait rien, aucun curé, ni de droite, ni de gauche, ni du centre. Ni l’armée, alors qu’il avait été militaire (Choron a servi vingt-huit mois en Indochine, ndlr). Il a fini ruiné avec les huissiers aux fesses, contrairement à ses camarades de Charlie Hebdo, qui l’ont gommé de la photo de famille. Ils ont «oublié» de rappeler, dans leur livre anniversaire, qu’il est à l’origine de la couv’ la plus célèbre de Charlie, celle du «Bal tragique à Colombey : 1 mort» (à la mort de De Gaulle, ndlr). En occultant Choron, ses anciens camarades font comme les soixante-huitards qui renient leur jeunesse, la vie libre et sans calcul — notamment de carrière — qui était la leur à l’époque. C’est triste.

La presse satirique a-t-elle disparu ?

Elle existe, mais elle est politiquement correcte. Elle se contente de taper sur Sarkozy, alors que Hara-Kiri ou Charlie Hebdo première époque s’en prenaient au pouvoir, mais mordaient aussi la main de leurs lecteurs. Ils n’étaient pas démagogues.

Pourquoi avoir consacré un film au groupe terroriste Action directe ?

Il faut faire attention à l’usage du mot «terrorisme». On pourrait penser qu’Action directe a mis des bombes dans des lieux publics, a commis des attentas aveugles, ce qui n’a jamais été le cas. Avec le journaliste Georges Minangoy, on voulait montrer la filiation libertaire de ces militants révolutionnaires que les médias et le pouvoir ont présenté comme des marxistes-léninistes dogmatiques et sectaires. Ce qu’ils n’étaient pas. Avant de fonder Action directe, Jean-Marc Rouillan s’est battu dans les années 1970 avec le Mouvement ibérique de libération (MIL) contre la dictature franquiste. En Catalogne, on le considère comme un résistant, alors qu’en France c’est toujours un «terroriste». Il fait partie du camp des vaincus — vaincus policièrement, par l’État. À tort ou à raison, Action directe a assassiné le général René Audran parce qu’il était responsable des
ventes d’armes à l’Irak, et Georges Besse, patron de Renault, après des vagues de licenciements massives [Aujourd’hui, certaines thèses penchent pour une manipulation d’Action Directe, notamment par l’Iran]. Se démarquer de la perception médiatique convenue revient à poser la question de la légitimité de la violence, à la considérer en termes politiques et non de manière moralisatrice. Une chose inimaginable à la télévision.

Le Plan B, numéro de février-mars 2008, contient un article intitulé «Les contestataires et les médias». Il est distribué avec le DVD José Bové, le cirque médiatique, film de Damien Doignot.

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