Sac à puces

Publié le par la Rédaction

Il est 8h00. Le réveil tire Nicolas du sommeil. Il émerge lentement, et se rappelle avec plaisir qu’aujourd'hui est une journée tranquille. Il doit aller s’acheter le dernier jeu vidéo, et aller consulter les offres d’emploi. Il ne travaille qu’à temps partiel, et doit donc prouver qu’il consulte d’autres offres au moins une fois par semaine. Ce sera rapide : il n’aura qu’à passer le portail-lecteur de l’agence, qui lira aussitôt les données contenues dans sa puce d’identité ; puis attendre qu’un des terminaux appelle son nom ; puis répondre aux offres personnalisées qui s’afficheront. Comme d’habitude il répondra presque au hasard, puisque les offres seront parfaitement adaptées à son profil : compétences, capacités physiques, lieu d’habitation, disponibilités, contre-indications médicales, casier judiciaire. Toutes ces informations sont contenues dans sa puce d’identité universelle. Une simple formalité. Ensuite il pourra passer sa journée à découvrir le nouveau jeu chez lui, tranquillement, confortablement.

En sortant de son lit, il ressent une légère douleur à la base gauche de son cou, à l’endroit où sa puce d’identité est implantée. Elle est grosse comme un grain de riz, à peine perceptible au toucher. Il se masse, la douleur s’atténue. C’est bizarre, il n’avait jamais eu mal à cet endroit.
    Quelque chose le surprend à son entrée dans la cuisine : la cafetière est bien en route, mais la lumière et la télé ne s’allument pas, les volets ne s’ouvrent pas, comme ils devraient pourtant le faire. Il se rapproche du lecteur, qui est censé détecter la présence de sa puce dès qu’il passe devant. La diode verte est allumée, il a l’air de fonctionner. Bizarre… Le voilà contraint d’utiliser la télécommande pour mettre en route manuellement télé, lumière et volets. Il va devoir appeler le réparateur pour savoir ce qui cloche. Décidément la journée commence très mal.

Il s’engouffre dans le métro. Perdu dans ses pensées et regardant le sol, il se présente devant un des portiques en marchant à grands pas. Soudain un bip sonore lui fait relever la tête, juste à temps pour ne pas se cogner à la porte vitrée, fermée. Un message clignote en rouge devant ses yeux : «pas de crédit détecté, veuillez recharger votre compte». Il jure entre ses dents. Il est pourtant presque sûr d’avoir suffisamment de crédit, qu’est-ce qui se passe encore? Il fait demi-tour, et affronte le regard lourd de reproches des usagers pressés qui le bousculent.
    Peut-être s’est-il trompé au moment de recharger son compte «transports» ? Après tout il le fait tellement automatiquement, il devait avoir la tête ailleurs. Il va demander le prélèvement direct sur son compte, ça lui évitera ce genre de situations pénibles.
    Mais un doute affreux commence à le ronger : et si quelque chose ne marchait plus dans sa puce ? Impossible, ils le disent tous les jours à la télé, c’est une technologie hyper-fiable, hyper-sécurisée. N’empêche, s’il ne peut pas pointer à l’agence pour l’emploi aujourd’hui, il recevra la menace de radiation dans deux jours. Il y a bien encore un employé à l’agence, mais il n’a pas pris sa vieille carte d’identité externe avec lui. En fait il ne sait même plus où il l’a rangée, c’est tellement inutile depuis que la puce universelle est généralisée…
    Il faut vite qu’il se remonte le moral : il va d’abord aller acheter son jeu. Il pourra payer, car il utilise encore une carte de crédit. Plus pour longtemps : il compte payer bientôt avec sa puce d’identité. C’est tellement plus sûr contre le vol, ils l’ont dit à la télé.

Il entre dans le magasin, et se dirige vers le rayon «jeux». Il ne peut s’empêcher de jeter un œil aux dernières nouveautés bioniques : casques audio-visio-olfactifs, combinaisons tactiles multisensorielles, électrodes corticales de surface, micro-injecteurs d’adrénaline … autant de merveilles qui lui permettront de s’immerger de plus en plus totalement dans l’univers virtuel du jeu. Enfin, quand il aura les moyens, dans de nombreuses années. Il soupire…
    Une main sur son épaule interrompt brusquement ses rêveries : «Bonjour Monsieur, veuillez nous suivre s’il vous plaît». Abasourdi, il ne parvient pas à articuler un seul mot avant d’être dans le bureau de la sécurité : «Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? Vous croyez que j’ai volé quelque chose ?»
    Un des deux vigiles répond : «C’est très simple. Nous sommes équipés d’un portail à vérification de puçage : le lecteur de puces est couplé à une caméra qui compte les individus qui entrent, ça permet de vérifier en temps réel que chacun a bien sa puce d’identité, et d’appréhender ceux ou celles qui n’en ont pas. Vous comprenez, c’est pour nous protéger des non-pucés. Ce sont eux qui volent le plus, ou qui effectuent des opérations de sabotage. Notre magasin fait partie de leurs cibles favorites.»
     — Mais je ne suis pas un non-pucé, regardez, ma puce est là !
     — Peut-être, mais le lecteur n’arrive pas à la lire. Donc rien ne nous prouve que vous ne l’avez pas volontairement désactivée. De toute façon vous expliquerez ça à la police, ils arrivent. C’est plus notre problème.

Il est dans le fourgon de police. C’est illégal de ne pas avoir de puce d’identité en fonctionnement. La police doit vérifier son identité et lui implanter immédiatement une puce provisoire. S’il ne se présente pas dans deux jours pour l’implantation de sa nouvelle puce universelle, il entrera dans le fichier national des personnes recherchées. Pour le délit grave de «non-puçage», passible de 10 ans de prison. C’est la nouvelle procédure. Bien sûr ils vont aussi prélever son ADN, puisqu’il est né avant 2015, date à laquelle le prélèvement est devenu automatique à la naissance.
    Il est rassuré maintenant. Tout s’explique. Une puce sur 10.000 peut avoir un défaut de fabrication : c’est tombé sur lui, pas de chance. Mais dans deux jours tout sera rentré dans l’ordre. Les menottes lui font un peu mal aux poignets. Le plus dur, c’est le regard suspicieux des policiers, qui le prennent pour un non-pucé, pour un terroriste. Quelle horreur, lui qui n’a jamais rien eu à se reprocher.

Derrière lui dans le fourgon, il y a une grande cage avec un chien. Le chien regarde Nicolas d’un air interrogatif, il a l’air gentil. Nicolas demande à l’agent assis à côté de lui : «Vous l’avez trouvé où ? Il n’a pas de propriétaire ?»
    — On n’en sait rien, sa puce est illisible. Du coup on ne peut pas non plus savoir si ses vaccins sont à jour, alors on l’emmène directement au centre de piquage. C’est la procédure, pour la protection de la Santé Publique.
    Le policier s’adresse au chien en rigolant : «Pas de chance, hein mon pote ? T’as sans doute plein de puces, mais t’as pas la bonne !»
    Nicolas se dit qu’après tout, ça vaut sans doute mieux pour le chien. Vivre sans maître, ça ne doit vraiment pas être facile.

Texte écrit par Lucas pour la pièce «NanoVent»,
jouée à Grenoble le 11 décembre 2006.
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