Les veines ouvertes de la littérature

Car dans la République d’où je viens, les hommes n’ont plus d’yeux et ils n’ont plus de langue. Ils disent oui à tout. Ils applaudissent à tout. Ils lèchent et ils caressent. [Lydie Salvayre, Contre, Paris, Verticales, 2002]
Parmi les chemins qui peuvent conduire à une prise de conscience politique en tant que remise en cause des conditions présentes d’existence, la littérature tient assurément une place de choix. Ces chemins sont secrets et purement personnels. Les gros sabots d’une littérature par trop démonstrative ne permettent pas forcément de les arpenter.
Mais il y a dans l’acte d’écrire l’expression d’un rapport problématique sinon douloureux au monde, dont les meilleurs auteurs, directement ou de façon détournée, ont fait la substance de leur œuvre. De plus, nombre d’entre eux se sont impliqués dans les débats de leurs époques respectives, et encore assez récemment. C’était notamment vrai dans la France de l’après-guerre, où quelques voix puissantes se faisaient encore entendre et avaient le mérite, même si ce n’était pas toujours pour le meilleur, d’alimenter le débat. Cela a été beaucoup moins vrai par la suite, et la littérature française a eu tendance, encore plus dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, à se replier sur la sphère privée. Les raisons de ce phénomène sont diverses, et sont largement en rapport avec l’évolution politique générale. Toutefois les littératures d’autres pays, comme les pays anglo-saxons, concernés plus tôt par la même évolution politique, ont été beaucoup moins touchées. Rares ont été en France les auteurs qui, à travers leurs livres mais aussi par des prises de position publiques — mais existe-t-il encore une place publique autre que l’espace spectaculaire médiatique ? — à porter un jugement sans concessions sur l’évolution du monde et sur la place qui était désormais dévolue aux hommes. Aussi n’est-il pas désagréable de constater que, depuis peu, quelques écrivains ont choisi de briser le silence, tant la régression sociale et culturelle, conséquence inévitable de la politique menée par les classes dominantes, prend des proportions catastrophiques. Cela est apparu à travers certaines œuvres vers la fin des années quatre-vingt-dix, et depuis peu quelques prises de positions publiques sont peut-être le signe d’un changement.
La première concerne l’aspect le plus immédiatement alarmant, à savoir le renforcement du caractère policier de l’État. Elle est le fait de la romancière Anne-Marie Garat qui, au début du mois de décembre 2008, faisait paraître un texte courageux intitulé : Le fond de l’air est brun [Télérama.fr, 02 décembre 2008]. L’auteur n’hésitait pas à commencer par des considérations sur le glissement de l’Allemagne vers la dictature en 1933. Citant maints exemples de dérives récentes («Sommes-nous en état de siège ? À quand l’armée en ville ?»), elle s’inquiétait de l’établissement progressif d’un «état de droite. Extrême» et de l’absence de réaction d’une population qui semble prête à tout accepter : «Cela rampe, s’insinue et s’impose, cela s’installe : ma foi, jour après jour, cela devient tout naturel. Normal : c’est, d’ores et déjà le lot quotidien d’une France défigurée, demain matin effarée de sa nudité, livrée aux menées d’une dictature qui ne dit pas son nom.» [Il y a trente cinq ans, l’écrivain allemand Peter Schneider, dans son roman intitulé … Te voilà un ennemi de la constitution (Paris, Flammarion, 1976), situé dans le contexte particulier de l’Allemagne de la première moitié des années soixante-dix, analysait certains aspects de la constitution allemande placés selon lui dans la continuité de celle du Troisième Reich. Le personnage principal et narrateur, qui s’était vu notifier une interdiction professionnelle pour certaines prises de position, faisait le constat suivant, très proche de celui d’Anne-Marie Garat : «Je suis effrayé de voir comment les hommes s’habituent aux atteintes qui touchent profondément leur liberté. Après coup, on raconte qu’il s’était produit des modifications silencieuses, imperceptibles, et soudain l’on avait compris que c’était trop tard.» (p.124)] Il ne s’agit sans doute pas pour Anne-Marie Garat de simplement superposer deux époques distantes de trois quarts de siècle, mais de mettre en garde contre une apathie qui fait le lit du néo-totalitarisme. Cette apathie-là n’est-elle pas déjà la conséquence de l’extrême violence de la domination dans son offensive de reconquête et du dispositif qui l’accompagne : surveillance généralisée, uniformisation forcée des comportements, attaques biaisées, rabâchage de slogans par voie médiatique, publicitaire, scolaire, dans la rue, dans les transports publics ? L’auteur décrit le passage à cette dictature qui ne dit pas son nom comme un processus d’autant plus inquiétant que plus insidieux et par là même plus solide si la passivité perdure. Anne-Marie Garat n’est pas la seule à avoir fait ces derniers temps le rapprochement avec les années trente. Ce n’est pas par une déclaration publique mais dans son dernier roman, Ritournelles de la faim, que J.M.G. Le Clézio, de manière très malicieuse, rapporte le dialogue fictif entre deux personnages de ces années-là : un certain Chemin, qui ne cache pas son admiration pour l’Allemagne hitlérienne, et la femme d’un général :
Chemin — En attendant, il emploie des termes que Blum n’a jamais osé dire à ses électeurs, il leur parle du progrès, de l’honneur du travail qu’il leur a rendu, vous imaginez un homme politique qui dirait cela chez nous !
La Générale — Et pour cause. Il leur demande de travailler moins pour gagner plus ! […] [J.M.G. Le Clézio, Ritournelles de la faim, Paris, Gallimard, 2008, p.74-75]Quelques mois plus tard, il est significatif que ce soit la révolte de la population guadeloupéenne contre des conditions de vie toujours plus dures qui ait conduit une dizaine d’écrivains à rédiger, à la mi-février 2009, un Manifeste pour les «produits» de haute nécessité : Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion [Manifeste rédigé par Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Édouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William]. Détournant à travers l’expression «produits de haute nécessité» celle, plus banale, de «produits de première nécessité» concernant la survie immédiate, ils ont voulu réaffirmer ce qui à leurs yeux constitue l’enjeu véritable de la vie humaine dans ce qu’elle a de singulier et d’irremplaçable : «[…] derrière le prosaïque du “pouvoir d’achat” ou du “panier de la ménagère”, se profile l’essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique». Le terme «poétique» n’est pas ici un adjectif qu’il suffirait d’accoler à «texte» ou «œuvre» pour que nous nous retrouvions en terrain connu. Le «poétique» recouvre en fait tout ce qui pourrait être lié à la création humaine dans un monde délivré du carcan de la marchandise. C’est une ouverture sur l’inconnu, sur ce qui n’existe pas concrètement, mais que nous sentons enfoui en nous et qui nie ce qui nous nie : «La haute nécessité est de tenter tout de suite [Souligné par nous] de jeter les bases d’une société non économique, où l’idée de développement à croissance continuelle serait écartée au profit de celle d’épanouissement.»
L’aspect particulièrement intéressant de ce manifeste est qu’il cherche, derrière l’irruption d’une colère se traduisant par des revendications destinées à rendre plus supportable la vie quotidienne, la possibilité d’un vrai dépassement. Ces revendications multiples ne sont que les symptômes visibles d’un mal beaucoup plus profond dont il s’agit d’extirper les racines. Ne se contentant pas de dénoncer ce qui est, les auteurs du manifeste dévoilent la présence d’un monde autre, se distinguant en cela du nihilisme de tous ceux qui n’osent plus envisager l’éventualité de la «révolution» qu’avec un bon sourire nostalgique ou avec une moue de dégoût, comme si tout ne restait pas à imaginer et à construire. Peu après, comme pour faire écho aux auteurs du Manifeste pour les «produits» de haute nécessité, l’écrivain brésilien Milton Hatoum se projette au-delà de la simple dénonciation, dans une interview traduite dans la presse française.
Les militants de tout poil n’y verront sans doute que douce rêverie, tant ils sont accrochés au pseudo-réel qui gigote comme une ombre sur les murs de leur caverne :
«Je verrais bien un système où, au lieu de verser des salaires, on redistribuerait les profits aux travailleurs. Un monde sans patrons, sans leader — car les leaders tendent à l’autoritarisme — et sans pouvoir, car le pouvoir détruit l’humanité. Un monde qui serait géré par les gens eux-mêmes, sans la tutelle de l’État, car un État centralisateur peut être fasciste.
J’abolirais la voiture, les banques (des usuriers) et l’industrie de l’armement, qui est la garante du capitalisme. Je veux une civilisation libertaire, un monde d’artistes et de désir, car le système actuel a mutilé le désir, la créativité, l’élan que chacun a en soi. Ce serait une société où la solidarité serait au-dessus de l’ambition et où l’autre ne serait pas une menace.» [Libération, 2 avril 2009]Ces prises de position, encore peu nombreuses, sont importantes dans la mesure où elles font sortir le débat du cercle militant tout en l’orientant vers l’essentiel : Où la passivité actuelle nous entraîne-t-elle ? Que pouvons-nous espérer ? En effet, nous voyons bien que la colère qui éclate ici ou là ne parvient pas, pour l’instant, à se manifester autrement que par des attitudes défensives. Il semble beaucoup plus facile pour des écrivains et des poètes de faire le trajet du «poétique» au politique que pour des militants de faire le trajet inverse. Il ne s’agit pas de mettre le poétique au service du politique, renforçant ainsi la séparation entre une vie «rêvée» et une conception purement pragmatique de la politique, mais de faire de l’activité politique collective l’expression du désir poétique d’une existence autre. Cette aspiration, présente en chacun, est tout autant écrasée par les routines syndicales et partisanes que par la logique mortifère du capital dans lequel elles s’intègrent. Elle ne parvient que rarement à s’exprimer quand il le faudrait, lors des mouvements qui naissent et meurent chaque année, au gré de revendications dont la répétition parfois quasi hypnotique cache les dégâts causés dans les esprits par l’agression permanente de la domination.
C’est donc un rôle de «passeurs» que peuvent jouer ces écrivains capables de dévoiler, derrière le réformisme des revendications, la présence du négatif dont les bourgeons n’ont encore jamais donné leurs plus belles fleurs.
Négatif no 11, juin 2009.