Briser les prismes de l'État

Les outils du contrôle ont investi l’ensemble des rapports sociaux, économiques et politiques, consolidant l’omniprésence de l’État. Drôle d’époque que la nôtre : les individus ont rarement envisagé à ce point leurs conditions d’existence à travers le prisme de l’État.
Jamais l’idée de mener une critique prenant les formes d’une opposition qui ne se limite pas au cadre de la loi, de s’organiser en dehors de structures dûment autorisées (partis, syndicats, cultes, associations) n’est apparue à ce point soit comme une pratique vaine, soit comme un danger pour l’« ordre public ». Du coup, plus tout le monde marche droit, plus ceux qui sortent du rang sont visibles, et stigmatisés : les réactions face à l’autorité deviennent des « outrages et rébellion », l’insolence dans les cours d’école des « incivilités », les discussions un peu vives des « agressions » ; avec toujours l’État comme arbitre tout-puissant…
L’État, garant de la liberté ? L’État n’a jamais été, et ne sera jamais que le garant de la liberté… des classes dominantes, le protecteur de l’ordre économique et social. Les quatorze ans de gauche plurielle au pouvoir ont largement consolidé le consensus social ; un capitalisme à visage humain, un État protecteur, une justice égalitaire et une police citoyenne : idées aussi absurdes et illusoires que de croire qu’un patron pourrait être le garant de l’enrichissement de ceux qu’il exploite. Cette illusion est relativement nouvelle, elle est même un des fondements idéologiques de la forme moderne des démocraties. Jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale et la période dite des « trente glorieuses », l’État restait aux yeux des classes dominées une machine de pouvoir, une figure centrale de l’autorité. Les luttes pour la liberté étaient (et sont tou- Jours) nécessairement des combats contre l’État.
Dans son rôle de désorganisation des dominés et de régulation des dominants, l’État a marqué des points. Le contrat social-démocrate, ce marché de dupes, garantirait à l’ensemble des citoyens des libertés devenues synonymes de sécurité et de minimum vital (revenus, logements, niveau de vie) en échange de leur pouvoir politique abandonné aux spécialistes et autres représentants. Les administrés ont ainsi le droit de s’occuper de leurs espaces privés, de leur capital-santé, de leur capitalloisirs, de leur capital-famille, mais surtout pas de l’espace public ni des décisions politiques qui concernent la vie collective ; ces « tâches » sont le monopole des organismes d’État et de leurs satellites. Le pacte est scellé par les élections républicaines et démocratiques de « nos » représentants. Si quelque chose ne convient pas, il faudra le signifier par les urnes aux prochaines élections ou s’en prendre à soi-même et à son incapacité d’adaptation aux nouvelles règles de la société. Selon eux, quand on ne vote pas, on n’a pas voix au chapitre. Cet échange d’une soi-disant sécurité individuelle contre le contrôle étatique de nos vies fait que l’ensemble des conflits se règlent de plus en plus via l’arbitrage policier, judiciaire, administratif ou militaire.
Ce consensus, cette cohésion sociale sont construits autour de la peur : pour cela, il faut créer un éventail de boucs émissaires, assorti de « monstres » dans chaque catégorie. La palette est large, et évolue selon les circonstances et les époques : les toxicos, les « étrangers », les « jeunes délinquants », les « pédophiles », et depuis une trentaine d’année les « terroristes ». Ces figures du « monstre » permettent de mettre en place des lois, des structures d’enfermement et de contrôle qui s’étendent bien vite au plus grand nombre. L’État tente de prévenir toute volonté de protestation avant même qu’elle se traduise en actes.
Pour rompre avec cette omniprésence de l’État dans les structures et dans les consciences, le premier réflexe est de créer des collectifs, des réseaux, des groupes indépendants, autrement dit autonomes ; mais cela, même sous sa forme la plus anodine, au quotidien, l’État ne le tolère pas et le décrète illégal.
Par exemple, à Mantes-la-Jolie, un retraité donnait des cours d’alphabétisation bénévoles pour des enfants de son quartier, dans un local à vélo désaffecté transformé en salle d’études ; mais il avait oublié de demander l’autorisation aux autorités municipales qui lui ont envoyé les CRS pour évacuer les lieux sous prétexte de prosélytisme religieux. Il était pourtant athée…
De même, toutes les formes d’économie générant de maigres profits de subsistance quand les « aides » ne permettent pas d’assurer le minimum sont frappées du sceau de l’illégalité – si elles ne s’acquittent pas de taxes officielles ou officieuses. Il y a toujours quelque chose à payer : impôt ou potde- vin. Ainsi les travailleurs au noir, les vendeurs à la sauvette, les petits trafiquants, lorsqu’ils ne se soumettent pas au contrôle, soit de l’administration, soit de la police, sont passibles de prison.
Dans les manifestations si bien encadrées par les partis politiques, les syndicats et leurs services d’ordre qui travaillent main dans la main avec la police, tout ce qui dépasse est qualifié de « casseur », « racaille », « ultragauche », « autonome »…
Pour encadrer les solidarités, les pratiques collectives, l’État a créé les outils juridiques et policiers adéquats : la délation est une pratique récompensée par la loi ; en revanche, toute forme d’« organisation » extra-étatique peut devenir une « association de malfaiteurs », passible de peines de plus en plus longues sans même qu’une infraction soit commise.
En l’absence de rapport de force favorable, les résistances se heurtent rapidement au Droit et à ses garants. Ainsi, l’État a le champ libre pour développer les moyens et les structures de répression les plus sophistiqués, et répandre la peur. Les forces de l’ordre ressemblent désormais à des robocops équipés d’armures, d’armes à feu, d’armes dites de « proximité » (Taser, Flash-Ball) ; ils mettent en oeuvre des techniques d’intervention de type « guerre de basse intensité » contre les rassemblements et des méthodes d’interpellations « neutralisantes » qui tuent régulièrement ; côté administration pénitentiaire, c’est le même principe. En 2002, le ministère de la justice a créé les ERIS (Équipes régionales d’intervention et de sécurité) : des cagoulés qui répriment à coups de matraques, de Taser, de poings, de pieds le moindre désordre, la moindre expression de colère comme le refus de réintégrer sa cellule ou de subir une fouille intégrale.
On ne peut pas comprendre un acte, en appréhender les causes et par conséquent le resituer dans son contexte, tant que l’on reste enfermé dans le cadre juridique et les grilles de lecture idéologiques de l’État. Bref, mieux vaut sortir du fait divers et du spectaculaire pour prendre conscience de la complexité d’une situation et replacer chaque événement dans sa dimension politique.
Par exemple, la notion d’« antiterrorisme » sert à amalgamer des projets, des actes radicalement différents, et permet de renvoyer dos à dos ce qui est appelé les « réseaux islamistes », les « mouvements nationalistes » et la « mouvance anarcho-autonome », alors que chacune de ces dénominations fourretout recouvre toutes sortes de projets bien distincts, d’analyses et de démarches différentes. Sans oublier que cet amalgame permet de faire passer les luttes sociales et le sabotage pour des actes dits « terroristes ». L’État n’est ni « terroriste », ni « antiterroriste » ; c’est « une bande d’hommes en armes et ses annexes » (K. Marx). Il détient le monopole de la violence ; de la plus quotidienne à la plus spectaculaire.
Croire qu’une catégorie est plus sujette que les autres à la vindicte du pouvoir fait oublier la violence de la répression que subissent l’ensemble de tous ceux qui sortent du cadre. Ainsi, les « prisonniers politiques » n’ont pas l’exclusivité de l’isolement, de la longueur des peines, de l’acharnement judiciaire ; les petits dealers ou les voleurs à la roulotte sont soumis au même régime que les militants interpellés. Tous ont droit aux mêmes techniques de surveillance et d’intervention « démesurément » violentes et parfois meurtrières.
Se reconnaître de près ou de loin dans ces catégories définies par l’État : « violence » « ennemi intérieur », « terroriste », « casseur », « prisonnier politique », a pour effet de perpétuer les séparations. Se conformer au portrait dressé par le pouvoir et ses médias, accepter de se fondre dans une photo de groupe, c’est se placer sur le terrain de l’État. La « violence » n’est pas l’unité de mesure de la radicalité politique. L’important, c’est de s’attaquer à ce qui fonde le capitalisme. Les catégories fabriquées par le pouvoir ne doivent déterminer ni nos discussions, ni nos actes, tant sur le fond que sur la forme. Ce qui nous importe, c’est de construire collectivement un rapport de force, pas de se laisser détruire ou isoler.
L’Envolée no 23, juin 2008.