Docteur de Groof et Mister Korun : une histoire belge
Dans l’aventure situationniste, il y a ceux dont on connaît le nom, qui étaient sur tous les fronts et qui, à l’instar du gourou Guy Debord, savaient se mettre en scène. Et il y a les autres, plus effacés, déjà oubliés, faute d’avoir bataillé pour la postérité. Le Belge Piet de Groof, alias Walter Korun, est de ceux là. Rencontre avec un Général situationniste aux galons bien mérités.

Car il y a deux Piet de Groof. Le premier, issu d’une famille modeste du fin fond des Flandres belges termina brillamment des études à Polytechnique avant d’intégrer l’armée de l’air et d’y mener une carrière exemplaire, si exemplaire qu’il finit par atteindre le grade de Général. Le second, Mister Hyde à la sauce belge, mena une carrière de trublion des arts (poésie et peinture essentiellement) dans l’avant-garde belge sous le pseudonyme de Walter Korun, carrière si peu conformiste qu’il finit par rejoindre les rangs de l’Internationale situationniste et y jouer de manière éphémère un rôle de premier plan.
Destin schizophrénique, aussi déroutant qu’alléchant, que j’avais découvert par l’intermédiaire du très bon livre d’entretien réalisé par les éditions Allia avec le même Piet de Groof : Le Général situationniste.
Très vite, entre la propension du Général à me faire surconsommer un whisky qu’il dégustait également de bon cœur et son enthousiasme à me conter les arcanes de ces avant-gardes belges qu’il avait tant aimées, j’ai compris que mes craintes étaient peu fondées. C’était bien Piet de Groof, honorable Général de l’armée de l’air du Plat Pays que j’avais en face de moi. Mais il n’avait pas écrasé son double mirifique, Walter Korun, le chaleureux subversif situationniste. Les deux cohabitaient en bonne entente, c’est tout, aussi étonnant que cela puisse paraître.
Piet de Groof n’est plus tout jeune. Son heure de gloire remonte aux années 1950 et 1960, quand il se fit le meilleur défenseur des avant-gardes belges. La plupart de ses amis, ceux qu’il a défendus et aimés, ont désormais disparu. La tristesse et l’amertume l’emportent parfois à l’évocation de ce passé qui l’a si profondément marqué. Lorsque l’on évoque son exclusion de l’Internationale situationniste, en 1958, par un Guy Debord feignant de découvrir sa carrière de militaire, le Général ne cache pas que ce fut un coup dur. Et que le souvenir reste douloureux : «Sur le coup, c’était dur. J’ai râlé. Je ne comprenais pas, je m’étais tellement investi, j’avais même failli aller en prison pour eux. Et puis je n’en ai plus jamais revu un seul. Même pas mon grand ami Asger Jorn. C’est triste.»
Mais si la nostalgie affleure souvent, si des épisodes restent au travers de la gorge du Général, c’est surtout l’enthousiasme du conteur que l’on retient, son dévouement à l’Art tel qu’il l’aime et l’a aimé [Cet enthousiasme et la sincérité de Piet de Groof ressortent très clairement du livre des éditions Allia, un long entretien avec Gérard Berréby. Montrant le livre, le Général nous confie ainsi : «Il n’y a aucun compromis là dedans.» Avant d’avouer que ce ne fut pas tâche aisée : «Ça a été une épreuve. Beaucoup de choses refoulées sont revenues à la surface. Tous ces trucs, les trahisons, les déceptions, même amoureuses. J’ai investi beaucoup dans ce livre.» Lecture très recommandée, donc, autant pour les propos rapportés et l’immersion dans une scène artistique trop longtemps oubliée, que pour la mise en page magnifique de l’ouvrage.].
Au commencement était Taptoe
Cela commença avec Taptoe, petite revue ronéotypée que le jeune étudiant à Polytechnique lance avec quelques amis pour défendre la poésie marginale de l’époque : «Les jeunes poètes autour de moi ne pouvaient pas rentrer dans les grandes revues consacrées et tenues en main par les anciens littérateurs, les anciens poètes. C’est pour ça que j’ai fait cette revue ronéotypée, envoyée gratuitement. Beaucoup de gens nous envoyaient de l’argent. Et on a fait une dizaine de bons numéros. En attaquant toujours de manière extrêmement acerbe et dure cette ancienne garde qui dominait tout le monde.» Car dès le début, le ton est donné. L’art chez de Groof ne se conjugue pas avec académisme.


Si l’on revient sur son parcours, on comprend que de Groof a toujours cherché à aller contre l’establishment, à renverser les tendances dominantes : la revue Taptoe était dirigée contre l’establishment littéraire. La galerie partait du même principe appliqué à la peinture. Et, forcément, l’Internationale situationniste allait dans le même sens : «Après coup, je me suis rendu compte que c’était quelque chose qui était dans mon caractère, que j’avais en moi cette subversion. Mais sur le coup, c’était naturel, je ne me posais pas la question. Même dans l’armée de l’air belge, j’étais toujours contre la routine, j’avais toujours de nouvelles idées.»
Fulgurances et désillusions situationnistes

En avril 1958, les situationnistes décident de frapper un grand coup, profitant de la présence à Bruxelles du Congrès International des Critiques d’Art (AICA), ils prévoient de diffuser en masse un tract vilipendant férocement le conformisme de la scène artistique de l’époque. L’occasion était trop belle : «Ils étaient là, une cible facile, il fallait faire quelque chose.» 50 ans après, le tract n’a rien perdu de sa savoureuse virulence (extraits, le texte entier ici) : «Disparaissez, critiques d’art, imbéciles partiels, incohérents et divisés ! C’est en vain que vous montrez le spectacle d’une fausse rencontre […]. Dispersez-vous, morceaux de critiques d’art, critiques de fragments d’art. C’est maintenant, dans l’internationale situationniste que s’organise l’activité artistique unitaire de l’avenir. Vous n’avez plus rien à dire. L’Internationale situationniste ne vous laissera aucune place. Nous vous réduirons à la famine.»
Et ce jour là, alors que le ministre des Affaires étrangères belges prend la parole devant l’assemblée, alors que les critiques présents ont été harcelés toute la nuit durant par des appels téléphoniques leur lisant ledit tract, un individu surgit au balcon et les bombarde de quantités du même tract. C’est Wilfred de Groof, le frère de Piet, ce dernier attendant dans une voiture pour prendre la fuite. Scandale. D’autant que l’action ne s’arrête pas là : «J’ai aussi saboté une exposition en collant les tracts à la colle sur des tableaux. J’y étais deux heures avant le vernissage. C’était une exposition de peinture moderne belge, très chic ou se rendaient tous les critiques. J’arrive avec une petite besace, très poli. À l’entrée, il y avait une dame préparant la réception. Et je lui dis que je suis un jeune critique d’art, que je dois absolument rentrer à Liège et donc que je ne peux pas rester jusqu’au vernissage. Elle me laisse rentrer. Alors je prends mon tube de colle, et je colle un tract sur chacun des tableaux. Celui qu’ils avaient déjà lu tellement de fois. J’en ai rajouté quelques uns dans les catalogues de l’exposition, pour qu’ils ne puissent échapper à la chose…»
À partir de là, l’enthousiasme retombe vite. D’abord, parce que celui qui est alors colonel ne tarde pas à se voir suspecté : «Comme ils avaient pris le numéro de la voiture, les ennuis n’ont pas tardé. Mon frère avait lancé les tracts, moi j’étais dans la voiture, on a filé, mais il y avait une sorte d’embouteillage, c’est comme ça que les ennuis ont commencé [Finalement, grâce à sa position dans l’armée de l’air, à sa fausse identité situationniste et à un faux alibi entériné par ses camarades aviateurs, de Groof ne sera que peu inquiété au regard de ce qu’il risquait].» Et surtout, car de Groof est vite exclu de l’Internationale situationniste par Guy Debord. Fidèle à ses habitudes, Debord fait le ménage dans ses rangs. Encore maintenant, quand Piet de Groof aborde la question, l’incompréhension reste totale. Penché sur son passé, vitupérant contre ce Trafalgar personnel, il cherche encore à élucider un mystère qui l’obsède : pourquoi s’être débarrassé de lui alors qu’il venait de prendre tellement de risques pour la cause situationniste ?
Cela ne l’empêche pas de reconnaître la fulgurance des intuitions de Guy Debord : «Certaines de ses théories sont plus que jamais d’actualité, surtout concernant La Société du spectacle : il avait tout juste. Ce phénomène qu’il avait diagnostiqué, ce spectacle roi, on en voit la confirmation tous les jours. Regardez les JO en ce moment [Oui, l’entretien date un peu…], toutes ces incitations à consommer à outrance, c’est de pire en pire.» Et si l’optimisme était de rigueur au temps de l’IS, il ne l’est plus vraiment désormais : «C’est irréversible, on ne changera plus ça. À mon âge, 77 ans, je ne suis plus optimiste. L’emprise du capitalisme est irréversible. Le spectacle domine tout. Une immense production de publicités déferle sur le monde et l’écrase.»

Désabusé, mon Général ? Les autres sujets abordés tendent à montrer que le soldat de Groof ne croit plus vraiment aux combats d’antan. Que ce soit le PS belge («Moi qui viens d’une famille de cheminots, j’ai vécu la croyance dans les valeurs gauche, j’ai grandi dans cette atmosphère. Pas dans le sens communiste, car c’était déjà socialiste. Ancien style, hein, pas un socialisme de salon comme on en a en Belgique maintenant, dirigé par des gens qui n’ont plus le contact avec les ouvriers. Ils sont mort désormais, ceux du PS belge.») ou les velléités d’indépendance des excités wallons et flamands, le bilan semble globalement pessimiste.

Autour de lui, dans chaque pièce de sa maison, encombrant la chambre d’ami, débordant jusqu’au sous-sol, des peintures d’Alechinsky, de Jorn, mais aussi des œuvres de jeunes peintres belges contemporains qu’il continue à défendre avec acharnement. Walter Korun n’est pas mort.
Article XI, 22 septembre 2008.
Article11 inaugure par cette rencontre avec le Général de Groof une série autour de l’histoire du situationnisme, ses acteurs, ses résonances actuelles et sa pertinence sur la durée. À suivre, donc.