Travail social : neutralité ou contrôle social ?

Publié le par la Rédaction

«C’est un Sénégalais âgé de 22 ans environ, mesurant 1 m 80, portant des lunettes de vue rondes en métal. Cheveux crépus très courts, toujours bien habillé, parlant un français très châtié. Il dort le matin jusqu’à 12 heures au moins, et sort peu de peur d’être contrôlé par la police.» Voici comment en juin dernier une assistante sociale s’est transformée en parfaite agent d’une politique sécuritaire, en dénonçant à la police un homme rencontré au domicile d’une femme dont elle suit les enfants dans le cadre d’une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO). Tout à fait légitimée et encouragée par les orientations politiques que Sarkozy, entre autres, voudrait imposer dans le travail social depuis plusieurs années maintenant. De son avant-projet de loi de prévention de la délinquance en 2004, qui initiait l’obligation de signalement au maire de toute personne en difficulté sociale, éducative ou matérielle, à l’interpellation en novembre 2007 de deux intervenantes sociales travaillant pour France Terre d’Asile, dans le cadre d’un dispositif de protection de l’enfance financé par l’État, le message est clair : les travailleurs sociaux doivent se transformer en agents de délation. Il s’agit dans cette politique de non seulement stigmatiser voir criminaliser les personnes bénéficiaires de l’aide sociale de l’État, de les sortir de ces dispositifs mais aussi de criminaliser les travailleurs sociaux qui ne collaboreraient pas. Les personnes visées sont évidemment en premier lieu les sans-papiers, et plus généralement des migrants suivis de près par l’ensemble des personnes précaires dès leur plus jeune âge.

Le «délit de pauvreté» n’est pas nouveau et n’est pas non plus l’apanage de la droite puisqu’en 2001 une certaine Ségolène Royal alors déléguée à la famille affirmait «150.000 enfants placés sont retirés des familles en situation de précarité, il faut aider les parents fragiles à ne pas devenir maltraitants». Le matraquage de lois ou de projets de lois visant à utiliser le travail social au service de la politique de répression des sans-papiers et de stigmatisation des migrants s’accélère ces derniers temps. En septembre 2007 à l’occasion du projet de loi sur la maîtrise de l’immigration, de l’intégration et de l’asile un député UMP tente de remettre en cause l’accueil inconditionnel dans les structures d’hébergement d’urgence en proposant de subordonner cet accueil au fait d’être en situation régulière sur le territoire.

Les contestations de ces politiques sécuritaires, les résistances à l’instrumentalisation du travail social au service de la répression et du libéralisme se multiplient. Des collectifs se créent pour dénoncer les lois et autres rapports qui transforment les usagers en individus «menaçants» voir en délinquants. Des grèves s’organisent pour revendiquer «un autre travail social». Des travailleurs sociaux résistent aussi individuellement, comme à Belfort où une assistante sociale n’a rien concédé lorsque la Police l’a sommée de donner le lieu d’hébergement d’une femme sans-papiers qu’elle avait aidée. Si ces mouvements sociaux et ces résistances individuelles viennent alimenter la nécessaire lutte contre l’ensemble des politiques sécuritaires et libérales à l’œuvre aujourd’hui, il ne faut pas oublier de replacer le travail social dans le cadre de son exercice. Qu’il soit sous la tutelle directe des structures étatiques (DDASS, Conseil général, mairies…) ou exercé dans des associations financées par ces structures, le travail social s’inscrit dans des politiques sociales et donc est un instrument de l’État. Si l’État finance un travail d’aide, d’accompagnement, d’insertion auprès de certaines personnes ne nous leurrons pas sur la fonction de ce travail. Il ne s’agit pas, comme voudraient le croire certain-e-s, de venir en aide aux plus démunis de façon détachée de toute politique ou de toute idéologie mais bien de participer à garantir la paix sociale. Il ne s’agit pas de lutter contre les discriminations que subissent certain-e-s personnes mais bien d’assurer l’insertion des plus exclus dans une société inégalitaire, injuste et hiérarchisée.

Le travailleur social doit être neutre ? Quand certains travailleurs sociaux pouvaient encore se raconter qu’ils exerçaient leur travail en simple réponse aux besoins des usagers il n’en est rien aujourd’hui. La «sacro-sainte» neutralité, largement enseignée dans les formations de travailleurs sociaux et dans laquelle certains se vantent d’exercer, ne peut plus cacher leur participation active à un système qui court à la perte des plus précaires. Car s’il n’a jamais été possible d’être neutre dans le travail social, il n’est plus possible aujourd’hui de revendiquer qu’il faut l’être. La neutralité mène à la délation, à la criminalisation des personnes rencontrées et à la collaboration active avec les politiques racistes et libérales de l’État. Marquer sa solidarité avec les personnes accueillies, ne pas transmettre les papiers d’identité ou titres de séjour aux DDASS, omettre certaines informations sur les personnes, falsifier les évaluations… bref mentir à l’État dès que c’est nécessaire ; les marges de manœuvre sont faibles mais restent des actes de résistance individuelle et collective indispensables. Bien plus est à faire acte de résistance encore en analysant la posture même que l’on a en tant que travailleur social dans la relation avec les personnes rencontrées. Car si l’on se pense soi-même comme dépourvu de toutes «difficultés» «souffrances», «problèmes» dès que l’on passe la porte du travail ; si l’on pense nous-mêmes ne pas être inscrits dans les systèmes qui oppressent tant les personnes que nous rencontrons ; bref si l’on se croit «objectif», «neutre» dans la relation avec la personne accueillie, fort est à parier que l’on soit tout à fait satisfait de la part de pouvoir d’État que nous avons. Ce que nous trouvons ordinaire dans notre travail social quotidien, catégoriser, cataloguer, jargonner sur les personnes n’est autre que coller à ce que l’État attend de nous : décider de qui l’État «aide», pour qui l’État accepte de dépenser quelques maigres deniers. Ces catégories sont construites par l’État d’abord dans un souci d’économie puis dans une idée de contrôle. Demandons-nous donc si la posture qui consiste à définir une personne dans une classification de «pathologies sociales» n’est pas la même que celle qui va consister à la dénoncer auprès d’autres services de l’État, la police par exemple ? Ne s’est-on pas, dans les deux cas, arrogé un pouvoir, un droit sur l’autre sous couvert de savoir ce qui est mieux pour elle ou pour la société ? N’y a-t-il pas seulement un système de valeurs qui sépare les deux postures ? Pour être travailleuse sociale moi-même, il me semble que le seul travail social possible encore aujourd’hui, est celui qui va rompre avec cette pseudo-neutralité et faire apparaitre (auprès de nos collègues notamment) à quel point il est plus que jamais temps de détourner ce petit pouvoir d’État que nous avons.

Lénaïc
Infos & analyses libertaires no 73, septembre-octobre 2008
Bimestriel de la
Coordination des groupes anarchistes.

Publié dans Santé & Social

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article