Darien, Le Voleur ... et nous

Publié le par la Rédaction

Tiens ! j’y suis.

Sa femme vient m’ouvrir et m’introduit. Et, une minute après, Talmasco apparaît en personne. Je lui pose des questions catégoriques.

— Vous faites bien, me dit-il, de venir me trouver. Je ne dois pas vous cacher que l’Anarchie traverse une crise en ce moment ; mais cette crise, croyez-le, ne sera que passagère…

Talmasco, qui pourtant est un libertaire déterminé, a plutôt l’allure d’un bourgeois bien élevé ; son existence, paraît-il, est aussi des plus bourgeoises. Son geste hésitant, sans ampleur, lui donne l’aspect, quand il parle, d’un nageur inexpérimenté. Il a la voix de ces chantres d’une chapelle romaine qui n’entonnent leur premier cantique qu’après avoir fait trancher certaines difficultés d’organe par la main de praticiens spéciaux.

— L’Anarchie a eu le tort de mal comprendre jusqu’ici, continue-t-il, le grand principe de la fraternité. Avec la solidarité pour base, voyez-vous, l’Idée eût été invincible et nous n’aurions point assisté, ainsi que cela est arrivé trop souvent, à des spectacles plutôt regrettables. Je parle de la solidarité la plus large, non pas seulement entre nous, libertaires, mais entre nous et certains groupements socialistes que nos théories ont déjà séduits. Ah ! si nous avions pu nous entendre, tout ce que nous aurions pu faire dans les syndicats ouvriers !… C’est si beau, si grand, si puissant, la fraternité ! Ce sentiment-là… Mais on sonne ; permettez-moi d’aller ouvrir.

Talmasco descend. Tout à coup, j’entends un cri ; des cris ; un bruit de lutte dans le corridor. Qu’y a-t-il ?… Mme Talmasco et moi nous nous précipitons… Mais Talmasco remonte déjà l’escalier, le col arraché, la cravate pendante et le nez en sang. Il explique ce qui s’est passé. Des compagnons, qui lui en veulent sans qu’il sache trop pourquoi, sont venus le demander sous un prétexte et, brusquement sans éclaircissements préalables, lui ont sauté à la gorge. Il a pu s’en débarrasser et les mettre à la porte sans leur faire de mal.

— Des compagnons trop pressés et qui ne raisonnent pas, déclare Talmasco en épongeant son nez meurtri. Ils ont tort, mais que voulez-vous ? On ne peut pas leur garder rancune de leur impatience. S’ils ne souffraient pas autant, ils réfléchiraient un peu plus. D’ailleurs, ceci vient à point nommé à l’appui de ma thèse. Si ces compagnons avaient une notion suffisante de l’idée de fraternité, ils comprendraient qu’au lieu de perdre notre temps à nous quereller entre nous, nous aurions tout intérêt à nous unir et à chercher à grossir nos forces contre l’ennemi commun. La fraternité, malheureusement, est un sentiment assez complexe, malgré sa simplicité apprente…

On sonne encore. Cette fois, c’est Mme Talmasco qui va ouvrir.

— Peut-être aussi, continue Talmasco, n’avons-nous point mis, nous autres théoriciens, toute la patience désirable…

Mais, sitôt la porte ouverte, en bas, un vacarme terrible éclate. Une bordée d’injures atroces fracasse l’escalier. Ce sont les compagnes des compagnons qui viennent insulter Mme Talmasco, lui reprocher ceci, cela, et un tas d’et caetera. Le propriétaire n’a que le temps d’accourir et de pousser la porte sur le nez des furies, qui continuent à hurler dans la rue. Mme Talmasco remonte, tout en larmes.

— Bah ! ce n’est rien, dit Talmasco ; un simple malentendu. Les compagnons se figurent, parce que nous savons tenir à peu près une plume, que nous ne cherchons qu’à prendre de l’autorité sur eux. Ils ont raison de se montrer jaloux de leur indépendance, c’est certain. Cependant, ils devraient se rendre compte que nous sommes en pleine période de lutte, que le mouvement révolutionnaire ne demande qu’à prendre une extension énorme, et que l’union est éminemment nécessaire. Ah ! la fraternité ! c’est si beau ! C’est tellement sublime !… Ce doit être l’auréole des temps nouveaux…

La voix monotone, féminine, continue à chantonner, sans clef de la, scandée par les sanglots et les soupirs de Mme Talmasco, qui persiste à pleurer dans un coin. C’est assez pénible. Je me lève et Talmasco me dit, au moment où je le quitte.

— Le mot d’ordre de l’Anarchie doit être : Bonne volonté et Fraternité.

Oui, oui… certainement… évidemment… Mais, mais, mais…

Le Groupe libertaire de Ménilmontant vous invite à lire avec attention ce texte écrit par Georges Darien à la fin du XIXe siècle !
Un tel texte dénonce magistralement le plan sur lequel nous ne tenons en aucun cas d’envisager l’action.
[1967]

Publié dans Debordiana

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