Expulsion d'Israël (2)
Un policier me fait signe de prendre mes affaires et de le suivre. Il me conduit vers le fond du couloir, dans cette partie qui était jusque-là cachée à ma vue, celle des cellules de détention. Derrière les portes kaki, en effet, il y a des hommes et des femmes enfermés. Plusieurs cellules d’hommes, une de femmes, la dernière. Le policier actionne la serrure de la porte et me fait entrer. Deux châlits superposés de chaque côté de la pièce, au milieu, une table encombrée de gobelets et de restes de repas. Une seule chaise.
Sur les paillasses enveloppées de plastique kaki, trois femmes allongées. Les yeux de la première, qui se lève, frappent mon regard : son visage est bouffi de fatigue et de larmes. Elle est si jeune, si blonde. Elle sort. La porte est reverrouillée.
La seconde, en face, allongée sur le lit supérieur, se redresse et me sourit. Elle a un beau visage noir et clair. Je ne sais plus les mots qu’on échange, mais on se parle tout de suite.
La troisième ne sort pas de sa prostration. Je ne verrai même pas ses traits. Plus tard, j’apprendrai qu’elle attendait son expulsion d’un instant à l’autre…
Mais on vient me rechercher : Madame la Consul de France m’appelle à son tour (combien y a-t-il de Consuls de France dans ce pays ?) pour me faire part de son soutien dans cette épreuve : je suis maintenant au centre de rétention de l’aéroport, est-ce que les conditions ne sont pas trop précaires et inconfortables ?
Ses démarches auprès des autorités sont restées sans succès. Dans la période récente, il y a eu des refus de visa tous les jours. Depuis la mort de plusieurs Israéliens à Jérusalem-Ouest suite à l’attaque d’un Palestinien qui conduisait un bulldozer, la situation s’est beaucoup durcie. Même le Directeur d’un grand musée parisien a été refoulé !
Elle ajoute que dans un cas comme le mien, elle conseille d’avertir à l’avance le Consulat de sa venue et du but de son séjour, car cela facilite la tâche du Consulat auprès des autorités israéliennes en cas de difficultés dans la délivrance du visa.
Sans garantie de résultat positif, évidemment.
Je suis bien d’accord avec elle sur cette dernière phrase, car cela m’étonnerait que les activités syndicales déclarées avec des Palestiniens donnent droit facilement au feu vert des autorités israéliennes !
Notre conversation s’arrête là, et pour qu’une autre soit possible, il faudra que le Ministère de l’Intérieur l’autorise…
C’est à nouveau l’heure pour moi de rejoindre mes quartiers de nuit : on me ramène en cellule. Des sourires m’accueillent, et des mots de bienvenue. On échange nos prénoms. Pourquoi es-tu là ? Et toi ?
Je découvre l’intérieur du système carcéral pour étrangers indésirables. Histoires personnelles tant de fois entendues, lues, répétées, dans tous les pays d’Europe aujourd’hui. Et pourtant histoires uniques : Milana est étrangère, mais mariée à un ressortissant du pays avec qui elle a un enfant. Sortie seule pendant quelques semaines pour rendre visite à ses parents malades, elle se voit interdite de retour auprès de son conjoint et de son fils. Elle devra rester enfermée en cellule jusqu’à ce que la Cour de justice israélienne ait statué sur son sort. Cela peut prendre plusieurs mois. Mais c’est cela ou l’expulsion immédiate !
C’est une histoire à devenir folle : elle ne peut communiquer avec personne, recevoir aucune visite, jamais prendre l’air. L’avocat sollicité par son mari s’occupe de la défendre, mais uniquement depuis l’extérieur.
Nous parlons de son fils, qui attend son retour. Elle n’a pas pu lui parler. Il a été accidenté à la naissance, et doit encore subir des opérations. Elle ne sait pas si elle tiendra longtemps dans ces conditions…
Fleur, elle, était venue d’un autre continent il y a des années pour travailler et permettre à son grand fils de faire des études au pays. Elle était sans-papiers. La police est venue la cueillir directement pour l’expulser, mais cela fait maintenant des semaines qu’elle attend, démunie de tout, qu’on veuille bien la mettre dans l’avion du retour. Ce sera pour dimanche prochain, lui dit-on. Mais les dimanches passent, et rien ne vient. Elle attend toujours. Je lui demande ce qui va se passer pour elle à l’arrivée. Elle ne sait pas…
À mon tour, je raconte qui je suis et ce que je fais en France dans le RESF. Les aléas de la vie ont voulu que cette nuit, je partage le sort de celles qu’habituellement, je m’efforce de sortir de la situation où elles se trouvent ! Milana et Fleur auraient pu en effet être arrêtées en France pour défaut de papiers ou non-reconnaissance des droits qu’ouvrent le mariage ou la maternité. Elles pourraient être détenues dans une de ces prisons françaises pour étrangers qui ont nom Mesnils-Amelot, Geispolsheim ou Lyon Saint-Exupéry.
Et si elles n’avaient pas été là pour m’accueillir et me donner leur confiance, j’aurais passé une sale nuit de solitude et d’angoisse. Qu’elles soient remerciées d’avoir encore trouvé en elles cette faculté de se raconter, d’écouter, de me faire une petite place dans cet espace clos qu’elles seules humanisaient !
Un visage souriant apparaît derrière la vitre, c’est celui de l’un des hommes d’une cellule voisine qui fument dans le couloir. Ça les amuse beaucoup de venir regarder à l’intérieur de la cellule des femmes… Ils sont Thaïlandais, Chinois, Roumains, Africains…
Un policier vient ouvrir la porte pour me demander si je sais ce qui va se passer le lendemain… Non, on ne m’a rien dit de précis. Je serai mise dans l’avion de 6 heures pour Prague, direction Paris… Est-ce qu’il va m’accompagner lui-même ? Non, il voudrait bien, mais son rôle s’arrêtera à la porte de l’avion… Rendez-vous à 5 heures. Nous échangeons un sourire cordial et il reverrouille la porte.
Je tambourine un peu plus tard pour avoir quelque chose à mettre sur le plastique de ma paillasse et une serviette de toilette. Un jeune policier s’exécute. Mais la serviette est sale et le «drap» une housse en nylon de type hôpital, trop petite pour couvrir le matelas…
Ça ne fait rien, comme c’est justement l’extinction des lumières allumées toute la journée au-dessus des lits, je vais quand même prendre une douche pour profiter du confort de la civilisation (Milana me prête sa savonnette) et m’arranger un couchage évitant le contact avec les couvertures malodorantes…
Dans un savant jeu de permutation des lumières, douche et toilettes resteront allumés toute la nuit, pour que nos geôliers puissent voir à tout moment ce qui se passe dans nos lits…
Mes compagnes se sont enfermées en elles-mêmes comme les oiseaux qui se taisent lorsqu’on couvre leur cage. Elles ne diront plus un mot. Je me hisse sur mon châlit (comment vais-je faire pour en redescendre sans aide, avec une échelle aussi minuscule ?) et je rallume mon téléphone français, gardé secrètement. Comme il m’est précieux dans la solitude nocturne ! Grâce à lui, je vais pouvoir communiquer avec les amis de partout qui attendent des nouvelles et n’ont pas cessé de me soutenir. Les plus couche-tard me répondent. Avec Françoise s’engage une véritable conversation par SMS, c’est formidable, le lien avec le monde ne tient qu’à une légère vibration entre mes doigts et c’est comme si la prison s’ouvrait, comme si je faisais la nique aux puissants qui m’ont jetée là.
J’envoie aussi des messages aux amis enfermés de l’autre côté du Mur, qui veillent impuissants au fond de leur maison et ne peuvent me répondre… Je sais ce qu’ils ressentent, pour avoir déjà vécu auprès d’eux leur propre interdiction de quitter les Territoires, ou l’interdiction d’entrer d’autres amis français. Je sais la rage et la tristesse, qu’il leur faudra encore une fois surmonter.
Lorsque la nuit s’avance, je m’assoupis. À 3 heures, un homme de ronde entre et me fait signe de rester calme. Les heures s’égrennent dans le silence des avions qui vont et viennent. J’attends 4 heures 30 pour me lever et tenter une descente de mon perchoir sans dommages. Heureusement, Fleur veille, a vu et vient à mon secours !
Je lui demande un téléphone où la joindre plus tard et lui écris mes coordonnées. Avant de partir, je lui fais cadeau de mon dentifrice et d’une crème hydratante, pour qu’elle puisse prendre un peu soin de son si doux visage. Je lui dis tout le plaisir que j’ai eu à la connaître et que j’aurai à la savoir hors d’ici, près des siens. Je la questionne encore sur sa famille, un mari, une fille. Nous avons presque le même âge…
Comment fait-elle pour ne pas sombrer dans cet univers dépourvu de tout repère ? Elle est forte, Fleur, je le lui dis, il faut qu’elle le reste, pour elle et pour les autres.
Je réveille Milana pour la saluer et lui souhaiter que son cauchemar s’arrête enfin. Mais elle ne parvient pas à sortir de son engourdissement. Sans doute ne veut-elle pas revenir à l’insoutenable réalité des jours sans fin qui succèdent aux jours…
Je lui demande de trouver la force de continuer à se battre, de réfléchir à ce qui est le mieux pour elle (rester là ou demander à repartir), de ne pas attendre d’être trop démoralisée pour prendre une décision…
C’est pour moi l’heure de partir. Deux hommes et un enfant sont déjà dans le couloir, je reconnais le jeune aperçu la veille lorsqu’on lui faisait signer sa «demande» pour rentrer chez lui. Visage complètement fermé de la défaite.
L’autre est plus volubile, il vit en Finlande et était venu voir un ami. Il lance un Sabah Al Her à la cantonade. Quel plaisir d’entendre parler arabe !
Les deux policiers de service, avec douceur, nous emmènent récupérer nos bagages et nous font sortir du centre de rétention. On monte dans le fourgon qui nous conduit vers nos avions respectifs. Pas de sirène, pas de cris. Je serai la dernière «débarquée». Pendant que le premier policier est parti porter mes bagages dans la soute, je demande à celui qui me garde d’où il vient, s’il vit en Israel depuis longtemps et s’il pense que la vie est facile ici. Il est Éthiopien, ne peut en dire plus, mais non, la vie n’est pas facile…
Son collègue revient, il faut attendre avant de me faire embarquer. Lui, il est Druze…
Ils m’escortent jusqu’en haut de l’escalier d’accès à l’appareil. Mon passeport est remis au commandant de bord. Je serre la main de mes chaperons, en saluant la correction de leur attitude, et j’entre dans l’avion. Tous les passagers sont assis. Je cherche mon siège, ce sera au dernier rang. On me regarde traverser l’allée. En mon for intérieur, je me demande ce que ces gens-là peuvent bien penser d’une femme amenée par deux flics… Je ressens l’humiliation que peuvent vivre tous ceux qui sont embarqués de force dans des avions de ligne pour être expulsés, au milieu des touristes…
Pas de voisins immédiats, ma place est tout au fond, là où j’ai déjà remarqué lors de précédents voyages que les sièges sont toujours vides, et «réservés à la sécurité» comme disent les hôtesses lorsque quelqu’un veut s’y asseoir pour être tranquille.
Pendant le vol, j’écris. Je note tout ce qui me reste de l’expérience vécue. J’essaie de reconstituer fidèlement la chronologie des faits.
Je ne suis pas traitée différemment des autres passagers, mais peu avant l’atterrissage à Prague, une hôtesse vient me signifier que la police tchèque m’attendra peut-être à l’arrivée pour assurer mon transfert vers la France. Je sortirai donc la dernière et j’attendrai qu’on me dise ce que je dois faire…
Mais visiblement, mes expulseurs n’avaient que faire de cette précaution et n’ont pas cru bon de faire appel à leurs homologues pragois. Je sors libre !
Il m’en coûtera 8 euros pour boire le café du retour à ce curieux statut de citoyenne libre, mais interdite…
À Paris non plus, il n’y aura pas d’uniformes pour m’accueillir…
C’est fini, je n’ai plus qu’à retrouver mes amis et à chercher comment faire pour continuer.
L’un des derniers signes que j’ai pu lire sur une plaque métallique en quittant l’aéroport de Tel Aviv indiquait quelque chose comme LAO GAI.
Le nom des camps de concentration dans la Chine maoïste, pour rééduquer par le travail forcé les différentes catégories de «nuisibles».
Parmi les «nuisibles», il y a ceux à qui, comme à moi, Israël interdit l’entrée pour des raisons non-formulées.
Il y a aussi ceux à qui Israël, comme nombre d’États de par le monde, dont la France, impose la prison avant de les expulser parce qu’ils sont étrangers sans visa, sans titre de séjour, ou simplement jugés arbitrairement indésirables par des institutions qui bafouent les droits les plus élémentaires de la personne humaine. Fleur et Milana sont de ces «nuisibles» là !
Et enfin, il y a ces «nuisibles», les plus nombreux, qu’Israël confine dans une prison à ciel ouvert, dans des «camps» de plus en plus fermés, et qui sont traités comme des criminels : les Palestiniens, étrangers sur leur propre terre.
Ceux qui leur rendent visite ne doivent jamais oublier que la puissance occupante, qui se donne en toute impunité droit de vie et de mort sur ses «prisonniers», est seule à décider qui entre et qui n’entre pas sur «son» territoire.
Noëlle Ledeur
à partir des notes prises entre Tel Aviv et Paris le 10 juillet 2008.